La Grèce est le seul pays d’Europe (avec sans doute la Hongrie et le mouvement Jobbik, dont il faudrait une étude spécifique) où s’est constitué un mouvement à proprement parler fasciste disposant d’une influence de masse. Il est donc obligatoire de s’interroger sur les raisons pour lesquelles le gouvernement de la Nouvelle Démocratie (droite traditionnelle) et du PASOK (le PS grec) a, aussi spectaculairement que subitement, engagé un processus de répression d’Etat – de toute évidence non anodin – contre cette formation.
Dans des propos repris le 30 septembre par plusieurs médias français, Stathis Kouvelakis (membre de Syriza et de sa Plateforme de gauche) indique que « le gouvernement a été soumis à trois pressions. Il y a d’abord eu cette pression populaire qui s’est exprimée par d’importantes manifestations au lendemain du meurtre de Pavlos Fyssas. Ensuite, il y a eu à l’évidence des pressions des dirigeants européens qui ne pouvaient plus tolérer cette situation. Enfin, la situation politique devenait de plus en plus incontrôlable. »
Andreas Sartzekis (membre de l’OKDE-Spartakos, composante d’Antarsya) livre une analyse similaire dans son article mis en ligne le 1er octobre sur le site du NPA. Il apporte un élément d’importance en signalant que « s’il est établi que les ‘‘hordes d’horreur’’ sont financées par des industriels et armateurs, et depuis longtemps pour certains, la déclaration du dirigeant du patronat grec après le meurtre de Fyssas a sonné comme un ordre au gouvernement : mettre sur le même plan Chryssi Avgi [Aube dorée] et Syriza est non seulement inacceptable, mais c’est anti-démocratique. En dehors du fait qu’il y a eu voilà plusieurs mois une rencontre entre lui et Alexis Tsipras, dirigeant de Syriza, il semble bien que la direction du patronat grec refuse à cette étape le développement d’une véritable mafia agissant pour elle-même et pour une partie seulement du grand patronat. » [1]
Autrement dit, on n’est pas en présence, ou pas seulement ni principalement, d’un « coup médiatique » ou « coup politique » comme L’Humanité le suggère dans un article mis en ligne le 28 septembre [2], mais bien d’une décision politique, mûrie et rationnelle, émanant des représentants majoritaires de la grande bourgeoisie ; grecque, mais aussi européenne et internationale.
Cet article de L’Humanité commente d’ailleurs, de façon plus pertinente : « Pourquoi ce vaste coup de filet ? Il survient d’abord alors que la Grèce en crise poursuit ses négociations avec ses bailleurs de fonds (UE, BCE, FMI). Le pays s’apprête ensuite à prendre la présidence tournante de l’Union Européenne. Sur la scène intérieure, le gouvernement était discrédité et la contestation sociale semblait resurgir alors que, depuis des mois, les opposants aux politiques menées peinaient à mobiliser. Enfin, le pays devra fort probablement recourir à un nouveau prêt pour faire face à ses dépenses courantes, conditionné à de nouvelles mesures d’austérité résumées dans un énième mémorandum (…) La troïka et le gouvernement sont actuellement en pleines discussions. »
La presse grecque signale que, depuis New York où il se trouvait pour des entretiens au siège du FMI, Samaras (le premier ministre) a annoncé le 30 septembre qu’il était décidé à « éradiquer complètement » Aube dorée. Une dépêche Reuters du même jour (à 13h37) précise qu’il a tenu ces propos « à sa sortie de la réunion, au cours de laquelle il a tenu informés des représentants de l’Union européenne et du Fonds monétaire international (FMI), les principaux créanciers du pays, de la situation après le coup de filet. » Selon le quotidien d’Athènes Ta Nea, « le premier ministre grec a voulu adresser un message clair à la communauté internationale mais aussi à l’intérieur de la Grèce que le gouvernement grec est déterminé à sauvegarder la légalité et la stabilité politique du pays » [3].
Il y a donc eu d’un côté la pression de l’indignation populaire, des manifestations ayant suivi l’assassinat de Pavlos Fyssas, tout comme des grèves qui par ailleurs reprennent, mais de l’autre côté aussi celle des centres dirigeants du capitalisme et de l’impérialisme en Europe et dans le monde. Qui ne compte pas pour rien.
A ce sujet, il faut se remettre en mémoire le rapport sur la Grèce, en date de février 2013 [4], du commissaire aux droits de l’Homme du Conseil de l’Europe [5], Nils Muižnieksn. Ce texte – endossé par l’institution et donc par ses principaux donneurs d’ordre, les gouvernements des grands pays de l’Union européenne – exigeait des autorités grecques qu’elles prennent des mesures contre Aube dorée (dans des interviews, Muižnieksn préconisait à titre personnel l’interdiction), et leur enjoignait dans le même temps de faire le ménage dans leurs corps répressifs (police, armée, services spéciaux) fortement contaminés ; ce qui semblerait également avoir été initié, et constituerait donc l’autre face de la réaction en cours du gouvernement Samaras-Venizélos.
Quoique ce soit plus anecdotique, on ne peut pas non plus ne pas prendre en compte la « fureur » qui, selon de nombreuses sources, a saisi Barroso et les autres dirigeants de l’UE lorsqu’ils ont appris, il y a quelques jours, que la justice grecque avait ordonné la remise en liberté de trois des députés néonazis inculpés (en revanche le président, le secrétaire général et le porte-parole d’Aube dorée restent avec d’autres en prison ; il semblerait – en tout cas certains l’affirment – que d’un point de vue strictement judiciaire et légal bourgeois, les chefs d’inculpation contre les députés remis en liberté soient moins solides).
Quelques conclusions
Qu’est-ce que ces faits signifient, quelles conclusions en tirer ? Bien sûr pas (dans l’atmosphère de certains débats, mieux vaut l’écrire même si c’est une évidence) que l’on pourrait se reposer sur les dirigeants bourgeois, grecs et européens, pour contrer efficacement et durablement le fascisme. En revanche, cela nous dit un certain nombre de choses de la politique suivie aujourd’hui par la classe dominante.
« Les « Fronts populaires » d’une part, le fascisme de l’autre, sont les dernières ressources politiques de l’impérialisme dans la lutte contre la révolution prolétarienne » écrivait Trotsky en 1938. On conviendra sans doute que la bourgeoisie n’est pas confrontée à court ou moyen terme à la menace d’une révolution prolétarienne (socialiste). Dans cette situation, elle n’a pas intérêt à mettre en selle des mouvements fascistes, encore moins à les appeler au pouvoir [6]. Même pas – et c’est l’élément relativement « nouveau » qui est maintenant à prendre en considération – dans un pays tel que la Grèce, le seul d’Europe où la crise économique a pris des dimensions comparables à l’effondrement des années 1930.
On sait que des secteurs patronaux ont financé Aube dorée et on a vu les gouvernements aux ordres de la troïka utiliser les néonazis pour intimider et réprimer la gauche et les secteurs en lutte. Mais quand le diable a voulu sortir complètement de sa boîte, en échappant à tout contrôle au point de mettre en cause la stabilité politique et institutionnelle, la bourgeoisie s’est employée à l’y faire rentrer… de force.
Car le fascisme, dont une caractéristique centrale est l’organisation et la mobilisation des secteurs petits-bourgeois et déclassés, tant contre la classe ouvrière que contre les formes démocratiques de l’Etat bourgeois, a un caractère d’exceptionnalité. Il marque une rupture profonde, radicale, qualitative par rapport aux formes « normales » de la domination bourgeoise [7].
Il n’y a pas en Europe – même pas en Grèce, et évidemment pas en France – un mouvement général à droite ou vers la droite dans le cadre duquel le fascisme (ou même l’extrême droite populiste) serait « le secteur le plus conséquent » de l’offensive bourgeoise contre les classes populaires. La bourgeoisie, l’impérialisme ont eux aussi été instruits par l’Histoire : ils savent qu’une fois que ce type de mouvement s’installe, il devient extrêmement compliqué de s’en débarrasser pour, une fois la classe ouvrière et ses organisations défaites, revenir à des modes de domination plus traditionnels, moins dangereux et moins coûteux. Le fascisme, que certains de leurs pairs avaient cru bon d’appeler au pouvoir dans les années 1920 et 1930, leur a coûté rien moins qu’une guerre mondiale.
A ces facteurs généraux s’ajoute un autre, plus actuel : toutes les classes dominantes de l’Union européenne et de la zone euro défendent aujourd’hui l’Union européenne et la zone euro. Pas un patron de grande entreprise multinationale, pas un seul banquier de quelque envergure, qu’il soit grec, français ou autre, n’est pour la rupture avec l’UE et l’euro – objectif plus ou moins commun aux extrêmes droites européennes (et très clairement et agressivement affirmé par Aube dorée).
Nous ne sommes pas dans les années 1930, le Reichstag n’est pas en train ni sur le point de flamber. Ne nous trompons pas d’époque, et ne nous épargnons pas la tâche d’analyser concrètement les situations concrètes. C’est ce que viennent, notamment, nous rappeler ces événements récents en Grèce.
Jean-Philippe Divès, 5 octobre 2013