Les sentiments ambigus des Pakistanais à l’égard de Malala Yousafzaï
De mémoire pakistanaise, jamais adolescente n’aura soulevé autant de passions. A l’âge de 16 ans, Malala Yousafzaï, jeune fille pachtoune de la vallée de Swat, suscite dans son pays un mélange de fierté et d’aversion, miroir assez fidèle des ambiguïtés d’une société à l’égard de la dérive islamiste dont elle est le théâtre. Lauréate du prix Sakharov du Parlement européen, jeudi 10 octobre, Malala Yousafzaï est devenue l’enjeu d’un débat qui la dépasse très largement et renvoie à la relation compliquée que le Pakistan entretient avec l’Occident.
Quand les talibans ont manqué de l’assassiner, le 9 octobre 2012, dans un bus scolaire de Mingora, le chef-lieu de Swat, région pré-himalayenne naguère paradis touristique, la colère a été générale à travers le pays. De Lahore à Peshawar en passant par Islamabad, les manifestations de soutien à la jeune fille grièvement blessée se sont multipliées. Déjà connue pour militer en faveur du droit à l’éducation des filles – elle avait tenu un blog en ourdou hébergé par le site de la BBC à l’époque où Swat était occupée par les talibans (2007-2009) –, Malala Yousafzaï devenait soudain une martyre.
L’émotion était si profonde que certains analystes s’étaient hasardés à anticiper un retournement radical de l’opinion publique – en général plutôt ambivalente – à l’égard du Tehrik-e-Taliban Pakistan (TTP), galaxie de groupes djihadistes pachtounes surtout implantés dans le nord-ouest du pays.
PERPLEXITÉ ET DOUTE
Mais cette unanimité dans l’indignation nationale a fini par se dissiper. A mesure que Malala était élevée au rang d’icône en Occident, célébrée par le show-business (Madonna, Angelina Jolie) ou par des poids lourds politiques (Hillary Clinton, Gordon Brown), une certaine perplexité a commencé à poindre au Pakistan. Et le doute s’est insinué. Les tenants de la théorie du complot – un sport national au Pakistan – sont alors passés à l’offensive.
Pourquoi l’Occident se prend-il de passion pour cette jeune Pakistanaise ? Et pourquoi Malala se tait-elle sur les enfants victimes des drones américains frappant chaque semaine les zones pachtounes frontalières de l’Afghanistan ? Il n’en fallait pas davantage pour que la jeune fille se fasse accuser d’être un « agent américain », manipulé pour servir les funestes desseins de l’Occident contre les musulmans en général et le Pakistan nucléaire en particulier.
Selon l’un de ces « complotistes » écrivant sur le site Internet islamiste Crescent International, l’attentat contre l’adolescente pourrait n’être qu’un coup monté par Washington pour forcer l’armée pakistanaise à intervenir au Nord-Waziristan, la zone tribale qui abrite les noyaux de talibans se projetant à partir de ce sanctuaire vers l’Afghanistan.
INFLUENCE MARGINALE DES LIBÉRAUX
Dans la même veine, Sami ul- Haq, le chef du parti Jamiat Ulema-e-Islami (JUI) dont les madrasas (écoles coraniques) font office de pépinières de combattants talibans, a estimé, mardi 8 octobre, que Malala Yousafzaï avait été « kidnappée par les forces anti-islam en Occident ». La salve d’attaques subie par la jeune Pachtoune ces derniers mois a incité les libéraux pakistanais – dont l’influence est marginale – à sortir de leur réserve et à contre-attaquer.
Dans les jours qui ont suivi l’émouvante intervention de Malala Yousafzaï à l’Assemblée des jeunes des Nations unies, le 12 juillet à New York, allocution qui avait relancé sa mise en cause au Pakistan, la romancière Bina Shah avait exprimé dans le quotidien Dawn son courroux face à tant d’acrimonie. De telles réactions, écrivait-elle, sont « la manifestation honteuse de la manière dont les Pakistanais tendent à se retourner contre les personnes dont ils devraient être fiers ».
La défense de Malala Yousafzaï peut aussi prendre un tour satirique. Se gaussant des théories du complot la dégradant en agent de la CIA, l’auteur et critique Nadeem Paracha a publié, jeudi, dans Dawn un article désopilant révélant – « après cinq mois d’investigation » – que Malala Yousafzaï était en fait une « Polonaise chrétienne installée par la CIA » dans la vallée de Swat et que son agresseur n’était autre qu’un Italien chargé de monter une fausse tentative d’assassinat avec force ketchup. Le but de l’opération étant évidemment de fournir à Washington l’argument idéal pour forcer l’armée à intervenir dans les sanctuaires extrémistes du Nord-Waziristan...
UN ENJEU POLITIQUE
Un an après l’attentat, Malala Yousafzaï divise donc son pays. Elle compte de nombreux partisans admiratifs, mais aussi légion d’adversaires qui, par nationalisme offensé plus que par sympathie pro-talibane, se crispent face à l’image négative – à leurs yeux – du Pakistan projetée sur la scène internationale par l’effervescence médiatique actuelle autour de la jeune fille. A cette fracture de l’opinion pakistanaise s’ajoute une conjoncture politique très particulière qui conditionne la perception de Malala Yousafzaï par ses compatriotes.
Le premier ministre, Nawaz Sharif, élu en mai, s’efforce de nouer le dialogue avec les talibans du TTP afin de mettre un terme au cycle infernal attentats-répression qui ensanglante le nord-ouest du pays. La tentative s’est avérée pour l’instant peu fructueuse. L’armée, c’est un secret de Polichinelle, n’apprécie guère cette branche d’olivier tendue par le gouvernement. Dans pareil contexte, Malala Yousafzaï, symbole de la brutalité des talibans, devient forcément un enjeu.
Le quotidien The Nation, proche des services secrets de l’armée et d’ordinaire fulminant de rhétorique nationaliste antiaméricaine, a consacré, jeudi, un éditorial très élogieux à l’adolescente, promue combattante des « idéaux universels d’humanité ».
Frédéric Bobin (New Delhi, correspondant régional)
* LE MONDE | 12.10.2013 à 11h51 • Mis à jour le 12.10.2013 à 11h54.
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Malala interpelle Obama sur l’utilisation de drones
La jeune Pakistanaise Malala Yousafzaï, qui a survécu à une tentative d’assassinat des talibans il y a un an, a exprimé au président américain son inquiétude au sujet des attaques de drones dans son pays, dans un communiqué reçu samedi.
« J’ai (...) exprimé mes inquiétudes au sujet des attaques de drones qui alimentent le terrorisme », a déclaré la jeune Malala, âgée de 16 ans, à l’issue d’une rencontre vendredi à la Maison Blanche avec Barack Obama et sa femme Michelle. Washington utilise des drones contre les militants islamistes du nord-ouest du Pakistan, arguant que les talibans et Al-Qaida constituent un danger pour l’Afghanistan et l’Occident.
« Des victimes innocentes sont tuées par ces actions, qui nourrissent le ressentiment au sein du peuple pakistanais », a souligné la jeune Pakistanaise, récipiendaire jeudi du prix Sakharov du Parlement européen. « Si nous concentrons nos efforts sur l’éducation, cela aura un grand impact », a-t-elle conclu, en invitant les Etats-Unis à développer une « plus grande coopération » avec le gouvernement pakistanais de Nawaz Sharif.
Malala œuvre de manière « impressionnante et inspirée » pour le compte des jeunes filles au Pakistan, avait souligné le couple présidentiel dans un communiqué à l’issue de leur rencontre.
* Le Monde.fr avec AFP | 12.10.2013 à 21h12.