Pour la majorité des Tunisienn-es, le pouvoir en place n’est plus légitime. Mais simultanément, la mise en place d’un pouvoir populaire alternatif n’est pas pour l’instant en vue.
De la même façon, le Front populaire est déjà devenu la troisième force politique du pays. Mais il ne représente pas encore à lui seul une alternative crédible face aux deux forces politiques dominantes que sont le parti islamiste (et néo-libéral) Ennahdha, et le parti néo-libéral Nidaa Tunes.
Il résulte de ce double « déjà plus » et « pas encore » une situation d’une grande complexité. Celle-ci s’accompagne de tensions au sein des gauches tunisiennes qui viennent, il y a moins d’un an, de se rassembler au sein du Front populaire.
Reste à savoir comment la politique suivie par le Front populaire et ses composantes facilitera les mobilisations et la prise en main par « ceux d’en-bas » de leur destinée. C’est en grande partie de cela que dépendra, en final, la poursuite ou pas du processus révolutionnaire enclenché en décembre 2010.
1. La question du « dégagement » d’Ennahdha comme problème immédiat
Dans son interview du 18 juillet à TEAN [1], Ahlem Belhadj [2] résume ainsi la situation : "Le pouvoir en place n’a plus aucune légitimité. La légitimité ne peut pas résulter uniquement d’avoir remporté les élections en octobre 2011. L’Assemblée avait été élue pour réaliser des objectifs et pour une période bien déterminée. Les objectifs n’ont pas été réalisés, et la période est dépassée.
De plus, il règne un climat d’insécurité et la situation économique se dégrade de jour en jour.
Le pouvoir est en échec total au niveau économique et social. Il est directement impliqué dans le développement de violences allant jusqu’à l’assassinat politique. Des jeunes ont été arrêtés pour une chanson de rap. Une Femen a été arrêtée alors qu’elle n’avait absolument rien fait".
Et Anis Mansouri d’ajouter "les attaques contre des journalistes, des artistes ainsi que des responsables politiques tel que Lotfi Naguidh [3] lynché à mort le 18 octobre 2012". [4]
« De quelle légitimité parle-t-on ? Un processus révolutionnaire est en cours, et la seule vraie légitimité est la légitimité révolutionnaire » conclut Ahlem Belhadj.
En neuf mois, la question du « dégagement » du pouvoir islamiste a été, à quatre reprises, au centre du débat politique
1. Répression à la chevrotine du soulèvement de Siliana (fin novembre 2012), puis attaque du siège de l’UGTT par des milices islamistes (4 décembre 2012) ;
2. Assassinat du dirigeant du Front populaire Chokri Belaïd [5] (6 février 2013) ;
3. Destitution du président islamiste égyptien Morsi (3 juillet) ;
4. Assassinat du dirigeant du Front populaire Mohamed Brahmi (25 juillet) : le problème du « dégagement » du pouvoir en place est désormais posé à une échelle de masse comme une question immédiate.
Une série de rendez-vous manqués
Dans une interview du 12 juillet [6], le porte-parole du Front populaire explique :
* Le 23 octobre 2012, date théorique de la fin du mandat de l’Assemblée nationale constituante, « il n’y avait pas de mobilisation populaire, d’une part, et les forces politiques qui ont clamé la fin de la légitimité du pouvoir n’ont rien préparé sur le terrain afin d’exiger le départ de la Troïka au pouvoir ».
* « La date du 4 décembre 2012, jour de l’attaque du siège de l’UGTT à Tunis, n’a pas été, à mon avis, suffisamment exploitée afin d’arracher certaines revendications dont notamment la dissolution des milices (liées à Ennahdha) ».
* « Le 6 février, jour de l’assassinat du martyr Chokri Belaïd, certes, les Tunisiens étaient dans la rue par centaines de milliers (...). Mais le 8 février, jour de l’inhumation du martyr, on n’était pas prêts ni sur le plan politique, ni de l’organisation pour déposer la Troïka. Le Premier ministre Jebali est certes parti, mais son gouvernement est resté ».
Une volonté massive de ne pas laisser passer cette fois-ci l’occasion de se débarrasser du pouvoir d’Ennahdha
Dans une interview réalisée le 31 juillet [7], un syndicaliste et militant du PPDU-Front Populaire pointe deux différences importantes avec le passé.
« Après l’assassinat de Chokri Belaïd, le Premier ministre Jebali avait réussi à démobiliser la population en annonçant la dissolution de son gouvernement pour mettre en place un gouvernement »de technocrates". Ce n’est qu’une semaine ou deux plus tard que la population s’est rendu compte que cette initiative de Jebali n’était qu’un calmant pour faire retomber la mobilisation.
De plus, certains partis comme Joumhouri, qui étaient au début d’accord avec le Front Populaire, étaient à l’époque entrés dans les combines d’Ennahdha. [8]
La situation est aujourd’hui différente :
La majorité des Tunisiens ont tiré les leçons de cet épisode : on ne peut pas se tromper deux fois pour la même cause.
Aujourd’hui, face à des propositions d’ouvertures d’Ennahdha, le mouvement populaire continuera tant que ne seront pas obtenues :
* la dissolution du gouvernement actuel ;
* la mise en place d’un nouveau gouvernement, indépendant des partis, sur la base d’une discussion avec le Front de salut, l’UGTT, etc ;
* la dissolution des LPR (milices liées à Ennahdha ayant notamment attaqué le siège de l’UGTT le 4 décembre 2012) ;
* la mise en place d’une commission de personnalités revoyant les nominations dans les postes clé de l’Etat.
Au cas où Ennahdha acceptait clairement cela et ensuite ne l’appliquait pas, je pense que les mobilisations iraient en s’amplifiant".
2. Les forces politiques en présence
Voir à ce sujet sur ESSF (article 29789), Tunisie : les forces politiques en présence à l’été 2013 : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article29789
3. Le positionnement des trois principales forces
Ce sont elles qui fixent une grande partie du cadre dans lequel les autres débats se déroulent.
3.1 Ennahdha s’accroche au pouvoir
Comme après l’assassinat de Chokri Belaïd, la seule proposition qu’Ennahdha semble être prête à envisager serait, à ce jour, le remplacement de quelques ministres en rebaptisant l’Exécutif « gouvernement d’union nationale ». La dissolution de l’Assemblée nationale constituante est pour Ennahdha la deuxième ligne rouge qu’il n’est pas question de franchir.
3.2 UGTT : la recherche d’une position médiane
Avec le lancement de son Initiative du 18 juin 2012 [9], l’UGTT a inlassablement cherché à réunir toutes les forces politiques et sociales pour trouver un consensus. Fort logiquement, elle ne demandait le départ ni du gouvernement, ni de l’ANC. Elle tire aujourd’hui un bilan négatif des deux rencontres qu’elle avait organisées à cet effet, le 16 octobre 2012 et le 16 mai 2013.
Lors de la réunion de sa Commission administrative nationale (CAN) du 29 juillet, elle a fait un pas en direction des opposants en franchissant une des lignes rouges fixées par Ennahdha : elle demande en effet maintenant le départ du gouvernement et la mise en place d’un « gouvernement de salut national », composé de personnalités indépendantes des différents partis. L’UGTT fixe une liste de tâches que celui-ci s’engagerait impérativement à accomplir dans un délai donné.
Mais parmi les délégués ayant pris la parole lors de la CAN de l’UGTT du 29 juillet, seulement environ le tiers étaient prêts à franchir la deuxième ligne rouge fixée par Ennahdha : la dissolution de l’ANC.
Il en résulte une position à mi-chemin entre les revendications des manifestants et les exigences d’Ennahdha. [10]
On trouve également sur cette position Ettakatol (parti social-démocrate participant à la Troïka au pouvoir), l’UTICA (patronat), la LTDH (Ligue tunisienne des droits de l’Homme), etc.
3.4 Nidaa Tunes
D’un côté, Nidaa Tunes veut, comme le Front populaire, se débarrasser d’Ennahdha ; De l’autre elle veut, comme Ennahdha, poursuivre la politique néo-libérale en vigueur du temps de Ben Ali.
Essebsi ne cache pas sa volonté de réaliser un remake de la période située entre mars et octobre 2011 :
– un pouvoir exécutif provisoire comparable au gouvernement dont il avait été le Premier Ministre [11]
– un pouvoir législatif provisoire comparable à ce qu’avait été la « Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution ».
En tête dans les sondages, il espère qu’à la différence du 23 octobre 2011, les élections ne seront pas remportées par les islamistes mais par la coalition que son parti dirige, lui-même étant candidat à la présidence de la république. Un 23 octobre à l’envers.
En attendant, il a notamment eu (le 15 août à Paris) une rencontre, qui devait rester secrète, avec le Président d’Ennahdha. [12]
4. Le cadre dans lequel se situe la lutte pour le « dégagement » d’Ennahdha
De nombreux éléments semblent devoir être pris simultanément en considération. En voici quelques-uns :
1) Si le pouvoir n’est déjà plus légitime, l’émergence d’un pouvoir alternatif reposant sur l’auto-organisation de la population n’est pas encore d’actualité.
2) L’urgence d’un pouvoir rompant à la fois avec le type de société que veut imposer Ennahdha, et l’ordre néo-libéral, nécessairement autoritaire, et représenté à la fois par Ennahdha et Nidaa Tunes, est plus actuel que jamais. Mais le Front populaire n’est pas encore en capacité pour l’instant de l’incarner à lui seul.
3) Les organisations se réclamant de la révolution et du marxisme ne sont déjà plus des organisations marginales : elles se sont regroupées, en compagnie d’autres courants, au sein du Front populaire qui est devenu la troisième force politique du pays. Mais le Front populaire est hétérogène et ne dispose pour l’instant que d’une base de masse limitée.
4) En complète phase avec les mobilisations en cours, le Front populaire demande le départ du pouvoir islamiste. Mais le seul parti capable de postuler au pouvoir, dans un cadre électoral, reste Nidaa Tunes.
Il résulte de cette situation complexe une série de débats qui se focalisent sur le type de relations que le Front populaire doit établir ou pas avec Nidaa Tunes.
Avancée depuis octobre 2012 [13], réaffirmé en décembre 2012 [14], la position du Front populaire en ce domaine s’est précisée après l’assassinat de Chokri Belaïd. Le 22 février 2013, Ahlem Belhadj résumait cette orientation ainsi : « Commençons par discuter d’un programme minimum, et voyons seulement ensuite qui a la capacité de le mettre en œuvre. D’où la proposition d’un »gouvernement de salut national« chargé d’appliquer les mesures décidées préalablement par un »congrès de salut national« . Je pense que cette position est rassembleuse. Elle tient la route et est la plus adaptée ». [15]
Dans sa déclaration du 12 février [16], le Front populaire propose, outre une série de tâches politiques, un certain nombre de mesures économiques et sociales d’urgence, dont serait chargé un tel gouvernement de crise :
• empêcher la liquidation des entreprises nationales et des richesses principales du pays ;
• suspendre le remboursement de la dette et la mise en place d’un comité d’audit en la matière ;
• recouvrer les droits de l’Etat liés à l’évasion fiscale ;
• instaurer une taxe exceptionnelle sur les grosses fortunes ;
• soutenir et encourager les petits et moyens agriculteurs et les exempter du paiement de la dette qui les accablent ;
• gel des prix pour protéger le pouvoir d’achat du peuple et encourager la consommation ;
• activation du décret portant interdiction de la sous-traitance (intérim) et la régularisation des travailleurs des chantiers ;
• réduire le chômage et étudier l’instauration d’une allocation aux chômeurs ;
• modifier et restructurer le salaire minimum industriel et agricole ;
• réduire les importations des produits de luxe et les dépenses de l’administration publique.
5. La mise en œuvre de la politique du Front populaire
En février 2013 déjà, suite à l’assassinat de Chokri Belaïd,« avait été mis immédiatement en place une »Coordination pour la sauvegarde de la Tunisie« incluant Nida Tunes ». [17]
Le Conseil national du Front populaire des 1er et 2 juin (Sousse)
« La décision officielle est de ne pas mettre en place une coalition électorale, mais d’avoir un travail ponctuel sur des tâches bien définies ». [18]
Un participant à cette réunion présente ainsi une des décisions adoptées [19] :
* proposer à toutes les forces révolutionnaires, progressistes et démocratiques, partis et associations, personnalités, l’organisation d’un congrès de salut national pour définir un programme d’urgence.
* mettre en place un gouvernement de salut composé de bénévoles ne dépendant d’aucun parti pour le mettre en œuvre.
La position suivante, défendue notamment par le Watad révolutionnaire de Jamel Lazhar, est minoritaire. Abdessalem Hidouri la résume ainsi : « Refus total de toute alliance avec Nidaa, parce que ce sont nos ennemis au même titre que les islamistes. Même si il est possible de se retrouver ensemble ponctuellement dans la rue, il n’est pas possible de passer un accord avec Nidaa au niveau du programme, au niveau d’un programme commun, ou au niveau de l’organisation de mobilisations ». [20]
La politique du Front populaire entre début juin et le 25 juillet
Depuis la réunion de Sousse des 1er et 2 juin, les responsables du Front populaire n’ont cessé de répéter qu’il n’était pas question d’alliance entre le Front populaire et l’UPT (Union pour la Tunisie dont la principale force est Nidaa Tunes). Le 11 juillet, son porte-parole précise notamment que « les divergences avec l’UPT, particulièrement avec le parti Nida Tounès, concernent son programme économique » [21].
Simultanément, une série de rencontres ont lieu entre le Front et diverses organisations, dont l’UPT.
A la demande de l’UPT, une rencontre a lieu le 21 juin entre le Front et l’UPT. A l’issue de celle-ci, est mise en place « une commission permanente de contact et de coordination » entre le Front populaire et l’UPT. [22]
Ce processus s’est accéléré aux lendemains de la destitution du Président égyptien Morsi. [23]
Le Front populaire a invité, le 9 juillet, tous les partis, associations et composantes de la société civile se déclarant d’accord avec une série d’objectifs parmi lesquels :
– « l’appel à la dissolution du gouvernement (...) et à la mise en place d’un gouvernement de salut national, formé de compétences dont la mission serait de gérer les affaires courantes, de préparer et d’organiser des élections législatives et présidentielle libres et démocratiques sur fond d’une Constitution démocratique représentant tous les Tunisiens ».
– « la dissolution de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et la mise sur pied d’une commission d’experts pour achever la constitution et accélérer l’élection de la nouvelle Isie (Instance supérieure indépendante des élections) » [24]
Reprenant à son compte ces objectifs, le document final de la réunion du 9 juillet appelle à l’organisation d’un congrès national de salut avec toutes les forces d’accord avec ces objectifs.
Outre le Front populaire (dont le Parti des travailleurs, le PPDU, la LGO, le mouvement Baath), les premiers signataires en sont Nidaa Tounès et deux de ses alliés (Al-Massar et le Parti socialiste), ainsi que douze autres organisations dont l’UGET (Union générale des étudiants de Tunisie), l’Union des diplômés-chômeurs, l’UNFT (Union nationale de la femme tunisienne), la FTCR (animée par des Tunisien-nes de France, etc.). [25]
La création du Front de salut national (26 juillet)
Une inflexion a lieu le lendemain même de l’assassinat d’un deuxième dirigeant du Front populaire, moins de 6 mois après celui de Chokri Belaïd, avec la création du Front du salut. [26]
La direction du Front populaire se félicite du contenu du texte de fondation de celui-ci :
* l’invitation du peuple tunisien à la « désobéissance civile » visant au dégagement des autorités locales et leur remplacement par « des autorités populaires ». [27]
* le remplacement de l’Assemblée nationale constituante par une « Haute commission nationale de salut, représentative des partis politiques nationaux et des composantes de la société civile ». Cette commission serait fondamentalement chargée de remplir deux tâches que l’ANC a été incapable de mener à bien :
– « avec l’aide d’experts en droit constitutionnel, achever dans un délai de deux mois la rédaction de la Constitution et le soumettre à un referendum »,
– « former un gouvernement de salut national composé d’un nombre réduit de membres bénévoles s’engageant à ne pas se présenter aux prochaines élections et conduit par une personnalité nationale indépendante acceptée par toutes les parties, et en capacité de prendre des mesures d’urgence économique, sociale, politique et sécuritaire ainsi que la préparation d’élections démocratiques, justes et transparentes. »
Ce gouvernement provisoire serait en place moins de 6 mois. [28]
Ennahdha, voit dans ce texte un véritable appel au renversement du pouvoir en place. [29]
Le quotidien « La Presse » note le 19 août : « Les déclarations des uns et des autres confirment que le Front du salut mise sur l’implosion de la coalition gouvernementale et un isolement du parti islamiste ». [30]
Parmi les premiers signataires figurent notamment aux côtés du Front populaire (dont le Parti des travailleurs, le PPDU, la LGO, le Parti d’Avant-garde arabe démocratique et le Pôle [31]), Nidaa Tunes et des associations comme l’ATFURD, l’Organisation tunisienne de lutte contre la torture, l’Union des diplômés-chômeurs, etc. [32] Dans les jours qui suivent, deux associations, l’ATFD (Association tunisienne des femmes démocrates) et Raid (Attac & Cadtm) se joignent à cet appel. [33]
Les responsables du Front considèrent que rien ne s’oppose à la présence de Nidaa Tunes parmi les signataires dans la mesure où ce parti déclare être en accord avec le texte d’appel. [34]
Un communiqué commun est par ailleurs signé le 3 août entre le Front populaire et Nidaa Tunes. [35]
Coordinateur de la LGO, et membre à ce titre du Conseil des secrétaires généraux du Front populaire, Nizar Amami explique : « Il ne s’agit pas d’un tournant du Front en direction de Nidaa, mais au contraire d’un ralliement de Nidaa aux positions développées de longue date par le Front populaire. Cette politique donne la possibilité pour des organisations situées entre le Front et Nidaa de se rapprocher du Front populaire. La présence de Nidaa dans le Front du salut est contrebalancée par celle d’une série de partenaires, comme par exemple le réseau associatif Destourna ou des organisations de jeunes, qui auraient pour certaines refusé de se retrouver en tête à tête avec le seul Front populaire. » [36]
Suite à la rencontre qui devait rester secrète, le 14 août à Paris, du Président de Nidda avec celui d’Ennahdha, certains observateurs pensent qu’à force de flirter simultanément avec tout le monde, Essebsi va finir par faire imploser l’Union pour la Tunisie et son propre parti. [37]
Les problèmes posés par la participation de Nidaa au Front de salut
Comme le soulignait Ahlem Belhadj le 18 juillet, « Certains militants du Front s’inquiètent de la mise en place d’un cadre permanent de coordination entre le Front et l’UPT ». [38]
* Certes, Nidaa Tunes, comme le Front populaire, proclame s’opposer à la politique d’Ennahdha basée sur l’omniprésence de la religion, les attaques contre les libertés et les droits des femmes, ainsi que le recours à la violence politique.
Mais Nidaa est sans doute en ce moment le principal parti de la bourgeoisie. Il se situe comme Ennahdha, dans la continuité de la politique économique et sociale de Ben Ali dont le rejet est un des fondements de la révolution. Lorsqu’il était Premier ministre, entre mars et fin 2011, Essebsi était resté totalement soumis aux diktats du FMI et n’avait pas hésité à réprimer les manifestations. Il n’a aucune intention de rompre avec une telle orientation.
* La présence de cadres du parti de Ben Ali dans Nidaa Tunes en fait un partenaire inacceptable pour certains militants.
* Nidaa dispose, par ailleurs, de moyens matériels de loin supérieurs à ceux du Front. Le risque existe donc que le Front populaire ne parvienne pas à faire entendre sa voix dans un tel cadre, comme l’ont constaté les participant-es aux sit-ins devant l’Assemblée nationale constituante.
Un proverbe russe, explique que ceux qui veulent manger la soupe dans la marmite du diable, doivent avoir une grande cuillère. Reste à connaître la taille de la cuillère du Front populaire, et à l’intérieur du Front la taille de la cuillère de ceux qui veulent une véritable rupture avec l’époque Ben Ali, notamment au niveau économique et social.
6. Une période de turbulences pour les gauches
En Tunisie comme dans l’émigration, des militant-es et sympathisant-es du Front populaire, dont des membres appartenant aux organisations qui y participent, émettent des nuances, des doutes ou des désaccords avec la politique mise en œuvre par le Front populaire qui avait fondé en grande partie son identité sur un renvoi dos-à-dos d’Ennahdha et de Nidaa Tunes. [39]
Anis Mansouri explique par exemple : « Le risque existe de laisser les libéraux prendre la main, alors qu’ils mènent la même politique économique que les islamistes, et que celle-ci ne peut conduire qu’à la régression sociale et démocratique (...). Le Front de salut est une formule discutable, parce qu’elle peut faire penser à une alliance stratégique durable dont les seuls perdants seraient la gauche révolutionnaire et les couches populaires. Il appartient donc à la gauche révolutionnaire de défendre la nature conjoncturelle et tactique de cette alliance, qui ne doit pas empêcher le Front populaire d’intensifier son soutien aux luttes sociales. Elle doit prendre fin le plus vite possible, avec la chute du gouvernement et la dissolution de l’ANC ». [40]
L’opposition à l’orientation suivie est notamment exprimée par des courants qui, depuis la fondation du Front populaire, souhaitaient le radicaliser sur la gauche. Parmi les thèmes habituellement avancés par eux figurent notamment la méfiance envers la participation aux élections ou aux conférences de dialogue organisées par l’UGTT. Est venu s’y ajouter le refus d’actions, mêmes ponctuelles, avec Nidaa Tunes face à la violence islamiste.
Pour le Parti Watad révolutionnaire de Jamel Lazhar [41], par exemple, la constitution du Front de Salut national est une « domestication » du Front populaire par Nidaa Tounes. La question du maintien du Watad révolutionnaire au sein du Front populaire est désormais posée.
De son côté, Jalel Ben Brik Zoghlami voit la participation au Front de salut national comme « l’acte final du processus réformiste ». Il a quitté la LGO et appelle les militant-es de ce parti à former avec lui une nouvelle organisation.
7. Les mobilisations en cours
La poursuite ou pas du processus révolutionnaire initié en décembre 2010 dépend de la conjugaison d’un grand nombre de facteurs dont :
– le développement de luttes de masse et le renforcement de leur dimension sociale,
– le développement de l’auto-organisation,
– l’implication des forces de gauche dans la mise en œuvre de ces deux aspects.
* Le 26 juillet, au lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi, le Front populaire appelait à « organiser des sit-in devant le siège de l’Assemblée constituante jusqu’à sa chute et la chute du gouvernement et les présidences qui en découlent » (point 4) [42]. Dans la foulée, plus de 60 députés, dont une cinquantaine ne sont pas au Front populaire, ont refusé de siéger. Ils campent jour et nuit au Bardo, devant le siège de l’Assemblée nationale où déferlent périodiquement des dizaines de milliers de manifestants. Le président social-démocrate de l’ANC, dont le parti participe pourtant au gouvernement, a fini par annoncer, mardi 6 août, la suspension des travaux de la Constituante.
Point faible de cette mobilisation du Bardo, l’aile droite du Front du salut parvient souvent à imposer ses conditions : une grande partie des députés boycotteurs est liée à l’Union pour la Tunisie, le Front populaire ayant moins de 10 députés. Nidaa Tunes dispose par ailleurs des moyens financiers de sonoriser la place et de rémunérer un service d’ordre. Résultat, les révolutionnaires ont souvent du mal à y faire entendre leur voix.
* Mais l’essentiel se joue sans doute dans les régions, et notamment celles d’où est partie la révolution en décembre 2010. Il s’agit là d’un des points impulsés par le Front populaire.
Dans son communiqué du 26 juillet [43], le Front populaire appelait notamment à :
« Organiser des sit-in devant les sièges des gouvernorats (préfectures) et de délégations (sous-préfectures). » (point 2) ;
« Installer des comités d’auto-défense dans les quartiers, les villages et les villes » (point 6) ;
Allant dans le même sens, le texte de fondation du Front de salut national publié le même jour « invite le peuple tunisien à la désobéissance civile pacifique » [44], ce qui se traduit en région par la création de « coordinations locales de salut ».
Jilani Hammami du Parti des travailleurs explique [45] : « Face à l’échec du gouvernement de la Troïka à gérer les affaires du pays à tous les niveaux, le Front a décidé de mener des actes de désobéissance civile pacifique dans toutes les régions du pays et d’investir les sièges des délégations et des gouvernorats par l’organisation de sit-in ». « Une autorité régionale, locale et populaire sera mise en place pour gérer les affaires du pays ».
La LGO [46] voit dans ce processus "un début de prise de contrôle par les avant-gardes révolutionnaires des centres des pouvoirs locaux dans les régions ainsi que des noyaux de pouvoirs populaires révolutionnaires.
Soutenir les conseils populaires régionaux et locaux, garantir leur implantation sur le terrain et leur représentativité démocratique de base et permettre une coordination entre ces structures non seulement en tant qu’instruments d’auto-organisation des masses révoltées qui assureront la radicalisation du mouvement populaire et serviront de soupape de sécurité pour faire face à toutes les tentatives de le contourner, mais aussi en tant que noyaux du futur pouvoir révolutionnaire".
Nizar Amami explique [47] : "La clé est la poursuite des mobilisations, et notamment la création d’une dualité de pouvoir dans les régions. Avancer le mot d’ordre de gouvernement de salut national facilite la mobilisation et la création de comités locaux.
Dans la région de Sidi Bouzid, par exemple, le gouvernorat (préfecture) est paralysé ainsi que pratiquement toutes les délégations (sous-préfectures).
Les responsables ne peuvent plus entrer dans les locaux et des discussions ont lieu pour les remplacer par des commissions populaires. Le mouvement ayant lieu en région est la mise en œuvre de ce que le Front de salut appelle le « mouvement de désobéissance ».
Celui-ci-ci vise à « destituer les délégués, les gouverneurs, les hauts responsables des institutions publiques et de l’administration centrale qui ont été installés sur la base de leur appartenance politique ». [48]
L’auto-organisation de la population a néanmoins du mal à voir le jour.
* Une des raisons semble en être que la population tunisienne n’en a fait qu’une expérience limitée en 2011 : rapidement, les structures issues des mobilisations n’ont plus regroupé qu’un nombre réduit de personnes, et ont été en conséquence incapables de se structurer nationalement. Elles n’ont donc jamais pu apparaitre comme une alternative politique globale. [49]
* Pour les militant-es et sympathisant-es du Front populaire qui émettent des doutes ou sont opposés à l’orientation mise en œuvre par celui-ci, la cohabitation du Front populaire avec Nidaa Tunes au sein du Front du salut est de nature à freiner les mobilisations populaires et leur auto-organisation.
En ce qui le concerne, le Premier Ministre voit dans la campagne « Irhal » (Dégage) lancée par le Front du salut un appel à « la rébellion, à l’anarchie et à la violence ». [50] Et Rached Ghannouchi, le Président d’Ennahdha, d’ajouter :« Les appels aventuriers à la destitution du gouvernement et au remplacement des institutions étatiques aux plans régional et local par de prétendus comités de gestion populaires relèvent de l’anarchie ». [51]
Dominique Lerouge, 30 août 2013
ENCADRE : Le « dégagement » des autorités locales en région
Concernant Sidi Bouzid, on peut lire dans le quotidien La Presse [52] : "Une coordination régionale de salut sera formée en tant qu’alternative révolutionnaire aux autorités régionales et locales actuelles », annonce un communiqué publié, le 26 juillet, au terme d’une séance de travail tenue au siège de l’Union régionale UGTT de Sidi Bouzid.
La coordination, qui sera chargée de prendre les décisions et les mesures appropriées pour garantir la bonne gestion des affaires de la région, s’engage à œuvrer en commun avec les différentes organisations, structures de la société civile et forces politiques et progressistes pour la dissolution immédiate de l’Assemblée nationale constituante, considérant que les pouvoirs qui en émanent, dont le gouvernement provisoire et la présidence de la République, sont illégitimes.
Le même communiqué publié par des composantes de la société civile, des partis politiques et des organisations sociales de Sidi Bouzid, après deux jours de concertations, souligne « la nécessité de faire réussir la désobéissance civile pacifique décidée par l’Union régionale du travail, tout en veillant à assurer aux citoyens les services sociaux de base ».
Alors que nationalement l’organisation patronale UTICA n’est pas membre du Front de salut national, ses représentants à Sidi Bouzid participent à celui existant localement. Des militants affirment que ce genre de situation n’est pas isolé.
Le 30 juillet, le quotidien La Presse note un phénomène comparable dans la région de Sfax :
"La coordination locale de salut, composée de partis politiques démocratiques et progressistes, et des composantes de la société civile à El Hencha ont exercé une forte pression sur le délégué de la région, le contraignant à quitter le siège de la délégation, sans pour autant porter atteinte à son intégrité physique, apprend-on de sources concordantes appartenant à la mouvance progressiste et des militants des Droits de l’Homme de la ville. Sommé à trois reprises de partir, le délégué aurait tenu bon à trois reprises avant de se résoudre à quitter les lieux.
Les mêmes sources annoncent un sit-in ouvert jusqu’à la réalisation des objectifs de la coordination, à savoir la chute du gouvernement et la dissolution de l’Assemblée Nationale Constituante.
Selon Ali Ben Abdallah, coordinateur du Front Populaire et Hédi Sellami, militant des Droits de l’Homme à El Hencha, une réunion devait se tenir hier après la rupture du jeûne pour examiner l’éventualité de la mise en place d’une commission locale de gestion qui se substituerait aux autorités locales et qui serait chargée de veiller à la continuité du déroulement de l’activité des établissements administratifs et des commodités publiques. Auquel cas, l’initiative serait synonyme de désobéissance civile".