C’est une véritable réaction en chaîne qui permet aux herbiers marins d’Elkhorn Slough, vaste estuaire de la Californie, de se reconstituer après avoir frôlé la disparition. A l’origine, un carnivore plus connu pour évoluer dans les forêts d’algues géantes, la loutre de mer (Enhydra lutris), dont le rôle-clé dans ce miracle écologique vient d’être mis en évidence par une étude publiée dans les « comptes rendus de l’Académie américaine des sciences » (PNAS, 26 août).
Le rejet dans l’environnement des nutriments dus aux activités humaines (azote, phosphores) permet d’ordinaire aux algues de proliférer, mettant en péril les herbiers. Avec des niveaux de pollution aquatique record (407 kg d’azote à l’hectare), Elkhorn Slough devrait donc ressembler à un désert d’algues. Or c’est tout le contraire, ainsi que le raconte Brent B. Hughes, du Long Marine Laboratory de l’université de Californie à Santa Cruz, premier auteur de l’étude : « A notre grande surprise, nous avons constaté que ces herbiers étaient en meilleure santé que ceux que l’on trouve dans des estuaires préservés. Ils sont même plus étendus qu’ils ne l’ont été ces cent dernières années ! »
Tout semble changer en 1984 pour l’espèce Zostera marina, qui constitue les prairies marines de l’estuaire, lorsqu’un jardinier providentiel fait son retour, la loutre de mer. Sachant le mustélidé capable de restructurer profondément son milieu par son action de prédation, les chercheurs ont postulé que son goût prononcé pour les crabes (52 % de son ordinaire) avait réduit leur population. En retour, cela avait pu favoriser les populations d’herbivores intermédiaires (le lièvre de mer Phyllaplysia taylori et un petit crustacé de l’ordre des isopodes, Idotea resecata) qui broutent les algues épiphytes (poussant sur les feuilles de Zostera marina), permettant ainsi aux prairies de prospérer.
CASCADE D’INTERACTIONS
Les loutres n’étant guère discrètes dans leurs agapes, les chercheurs ont pu conforter ce scénario en croisant cinquante années de relevés détaillés sur leur diète avec différentes données sur la biomasse et la taille des crabes, les caractéristiques des herbiers ou la pollution de l’estuaire. La confrontation de ces séries montre que la superficie des herbiers s’est accrue de 600 % depuis le retour de la loutre, alors même que les rejets en nutriments explosaient. Dans le même temps, détaille Brent B. Hughes, « les crabes sont devenus dix fois moins abondants et 30 % plus petits, et les herbivores plus abondants et plus gros ».
Une comparaison avec un autre site similaire, mais dépourvu de loutres, ainsi que des expérimentations en laboratoire et in situ ont confirmé l’hypothèse : c’est bien la pression de prédation exercée par la loutre sur les crabes qui profite, in fine, aux herbiers, grâce à une cascade d’interactions impliquant deux autres acteurs, les herbivores et les algues épiphytes.
Selon Brent B. Hughes, les implications en matière de conservation sont fortes : « Le retour des grands prédateurs peut être aussi important que la régulation de l’impact des activités humaines dans la restauration des écosystèmes en danger. » Reste à savoir jusqu’à quel point les loutres sauront maintenir cet équilibre dynamique. Tant qu’elles y trouveront refuge et nourriture (de 160 à 180 individus ont été dénombrés récemment, contre 120 lors de l’étude), les prairies d’Elkhorn Slough reverdiront.
Laurent Brasier