Le 14 janvier 2011, la révolution tunisienne a surpris le monde entier en renversant la brutale dictature de Ben Ali, encensée par le FMI. Depuis lors, les islamistes, qui avaient obtenu, en octobre 2011, 37% des suffrages à la Constituante, se sont effondrés dans les sondages au profit des libéraux de Nidaa Tounes, qui développent pourtant la même politique économique. Pour défendre à la fois les objectifs démocratiques et sociaux de la révolution, la gauche rassemblée au sein du Front populaire, doit garder son indépendance en continuant à promouvoir une troisième voie.
Les assassinats de deux dirigeants du Front populaire, Chokri Belaïd, du Parti des patriotes démocrates unifié (Watad unifié), le 6 février dernier, et de Mohamed Brahmi, dirigeant du Courant populaire, le 25 juillet, de même que le meurtre, quelques jours plus tard, de 8 soldats par des unités « djihadistes » près de la frontière algérienne, ont achevé de ruiner la popularité des islamistes d’Ennahdha au pouvoir. Ils ont suscité un mouvement de masse pour la démission du gouvernement et la dissolution de l’Assemblée nationale constituante (ANC), aux travaux de laquelle une soixantaine d’élu-e-s ont gelé leur participation.
Quelle unité avec les libéraux ?
Ce mouvement a été initié par le Front populaire, rejoint par les libéraux de Nidaa Tounes, composante principale de l’Union pour la Tunisie (UPT), et premier rival d’Ennahdha dans les sondages. Une telle unité d’action avec l’UPT se fondait sur la défense des libertés démocratiques contre un gouvernement qui fait durer le processus constituant afin de placer ses hommes aux principaux postes de commande, menace les droits des femmes, des travailleurs, des artistes, et ferme les yeux sur la violence des groupes salafistes, s’il ne l’encourage pas.
Mais fallait-il pour autant constituer un Front du salut avec les libéraux, dont une partie des leaders sont des rallié-e-s de l’ancien régime ? Cette association ne risque-t-elle pas de se traduire par une mise en sourdine des objectifs sociaux de la révolution ? Ne peut-elle pas aussi redonner une crédibilité à la démagogie de l’islam politique réactionnaire ? Rien ne serait plus dangereux pour l’avenir du peuple tunisien.
Défendre l’indépendance de classe
Si le gouvernement de la Troïka (Ennahdha et ses satellites) démissionne, comme l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) et le patronat le réclament, pour laisser la main à un « gouvernement de compétences », le pouvoir exécutif sera de facto dirigé par les libéraux. Ceux-ci se poseront en représentants « responsables » du Front du salut, tandis que les islamistes pourront organiser un contre-feu à partir de l’ANC, où ils sont majoritaires, puisque le Front du salut a renoncé à revendiquer la dissolution de cette instance.
Il appartiendra dès lors au nouveau « gouvernement technique » d’accepter le prochain programme d’ajustement structurel du FMI, qui prépare de nouvelles attaques sociales destructrices. Ennahdha aura en revanche la possibilité de s’en laver les mains, voire même se prévaloir d’une posture sociale... Et que pourra faire le Front populaire s’il accepte de mettre la main, même partiellement, à un tel processus ? Raison de plus pour ne pas placer la gauche à la remorque du futur gouvernement, dont elle doit au contraire se préparer à combattre la politique néolibérale, et sans doute autoritaire, en exigeant la pleine réalisation des objectifs démocratiques et sociaux de la révolution, dont le moratoire du service de la dette extérieure.
Jean Batou
Congrès de la LGO (25-27 septembre 2013)
Du 25 au 27 septembre, la Ligue de la gauche ouvrière (LGO) a tenu son Congrès constitutif à Tunis. Plus petite que les deux principales organisations de la gauche anticapitaliste du pays, le Parti des travailleurs tunisiens (ex-PCOT) et le Parti des patriotes démocrates unifié (Watad unifié), elle appartient aussi au Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution, constitué il y a près d’un an. Proche de la Quatrième Internationale, elle a décidé de demander à en devenir membre à part entière.
En dépit de sa taille modeste, la LGO dispose de militant-e-s qui ont joué un rôle important dans la clandestinité, pendant la dictature policière de Ben Ali, et au cours des presque trois premières années de la révolution. Certains de ses membres sont très connus dans le pays, comme Ahlem Belhadj, présidente de l’Association tunisienne des femmes démocrates (ATFD), Fathi Chamkhi, porte-parole de RAID Attac/CADTM, ou Nizar Amami, responsable syndical UGTT. Les principaux dirigeant-e-s de la gauche ont d’ailleurs pris la parole lors de la cérémonie d’ouverture du Congrès à laquelle assistait un représentant de la direction nationale de l’UGTT.
Nous étions trois militants de solidaritéS à assister aux travaux de nos camarades tunisiens. Nous avons apprécié la qualité de leurs débats, leur respect des positions contradictoires et leur fonctionnement démocratique. Outre la mise en chantier d’un programme politique et la résolution de problèmes organisationnels, ce Congrès a pris la décision de quitter le Front du salut, pour renforcer la construction du Front populaire comme alternative de classe, tant aux libéraux qu’aux islamistes.
Il est en effet vital que la gauche refuse de dissocier les objectifs démocratiques des objectifs sociaux de la révolution si elle entend gagner des secteurs croissants de la population à son programme. Rien ne serait pire pour elle en effet que de soutenir la poursuite du démantèlement social, avec les éléments libéraux majoritaires du Front du salut, au nom du « péril principal » des islamistes. La LGO défendra cette position au sein du Front populaire pour tenter d’en convaincre ses alliés.
J. B.