Inprecor : Tu viens de publier deux livres sur l’expérience chilienne des années 1970-1973. C’est probablement la dernière grande expérience d’une tentative de réforme du capitalisme, dont on connaît le terrible résultat. Dans le cours de cette expérience, on a assisté non seulement à une politique gouvernementale mais également à une mobilisation populaire. Est-ce que tu peux présenter en quoi consistait cette expérience populaire ?
Franck Gaudichaud : L’intérêt de revenir sur cette période, c’est de voir comment — comme dans toutes les grandes séquences de montées révolutionnaires — il y a eu un phénomène de débordement des grands partis, des centrales syndicales, des directions politiques. Dans le cadre spécifique de ce que la gauche parlementaire chilienne a appelé « la voie institutionnelle au socialisme », il y a eu un débordement du cadre légal et politique. Le pari d’Allende et de la coalition qui a remporté les élections en 1970 était justement la possibilité — en pleine guerre froide — d’une transition pacifique ou « légale » au socialisme, se démarquant aussi bien de l’URSS que de la lutte armée (comme à Cuba). Une transition envisagée comme graduelle, par étapes, respectant la Constitution de 1925 et l’État en place, État censé être assez « flexible » pour intégrer des réformes radicales. Il pariait aussi que les forces armées étaient « constitutionnalistes », qu’elles respecteraient le suffrage universel et le résultat électoral. Ces paris stratégiques de la « voie chilienne » sont alors dénoncés par la gauche révolutionnaire de l’époque, le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR) notamment, comme « réformistes bourgeois ». Et c’est précisément le cadre institutionnel (et alors que la coalition de l’Unité populaire reste minoritaire au Parlement) qui va être progressivement dépassé par la dynamique de la lutte des classes, par le mouvement ouvrier, même si ce mouvement ouvrier reste très largement encadré par les deux grands partis gouvernementaux — le Parti communiste (PCC) et le Parti socialiste (PSC) (auquel il faut ajouter la Démocratie-chrétienne qui possède un vrai ancrage syndical). Il y avait donc une dynamique contradictoire, dialectique, entre le gouvernement et sa base sociale mobilisée, entre les grands partis de la gauche parlementaire et leurs militants ; des directions politiques et syndicales qui à partir de 1972 sont peu à peu dépassées par la dynamique des luttes sociales et par des formes d’auto-organisation — encore embryonnaires — dans les quartiers pauvres (poblaciones), dans les entreprises, nommées « pouvoir populaire ».
Inprecor : Qu’est-ce qui fait qu’à un moment donné les travailleurs, la population en général, se mobilise et commence à réaliser les choses par elle-même ? Comment arrive-t-on là ?
Franck Gaudichaud : Ce qu’il faut rappeler, c’est que l’arrivée de l’Unité populaire au gouvernement ne se fait pas dans le cadre d’une « élection à froid », mais que cette victoire électorale est le produit d’une montée en puissance des mobilisations sociales depuis le milieu des années 1960. L’élection même d’Allende à la présidence de la République se fait dans le cadre des mobilisations collectives. Par exemple, celles des Comités de l’Unité populaire (CUP), qui étaient sensés se transformer ensuite en quelque chose de plus que des comités électoraux. 14.000 comités ont été créés, mobilisant des dizaines de milliers de militants. L’arrivée d’Allende à la présidence en 1970, ce n’est pas la fin des luttes, c’est l’extension des luttes. Les travailleurs utilisent l’élection d’Allende non pas en attendant ce qu’il va faire, mais en accélérant leurs mobilisations, particulièrement par les grèves et occupations d’usines. On voit par exemple l’augmentation du nombre des grèves « illégales », qui va encore s’accélérer en 1971-1972, au fur et à mesure que la bourgeoisie et les grands partis de droite comprennent que c’est aussi au niveau économique, sur le terrain de la lutte des classes, qu’ils doivent combattre le mouvement qui accompagne Allende. En face, la réponse n’est pas de s’en remettre uniquement au président — même si sa figure reste tutélaire pour de grandes majorités ouvrières jusqu’au bout. Les ouvriers et syndicalistes pensent qu’il faut défendre le gouvernement, mais surtout le processus de transformation, avec les outils dont les travailleurs disposent : occupation des usines, manifestation de rue, autodéfense des quartiers, etc.
Un des grands projets du gouvernement d’Allende, c’était la constitution de « l’aire de propriété sociale », formée des entreprises nationalisées. Il y a eu nationalisation — et expropriation sans indemnités — des immenses mines de cuivre, alors aux mains de grandes multinationales et de l’impérialisme, nationalisation des grands monopoles industriels — 91 —, du système bancaire… Mais de nombreux salariés n’étaient pas inclus dans cette « aire sociale » qui prévoyait également un système de cogestion et de participation original. Ces derniers ont alors dit : « nous aussi, nous voulons intégrer ce secteur nationalisé, on veut avoir le droit de participer, de profiter de meilleurs salaires, ne plus dépendre du patron, etc. » et donc, au nom des premières mesures prises par le gouvernement, ils se mettent à dépasser le cadre restreint, légal, des réformes proposées par l’unité populaire, à occuper leurs entreprises pour imposer leur nationalisation…
Inprecor : Est-ce que ce phénomène du « pouvoir populaire » commence dans le secteur qui n’a pas été nationalisé ?
Franck Gaudichaud : En fait, il s’agit d’une dynamique combinée. Les grands bastions ouvriers (manufacturiers par exemple), intégrés dans le secteur nationalisé, commencent peu à peu à critiquer les limites du système de cogestion proposé par le gouvernement et la principale centrale syndicale, la Centrale unique des travailleurs (CUT) : l’État y nommait un administrateur et il y avait un système de cogestion avec des représentants des travailleurs et de « comités de production ». Dans certaines de ces entreprises, où il y avait une forte présence de l’aile gauche de l’unité populaire, du PS [1] en particulier, ou du MIR, les syndicalistes ont commencé à questionner et à approfondir le système de cogestion. En même temps, dans les entreprises qui n’ont pas été nationalisées, la demande d’intégration devient de plus en plus forte. Elle se fait par pression sur le gouvernement — les manifestations, les barricades dans les grandes artères périphériques de Santiago — ou, très souvent, par des occupations d’usines dénonçant les abus patronaux. Ces « tomas » se font aussi, de plus en plus, en réaction aux attaques de la bourgeoisie et de l’extrême droite. Le moment du saut qualitatif, c’est octobre 1972. Dans le superbe film documentaire La Bataille du Chili, Patricio Guzmán a intitulé ce moment « L’insurrection de la bourgeoisie » — c’est une bonne image : il y a alors lockout patronal à une échelle de masse, blocage du pays par le syndicat des camionneurs (financé directement par la CIA) et appuyé par les professions libérales. Les limites et faiblesses du légalisme entêté d’Allende se font jour plus clairement pour nombre de militants ; le gouvernement semble paralysé — il commence alors à appeler les militaires pour maintenir « l’ordre » et essayer de dénouer le problème. La réponse des travailleurs est d’occuper beaucoup plus d’entreprises — dans certaines les travailleurs initient des formes partielles et transitoires de contrôle ouvrier — et d’aider au ravitaillement des quartiers alentours, de créer des formes de transport collectif alternatif, etc. C’est là que surgissent ce qu’on a appelé les « cordones industriales » (cordons industriels), des coordinations horizontales, territoriales, essentiellement situées dans les grandes artères périphériques de Santiago mais que l’on retrouve aussi (bien que de manière moindre) de Arica au nord (dans le secteur de l’électronique) jusqu’en Patagonie (Punta Arenas) en passant par des villes comme Concepción ou Valparaiso. Donc dans tout le pays, c’est le même phénomène d’auto-organisation et de coordination territoriale qui surgit d’en bas, grâce au travail de syndicalistes et militants.
Inprecor : Comment fonctionnait un tel « cordon industriel » ?
Franck Gaudichaud : Il y a eu plusieurs dizaines de ces coordinations à Santiago. Il y a une discussion historiographique sur les chiffres, mais ce sont plusieurs dizaines de milliers de salariés qui étaient concernés (environ 100.000 sur le plan national). J’ai travaillé durant plusieurs années à Santiago sur la presse, en faisant des dizaines d’interviews, mais il reste difficile d’établir le nombre exact de ces structures, car certaines sont très actives et d’autres n’existent que « sur le papier », dans la propagande de la gauche. C’était un phénomène néanmoins important, même s’il restait minoritaire, mais il concernait des secteurs clés de l’économie et des franges très actives du champ syndical et politique.
Le plus puissant de ces cordons industriels était celui de Cerillos-Maipú, dans la commune la plus industrialisée de Santiago (avec 250 entreprises et des milliers de travailleurs). Son organisation territoriale linéaire est très claire, car les entreprises ont été construites le long des axes routiers et des voies de chemin de fer. Comme je l’explique dans mon livre, il existe ainsi un « cordon en soi », existant objectivement dans la géographie de la ville, qui va donner un « cordon pour soi », une organisation mobilisée, issue de l’auto-organisation de la classe ouvrière. À Maipú, un grand nombre d’entreprises moyennes, qui n’étaient pas intégrées dans l’aire de la propriété sociale, étaient des bastions syndicaux du MIR et de l’aille gauche du PS (très dynamique). Dès juin 1972, donc avant la grande crise d’octobre, ce cordon industriel commence à s’organiser. Cela indique que cette forme d’organisation était latente au sein de la classe ouvrière et cela explique comment lors de la crise d’octobre ces organisations se multiplient.
Ces cordons naissent, en général, de l’initiative de militants de gauche et de syndicalistes. Dans les entreprises les plus mobilisées, ils sont le fruit de véritables assemblées ouvrières, qui élisent un ou deux délégués à l’assemblée du cordon industriel. L’enquête que j’ai réalisée sur le terrain indique cependant qu’il faut relativiser l’image du « soviet à la chilienne », car il ne s’agit qu’un début embryonnaire de formes de double pouvoir (au sens de Lénine ou du marxiste bolivien Zavaleta Mercado) — ce qui explique aussi en partie la rapidité du coup d’État. Les cordons ont souvent du mal à dépasser le stade défensif et transitoire, du fait des orientations politiques majoritaires de la gauche, de conflits inter-partisans au sein des entreprises et des problèmes de coordination communale et nationale. Ces assemblées sont ouvertes à toutes et tous, mais en général ce sont essentiellement les militants des partis et les dirigeants syndicalistes de gauche qui y viennent et les animent.
Inprecor : Ces assemblées étaient-elles une forme de dépassement ou de développement des comités d’unité populaire ou fut-ce quelque chose de différent ?
Franck Gaudichaud : C’était quelque chose de bien différent car les comités d’unité populaire sont rentrés en récession dès 1971, faute d’orientation politique de la part de la direction de l’Unité populaire. Les cordons étaient donc vraiment ancrés dans la classe ouvrière industrielle, ils réclamaient le contrôle ouvrier, l’accélération des réformes, tout en défendant le gouvernement face à la bourgeoisie. Ils sont entrés en contradiction avec la CUT, qui avait une faible organisation territoriale. Les cordons ont donc suppléé ce déficit d’organisation.
Inprecor : Comment fonctionnait l’assemblée des travailleurs dans une usine ? Était-ce une assemblée générale de tous les travailleurs ou bien seulement une partie d’entre eux y participaient ?
Franck Gaudichaud : C’est aussi une limite, c’est une histoire souvent différenciée, usine par usine. Une étude monographique a été faite sur la grande l’usine textile Yarur par l’historien Peter Winn [2]. Yarur, un bastion de la classe ouvrière, où le niveau d’organisation était tel que ce sont de véritables assemblées de tous les travailleurs qui surgissent, discutant de politique, de l’orientation de la production dans l’usine, mais aussi de la lutte des classes au niveau national, de la participation au cordon, des limites de la gauche gouvernementale ou de la voie institutionnelle allendiste… Dans d’autres usines, c’était plus limité et les AG ne regroupaient que les travailleurs les plus organisés et les plus conscients, souvent celles et ceux appartenant à l’aile gauche du PS. Selon la géographie politique dans l’usine, il n’y avait pas la même dynamique. Par exemple, une étude réalisée à chaud auprès de plus de 30 entreprises confirme que là où la démocratie chrétienne ou le PCC dominaient, le niveau de participation était beaucoup plus faible, c’était la bureaucratie syndicale qui donnait la ligne et la construction des Cordons n’était pas prioritaire [3]. On voit là le rôle fondamental joué par le PCC dans la période pour canaliser, « modérer » mais aussi pour freiner ce type d’initiatives « par en bas » qui dépassaient le cadre de la CUT et les orientations étapistes du gouvernement. Le PCC a tout d’abord condamné fermement les cordons industriels envisagés comme une division des travailleurs, une initiative « gauchiste » et « aventuriste », alors que ce sont pourtant les cordons industriels qui en octobre 1972, puis en juin 1973, dans les grands moments de crise, qui ont permis à Allende de rester président. C’est là qu’apparaît clairement le rôle de tout un secteur de l’unité populaire, en particulier du Parti communiste du fait de son implantation syndicale, pour freiner les initiatives d’auto-organisation et ce que je nomme « pouvoir populaire constituant », car cela remettait en cause les négociations en cours avec la Démocratie-chrétienne au Parlement. Au contraire, l’aile gauche du PS, les chrétiens révolutionnaires, le MIR appelaient à « avancer sans transiger » et « créer, créer, le pouvoir populaire », sans d’ailleurs que cela soit toujours suivi par des actions concrètes. Entre propagande et action, il y avait aussi parfois de nombreux écarts !
Inprecor : Quel était en 1970-1973 le taux de syndicalisation ? Et l’influence des partis politiques ?
Franck Gaudichaud : Le taux de syndicalisation était très différencié selon les secteurs. Dans le secteur public, la syndicalisation était quasiment obligatoire, donc le taux de syndicalisation atteignait plus de 85 % ! Dans le secteur privé, la syndicalisation était importante — de l’ordre de 20 % — selon les secteurs. La Centrale unique des travailleurs (CUT) était hégémonique et fondamentale pour les mobilisations, mais elle ne représentait pas tout le mouvement syndical, car dans les petites et moyennes entreprises, il y avait de nombreux syndicats non affiliés à la CUT, du fait du code du travail. La CUT réunissait tout de même environ 700.000 salariés en 1970 (sur une population de 9 millions d’habitants). Au sein de la centrale, il y avait trois courant politiques principaux : le PC — très fort, très structuré et discipliné, fortement marqué par le stalinisme (il avait plus de 250.000 membres) qui était le principal appui d’Allende ; le PS, beaucoup plus divisé, avec une forte aile gauche capable même d’appeler à la grève générale insurrectionnelle, plus interclassiste (environs 180.000 membres) et il ne faut pas oublier la Démocratie chrétienne, qui était la deuxième force syndicale. L’extrême gauche, c’était alors surtout le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR), très jeune (formé en 1965), marqué par la théorie de la « guerre populaire prolongé » et devant faire face à l’hégémonie des grands partis ouvriers, s’insérant dans les secteurs plus marginalisés de la classe ouvrière, moins contrôlés — voire abandonnés — par la CUT, avec environ 10.000 à 15.000 militant et militantes très actifs et un cercle de sympathisants plus large. Il existait par ailleurs d’autres petites organisations comme le PSR (Parti socialiste révolutionnaire) ou la Ligue communiste qui se reconnaissent alors dans la IVe Internationale. Plus les limites du projet d’Allende apparaissaient et les possibilités d’une transition légaliste entraient en crise, et plus l’influence du MIR dirigé par Miguel Enriquez s’est développée, en particulier au sein de la gauche de l’Unité populaire. La politique du MIR oscillait alors entre une critique du « réformisme et du légalisme bourgeois » d’Allende et des tentatives d’alliance avec l’aile gauche du PS. Le MIR a même fournit un temps une protection rapprochée au président Allende.
Inprecor : Dans le débat que tu as animé lors de l’université d’été du NPA, un camarade chilien a souligné qu’au sein des structures du pouvoir populaire, qui dépassaient par la pratique le projet de l’Unité populaire, la grande majorité des travailleurs étaient en même temps « allendistes ». Comment expliques-tu cette situation, des avancées pratiques et en même temps une forme de soumission idéologique ?
Franck Gaudichaud : Jusqu’au bout Allende est resté pour la grande majorité du mouvement ouvrier « le camarade président », un symbole bien plus qu’électoral. Il a même une influence de plus en plus forte sur les ouvriers démocrates-chrétiens, qui voyaient bien que le gouvernement avait pris des mesures en faveur des salariés — augmentation des salaires, nationalisation du cuivre, participation et cogestion ouvrière… L’aura charismatique d’Allende n’a pas été remise en cause, jusqu’au bout, malgré les limites de son programme ou les illusions sur les forces armées « constitutionnalistes ». La contradiction dialectique est que le pouvoir populaire se développait au nom de la défense du gouvernement, mais sur la base des revendications propres des travailleurs… qui dépassaient ce même gouvernement, comme tous les partis d’ailleurs. Par exemple, les mots d’ordre du cordon industriel Cerillos y Maipú de 1972, c’est à la fois l’extension du secteur nationalisé, certains demandent une Assemblée constituante et la fermeture du « Parlement bourgeois », en écho à l’Assemblée populaire de Concepción de mai 1972, le ravitaillement sous nullcontrôle populaire, une intervention politique dans l’armée pour y chasser les réactionnaires… Ils avaient donc des revendications allant bien au-delà du cadre qu’Allende s’était fixé, mais c’était toujours au nom des objectifs de la gauche gouvernementale. En témoigne également la lettre « au camarade président », du 5 septembre 1973, de la coordination provinciale des cordons industriels de Santiago (qui est reproduite dans le livre Venceremos), qui disait en substance « si vous ne faites pas confiance aux masses, si vous continuez à tergiverser et à chercher des alliances parlementaires avec la Démocratie chrétienne ou à intégrer les militaires au gouvernement, vous aurez la responsabilité du massacre froid de la classe ouvrière ». Mais c’est encore une demande à Allende pour qu’il s’appuie plus fortement sur les formes de pouvoir populaire. Cela souligne aussi que le secteur dit « rupturiste », révolutionnaire — le MIR, l’aile gauche du PS et les secteurs chrétiens radicalisés — n’a pas réussi à faire passer, à proposer un projet alternatif à l’allendisme, à la stratégie d’une transition légale, pacifique, au socialisme. À deux reprises, Allende intègre les plus hauts représentants des forces armées à son gouvernement, y compris au côté des plus hautes dirigeants de la CUT, eux aussi nommés ministres… C’est Allende qui nomme Pinochet chef d’état-major en août 1973, persuadé qu’il s’agit d’un « légaliste ». Et c’est l’armée qui est chargée par l’Unité populaire de reprendre en main le ravitaillement ou de « contrôler » la circulation des armes, ce qui lui permet un an avant le coup d’État d’investir les usines et d’évaluer les résistances.
Si les militants miristes ont eu raison sur une série de choses — ils annonçaient le coup d’État plus de deux ans à l’avance, ils insistaient sur la nécessité d’un travail politique auprès des soldats ainsi que sur la nécessité de renforcer les formes de pouvoir populaire — cette organisation révolutionnaire n’a pas pu représenter une alternative politique nationale, aux yeux des grandes masses populaires, qui aurait pu faire basculer le cours de l’histoire.
Inprecor : Peux-tu revenir sur l’Assemblée populaire de Concepción ?
Franck Gaudichaud : Les divergences s’accumulaient au sein de la gauche, à la suite des tractations permanentes d’Allende et du PC pour essayer de trouver des accords avec la Démocratie chrétienne pour pouvoir continuer à légiférer et à consolider leur modèle, alors que la gauche — c’est essentiel — est minoritaire au Parlement. Face à cela, on assiste à la montée des luttes sociales qui font que des secteurs locaux et régionaux du PS, du MAPU — des chrétiens radicalisés qui sont sortis de la Démocratie chrétienne — et du MIR appellent à accélérer les choses, à « avancer sans transiger », à entrer en rupture avec l’État et l’ordre dominant. Suite à des grandes manifestations, en mai 1972, a lieu une Assemblée populaire à Concepción à l’appel des dizaines d’organisations syndicales et sociales, de comités de quartiers, et de toute la gauche, sans les communistes. L’assemblée appelle à l’unification des formes du pouvoir populaire. Parfois, à posteriori, on a voulu y voir une sorte de double pouvoir populaire. En réalité, cela a été une grande assemblée délibérative, d’alerte, de la part de la gauche de l’Unité populaire et de l’extrême gauche, plus d’interpellation du gouvernement qu’un double pouvoir, comme on l’a parfois cru ici en France. Au début, il devait s’agir d’un débat entre partis, mais les syndicalistes et les militants sociaux ont imposé leur voix, intervenant sur les contradictions de la période, critiquant leurs directions politiques, etc. L’assemblée a été immédiatement dénoncée : par le PC, qui a été le seul parti refusant d’y participer, comme une manœuvre gauchiste, voire manipulée par l’impérialisme, et par Allende lui-même, qui dès le lendemain dans une tribune du « Mercurio, soulignait qu’il pourrait s’agir d’une division dangereuse pour le gouvernement populaire et appelait à l’unité derrière l’exécutif.
Inprecor : Tu as parlé des cordons industriels. Il y avait aussi ce qui a été appelé les « commandos communaux ». Peux-tu dire en quoi c’est différent des cordons ?
Franck Gaudichaud : Les commandos communaux étaient essentiellement une revendication du MIR et de certains secteurs de la gauche de l’unité populaire. Ils étaient censés regrouper, au-delà de la classe ouvrière, tous les secteurs dominés des classes populaires, les « pauvres de la ville » comme disait le MIR, les étudiants, les petits commerçants, les paysans. Ce devait être une préfiguration de futures communes révolutionnaires. C’est la théorie, défendue en particulier par le MIR. Dans la pratique, on constate qu’ils avaient beaucoup de mal à dépasser le stade d’une organisation des secteurs sociaux urbains dits « marginaux », des pobladores et les problématiques du ravitaillement de ces quartiers. Le manque de jonction entre classe ouvrière et ces fractions importantes du mouvement social, a été une autre difficulté pour ce processus révolutionnaire : comment construire l’unité de ce camp social, très hétérogène et aux pratiques historiques séparées ? La gauche du PS au contraire souhaitait donner la priorité aux cordons. Très souvent ce débat a représenté la différence de l’insertion sociale des partis : le PS était très fort dans les cordons industriels et la classes ouvrière, le MIR, qui avait une faible insertion industrielle, a développé les commandos communaux, en partant des quartiers pauvres, comme à Nueva La Habana. À posteriori, on peut analyser cela comme une orientation erronée du MIR, qui a toujours voulu que les cordons industriels — la forme la plus avancée du pouvoir populaire constituant chilien — soient réintégrés dans la CUT, car dans sa conception le commando communal était la forme véritable du pouvoir populaire. Or ce qui a fonctionné réellement, ce sont les cordons industriels, tout du moins à Santiago et dans certaines villes moyennes… Bien sûr, il faudrait également analyser ce qui se passe à la campagne, mais c’est un autre débat et cela signifie une autre recherche. Quoi qu’il en soit, le MIR n’a pas saisi jusqu’au bout la nécessité de centraliser, de coordonner ces cordons industriels, qui furent parmi les « trésors perdus » — pour paraphraser Hanna Arendt — de la révolution chilienne… et qui à 40 ans du coup d’État et de la répression, méritent d’être sortis de l’oubli afin d’en tirer des leçons pour l’avenir. ■
Propos recueillis le 27 août 2013 par Jan Malewski