Depuis plus d’une quinzaine d’années, Bernard Friot poursuit une réflexion originale sur le devenir historique et l’avenir du salariat, dans laquelle il a accordé une place importante à l’avènement de la cotisation socialev [1], ce qui lui a donné l’occasion d’intervenir de manière remarquée dans le débat qu’a suscité en France la « réforme » des régimes de retraite en 2010 [2]. Dans son dernier ouvrage [3], il reprend et radicalise certaines des thèses déjà développées précédemment tout en en explicitant davantage les fondements théoriques. Ce qui permet aussi de mieux en apprécier la portée mais aussi de marquer les points de désaccords. Cela implique cependant de suivre sa démarche pas à pas, au prix de quelques détours théoriques inévitables.
Quelques solides confusions à la base
C’est en s’« aidant des catégories de Marx » (page 25) que Bernard Friot échafaude ses thèses. Du moins le croit-il. Car, si bon nombre de ses concepts sont, en effet, empruntés à Marx, il faut déplorer quelques confusions qui les dénaturent quelquefois proprement. Donnons-en trois exemples.
1° A propos de la valeur. Le concept de valeur figure en bonne place parmi les concepts de base dont Bernard Friot se sert (il parle plus souvent à son sujet de la « valeur économique »), qu’il croit pouvoir définir par opposition à la valeur d’usage.
« Commençons par bien poser l’existence de deux ordres de valeur, la valeur d’usage et la valeur économique. La valeur d’usage d’un bien ou d’un service, c’est ce à quoi il sert concrètement. Sa valeur économique, c’est le pouvoir monétaire qu’il donne à son propriétaire. » (page 26).
En opposant la valeur à la valeur d’usage, Bernard Friot confond en fait valeur et valeur d’échange – telles du moins que Marx les définit dans les premières pages du Capital. Car, pour Marx, la valeur d’échange d’une marchandise n’est pas sa valeur, elle n’en est que la forme phénoménale, la forme sous laquelle sa valeur se manifeste et se réalise dans ses rapports d’échange (les rapports de valeur) avec d’autres marchandises et, partant, dès lors qu’est institué avec la monnaie un équivalent général de toutes les marchandises, dans son prix, ce que Bernard Friot nomme improprement « son pouvoir monétaire ».
Confondre ainsi valeur et valeur d’échange n’est pas sans conséquence. Cela témoigne de l’incompréhension de ce qu’est la valeur pour Marx, à savoir la forme énigmatique et fétichiste sous laquelle se réalise le caractère social des multiples activités productives dès lors qu’elles sont prises dans les rets de la propriété privée des moyens de production et de la division marchande du travail social (l’une et l’autre allant de pair).
Dès lors, en effet, ces activités ne peuvent plus confirmer leur caractère de travaux socialement nécessaires (du double point de vue de leur qualité et de leur quantité), partant le caractère de valeurs d’usage sociales de leurs produits, que par l’intermédiaire de l’échange marchand entre ces derniers. Autrement dit, pour Marx, les rapports sociaux qui font exister la valeur sont la propriété privée des moyens de production et la division marchande du travail social ; en dehors de ces rapports, la valeur n’a ni sens ni existence ; et, dans le cadre de ces rapports, elle est la seule forme sous laquelle se manifeste et se masque, à la fois, aux yeux des producteurs le caractère social tant de leurs activités productives que de leurs produits. Forme dont le caractère nécessairement fétichiste conduit à la naturaliser : la qualité de valeur des marchandises (le fait qu’elles aient une valeur, qui les rend échangeables et commensurables) tout comme leur quantité de valeur (partant les proportions dans lesquelles elles s’échangent entre elles ou s’échangent contre de la monnaie, leur équivalent général) semblent constituer des qualités ou propriétés substantielles, qu’elles posséderaient en et par elles-mêmes, qui semblent ne rien devoir aux hommes qui en sont les producteurs et qui leur permettraient de vivre de leur vie propre sur le marché, en s’autonomisant totalement par rapport à eux, jusqu’à se retourner contre eux pour les ruiner.
C’est précisément ce que Bernard Friot semble ignorer. Cela apparaît notamment lorsqu’il entreprend de nous expliquer que le contenu et la forme de la « valeur économique » sont variables dans l’espace et le temps des sociétés humaines, en fonction des rapports de domination qui y règnent : ce sont les dominants qui, à chaque fois, détermineraient ce qui posséderait de la valeur et ce qui n’en posséderait pas et sous quelle forme celle-ci se réaliserait.
« Toutes les valeurs d’usage ne se valent pas. Non par essence, mais parce que les rapports sociaux décident de fait de leur inégalité. Leur valeur est affaire de pouvoir. C’est le détenteur du pouvoir qui décide de la valeur économique, en même temps que l’appropriation de celle-ci fonde son pouvoir. Avant que le capitalisme invente la médiation du travail abstrait, la valeur économique était immédiatement liée à ces rapports de pouvoir. Le paysan que chante Hésiode produit des valeurs d’usage fondamentales, mais il ne travaille pas : il rend hommage aux dieux… et enrichit les prêtres. Le vassal, dans une société féodale, produit des valeurs d’usage, mais le travail n’est pas la mesure de ce qu’il produit pour son seigneur. Le rapport de pouvoir inhérent à la valeur économique s’expose directement : c’est celui du chef de clan, du prêtre, du prince. Et c’est la légitimité en permanence réactivée de ce rapport social posé comme naturel qui assure la convention de la valeur économique ayant cours dans la société. » (page 27).
Ici Bernard Friot confond manifestement la valeur économique et la valorisation différentielle et inégale des valeurs d’usage au sein de différents rapports de production et de pouvoir. On peut certes lui concéder le second terme mais en lui faisant immédiatement remarquer que, dans le cadre des différents rapports de production qu’il envisage ici, la valeur économique, telle que l’entend Marx du moins, n’a aucune existence. Tout simplement parce que, dans le cadre de ces rapports de production, ni la propriété privée des moyens de production ni la division marchande du travail ne se sont développées, si ce n’est marginalement. Ni le communisme patriarcal, ni la théocratie de l’Egypte antique, ni le servage (et non pas le vasselage !) ne leur ont naissance, même s’ils ont pu leur donner prise, de l’extérieur pour l’essentiel.
Ignorant le lien interne et indissoluble liant l’existence de la valeur à celle de la propriété privée des moyens de production et de la division marchande du travail, Bernard Friot peut alors faire de la première une sorte de convention fluctuant au gré des rapports de pouvoir :
« Nous l’avons dit, la valeur économique renvoie au pouvoir. Le pouvoir appartient à celui qui décide de ce qui, parmi les biens et les services produits, a non seulement une valeur d’usage mais aussi une valeur économique, et de quel montant (puisque la valeur économique s’évalue en monnaie). » (page 38)
Et cela le conduit en définitive à affirmer que la valeur d’échange, loin d’être la forme phénoménale obligée de la valeur, n’est elle-même qu’une convention imposée par la domination capitaliste dont on pourrait se débarrasser tout en conservant la valeur elle-même. Ainsi écrit-il :
« Si, dans le capitalisme, la valeur économique est la valeur d’échange, ça n’est pas parce que les valeurs d’usage doivent être échangées, c’est parce que l’extorsion de la survaleur dans la production passe par l’échange entre les forces de travail et salaires sur le marché du travail et entre produits et prix de vente sur les marchés des produits. » (page 199)
Passons sur le caractère pour le moins discutable de certaines formulations (que signifie échanger des « produits » contre des « prix de vente » sur un marché ?). Cela revient à dire que la forme valeur d’échange n’est pas liée à l’existence d’une division marchande du travail faisant des activités productives des travaux privés dont les produits doivent nécessairement s’échanger pour confirmer leur caractère social, mais aux seuls impératifs de l’exploitation capitaliste. Et que, libérées de ces derniers, les marchandises, tout en conservant leur valeur (économique), pourraient circuler sans disposer de valeur d’échange, tout en continuant pourtant à s’évaluer en monnaie… Une vraie contradiction dans les termes !
2° Travail concret, travail abstrait. Bernard Friot reprend également la différence introduite par Marx entre travail concret et travail abstrait. Mais, sur la base des confusions précédentes entachant sa conception de la valeur, il ne peut qu’en compromettre, là encore, le sens et la portée. Pour lui :
« Dans le capitalisme, le travail a deux dimensions, le travail concret, qui rapporte le travail à la production de valeur d’usage, et le travail abstrait, qui le rapporte à la production de valeur économique » (page 197)
Et le travail abstrait est cette « Invention capitaliste qui rapporte au travail la mesure de la valeur économique et donc détache celle-ci de l’immédiateté des rapports de pouvoir qui la détermine. » (id.)
On retrouve ici la négation par Bernard Friot de l’objectivité des rapports sociaux qui font prendre au travail social sa forme valeur et que Marx analyse dans les premières pages du Capital. Rappelons-en les principaux éléments. Partant de l’analyse du rapport d’échange le plus immédiat, celui entre deux marchandises, par exemple :
20 mètres de toile = un habit
Marx constate que, dans ce rapport d’échanges, il est fait abstraction de la valeur d’usage des marchandises échangées, partant de la singularité des travaux concrets qui les ont produites, pour décréter leur interchangeabilité et leur commensurabilité sous l’angle de leur valeur. Dès lors, celle-ci ne peut que consister dans la commune propriété d’être des produits du travail humain en général, abstraction faite précisément des innombrables formes singulières sous lesquelles ce dernier se manifeste pour produire tantôt de la toile, tantôt des habits. L’abstraction est ici inhérente au rapport d’échange marchand et n’est nullement une convention arbitraire qui viendrait se superposer à lui (par exemple au nom des impératifs de l’exploitation capitaliste) et dont on pourrait se libérer tout en maintenant l’échange marchand. Et la mesure de la valeur par le travail abstrait n’est pas davantage une convention arbitraire : le rapport d’échanges pose le travail abstrait comme la seule substance possible de la valeur et, par conséquent, comme sa mesure ; et c’est lui, de même, qui exige que tout travail concret soit réduit à du travail abstrait dès lors que le premier n’est plus destiné à produire immédiatement des valeurs d’usage mais à former de la valeur, qui plus est de la survaleur (plus-value).
C’est si peu une convention arbitraire que Marx consacre de longues pages à analyser toutes les transformations que le capital (le rapport capitaliste de production) doit faire subir aux procès de travail concret dont il s’empare (par l’intermédiaire de la propriété privée des moyens de production et de l’achat-vente de la force de travail) pour parvenir à se valoriser, autrement dit pour le transformer en travail abstrait, en ce travail social, homogène et moyen, qui seul forme de la valeur.
C’est tout l’objet de la section IV du Livre I du Capital, dans laquelle Marx expose les différents moments de ce processus d’appropriation capitaliste, depuis la coopération jusqu’à la mécanisation qu’opère la grande industrie en passant par la manufacture, qui tout à la fois socialise le procès de travail (substitue un travail collectif au travailleur individuel comme sujet de ce procès), autonomise le capital au sein de ce procès sous forme d’un travail mort (le système des machines) qui non seulement domine le travail vivant du travailleur collectif mais encore s’empare progressivement de toutes ses fonctions productives et exproprie ainsi le travailleur individuel de la maîtrise de son propre procès de travail, en le réduisant de plus en plus à du travail simple. Un processus qui n’a cessé de se poursuivre depuis Marx, sous forme des vagues successives de taylorisation, mécanisation fordiste et, aujourd’hui, d’automation.
Ainsi le concept de travail abstrait ne fait que définir le destin de tout travail concret (de toute activité productive) dès lors que le capital s’en empare pour en faire le moyen de sa propre valorisation. Et c’est aussi pourquoi le projet formé par Bernard Friot de libérer le travail abstrait de sa définition (ou convention) capitaliste n’a littéralement parlant aucun sens :
« (…) la forme capitaliste d’extorsion de la survaleur suppose que le travail abstrait utilisé pour mesurer la valeur soit le temps de travail (valeur-travail), ce qui fait que les personnes, réduites à des forces de travail, sont de plus prises dans l’étau de l’élimination relative de ces dernières. Le travail abstrait salarial (la qualification), au contraire, confirme les personnes puisque la qualification, toujours améliorable, leur est attachée de manière irréversible. » (pages 197-198)
Passons là encore sur des formulations discutables : la valeur (la quantité de valeur) ne se mesure pas au temps de travail mais à la quantité de travail (abstrait) dont le temps (la durée) n’est qu’une des composantes à côté de l’intensité et de la qualité du travail (donc sa complexité plus ou moins grande, fonction des qualifications des travailleurs). Penser qu’il est possible de donner au travail abstrait un autre contenu que celui que lui donne le capitalisme, c’est ne pas comprendre ce qui se joue en lui : le travail abstrait n’est rien d’autre que le travail transformé par le capital pour en faire la substance même de la valeur et, par conséquent, le moteur de sa valorisation. Vouloir concevoir un travail abstrait en dehors du rapport capitaliste de production, c’est comme vouloir concevoir la valeur en dehors de la propriété privée des moyens de production et de la division marchande du travail. Là encore, Bernard Friot détache les formes sociales des rapports de production qui en constituent le contenu intrinsèque.
3° Le salaire. Il est beaucoup question du salaire dans cet ouvrage, qui s’intitule d’ailleurs L’enjeu du salaire. Mais, curieusement, il y est peu question du salariat, sauf sur un mode utopique sur lequel je reviendrai plus loin.
Dès les premières pages de son ouvrage, Bernard Friot s’en prend à deux représentations courantes du salaire, qu’il juge erronées et propres à faire obstacle à la compréhension des potentialités libératrices contenues selon lui dans le salaire.
« La première, c’est que le salaire sert à satisfaire les besoins des travailleurs. En témoigne l’expression courante, sans rapport au demeurant avec Marx, du salaire comme « prix de la force de travail » : nous avons une force à entretenir par le salaire. La seconde, c’est que le salaire est la rémunération du travail. Ici, nous sommes dans l’appréhension du salaire comme contrepartie de la productivité du travailleur, comme prix du produit de son travail. » (page 14).
Se référant une nouvelle fois à Marx, Bernard Friot commet, là encore, une erreur à son sujet. Car, pour Marx, le salaire correspond bien au prix de la force de travail, réglé comme tout prix par sa valeur, elle-même mesurée en définitive par la quantité de travail social nécessaire à la reproduction de la force de travail, laquelle nous renvoie bien en définitive à la nécessité de satisfaire les besoins des travailleurs. Plus exactement, pour Marx, le salaire est la forme irrationnelle sous laquelle se manifeste et se réalise ce prix, irrationnelle en cela que le salaire ne se donne pas pour le prix de la force de travail mais pour le prix du travail lui-même : la rémunération de l’effort productif du travailleur – en quoi nous retrouvons la seconde des définitions précédentes. Forme irrationnelle qui fait croire que le travailleur reçoit la contrepartie en valeur de ce qu’il a produit, occultant ainsi la survaleur (plus-value) que s’approprie le capital et à travers laquelle il se valorise.
Mais l’essentiel n’est pas dans ces formes phénoménales, mais une fois encore dans les rapports sociaux qui leur donnent naissance. Car pour que la force de travail ait un prix sous forme de salaire, il faut préalablement qu’elle ait été transformée en marchandise. Et, comme l’a démontré Marx, cela suppose à son tour que le travailleur salarié, qui en est le sujet, soit devenu ce que Marx nomme ironiquement un « travailleur libre ». « Libre » d’un double point de vue même : libre de disposer de sa force de travail, comme plus largement de sa personne, comme il l’entend, donc libéré de tout rapport de dépendance personnel ou communautaire, réduit à l’état d’individu autonome ; mais « libre » aussi de toute possession, à quelque titre que ce soit, de moyens de production propres. Si bien que le seul usage immédiat qu’il puisse faire de sa force de travail, c’est de la mettre en vente en espérant que quelqu’un la lui achète en contrepartie d’un salaire : c’est là tout le contenu de sa « liberté ».
Curieusement, mais symptomatiquement, on ne trouve à aucun moment sous la plume de Bernard Friot le rappel de ces vérités élémentaires quant à ce qu’il en est du salariat. Cette omission va de pair avec une autre, qui concerne la définition qu’il donne du capital, son contraire. Quand il énumère les éléments composant ce qu’il nomme la « convention capitaliste du travail », on trouve « la propriété lucrative », « le marché du travail », « la valeur-travail », la « création monétaire » et le « crédit bancaire » (cf. page 41 et page 183). Et, de la première, il nous dit qu’elle « permet à la fois d’acheter sur un marché du travail des forces de travail, de les vouer à produire des marchandises selon la loi de la valeur-travail et de s’approprier la survaleur au moment de la vente de ces dernières. » (page 41).
Mais, à aucun moment, il n’est mentionné que c’est le même rapport social, l’expropriation des producteurs, leur réduction au statut de non-propriétaire et de non-possesseur de moyens de production, qui génère, d’un même mouvement, à un pôle des travailleurs forcés de mettre en vente leur forces de travail et, à l’autre pôle, la fameuse « propriété lucrative », en transformant les moyens de production en moyens d’exploitation du travail des premiers, en moyens de leur extorquer un surtravail qui se réalisera sur le marché sous forme de survaleur (plus-value). Cette dimension fondamentale, qui fonde tant le capital que le salariat, en tant que moments des rapports capitalistes de production, reste au mieux sous-entendue dans l’analyse de Bernard Friot. Cela apparaît par exemple dans le passage suivant :
« Le capitalisme repose sur le fait que des propriétaires d’un patrimoine lucratif, qu’il s’agisse d’un moyen de production ou d’un portefeuille financier, décident des marchandises qui vont être produites par des forces de travail qu’ils achètent sur un marché et, lorsqu’ils vendent ces marchandises, récupèrent la survaleur économique que ces forces de travail ont produite. »
Il est symptomatique, là encore, que ne soit pas davantage désigné, analysé et interrogé ici ce « fait » fondateur qui donne naissance, conjointement, au capital (le « patrimoine lucratif » de Friot) et au salariat. Fait qui n’est autre précisément que l’expropriation des producteurs, leur transformation en « travailleurs libres », contraints de transformer leur force de travail (leur capacité subjective de produire) en marchandise, qui donne ipso facto aux propriétaires la possibilité de les exploiter sous une forme capitaliste. Ce fait n’est donc autre que le capital comme rapport de production ; et le désigner comme un « fait » ne peut que contribuer à le naturaliser.
Notons enfin que ces omissions ne sont pas sans rapport avec celle du concept de rapports capitalistes de production. Si cette expression apparaît quelquefois sous sa plume (par exemple page 33), le concept auquel elle renvoie ne lui est visiblement d’aucun usage. Il lui préfère celui de « convention capitaliste du travail » dont il ne nous dit pas en quoi il serait préférable ou supérieur au précédent. Par contre, on a pu constater en quoi il est préjudiciable en tant qu’il conduit à omettre le moment fondateur du capital comme rapport de production qu’est l’expropriation des producteurs.
La qualification et la cotisation sociale sont-elles anticapitalistes ?
C’est sur la base de ces prémisses confuses que Bernard Friot aborde l’analyse de ce qu’il considère comme deux institutions clés de ce qu’il nomme la « convention salariale du travail » : la qualification et la cotisation sociale. Selon lui, ces résultats des luttes de classes antérieures sont d’ores et déjà en mesure de subvertir la « convention capitaliste » ; et il compte en faire le fondement de son projet émancipateur. Mais, sur la base des précédentes prémisses, l’analyse qu’il en développe est pour le moins discutable.
• La qualification. D’une manière générale, la qualification « atteste que ce qui est qualifié peut participer à un certain niveau de création de la valeur économique et donc a droit à un certain niveau de salaire » (page 72). Cette qualification peut avoir différents supports, Bernard Friot en donnant trois exemples : le grade dans la fonction publique, l’emploi dans le secteur privé, le diplôme protégé des professions libérales. Dans le premier et le dernier cas, la qualification est personnelle : elle est un attribut reconnu à la personne titulaire du grade ou du diplôme ; dans le deuxième cas, elle est un attribut d’un poste de travail et n’est que médiatement l’attribut du salarié occupant ce poste et pour la seule durée de son occupation.
Selon Bernard Friot, la qualification romprait doublement avec la logique capitaliste. Tout d’abord, elle instituerait « une définition du travail abstrait antinomique de celle du capital » (page 77). Ainsi, par exemple :
« La qualification attachée au poste codifie le salaire sur la base d’un travail abstrait qui n’est pas défini par le temps de travail nécessaire à la production et reproduction d’une force de travail en mesure de tenir le poste : les différents critères de la qualification ne peuvent être ramenés à cette quantité (même s’il n’a pas manqué de lectures allant en ce sens, pour rapporter la qualification à du travail abstrait capitaliste, comme la durée de fabrication d’un diplômé ou la pension comme élément nécessaire de la reproduction de la force de travail !). » (id.)
Bernard Friot se contente de nous affirmer que la qualification échapperait à la mesure de la valeur de la force de travail par la quantité de travail socialement nécessaire à sa (re)production, sans nous expliquer au demeurant pourquoi et comment elle serait en mesure de réaliser ce tour de force ; de même qu’il se contente d’évoquer ironiquement la thèse adverse sans prendre le temps de démontrer en quoi elle serait erronée. Bernard Friot nous concédera volontiers que l’acquisition par un individu des capacités requises pour être en état de « participer à un certain niveau de création de la valeur économique », quel que soit ce niveau au demeurant, passe à chaque fois par une formation spécifique, que celle-ci s’opère sous la forme de la transmission et de l’appropriation d’un enseignement général ou spécialisé, sous celle d’une accumulation-élaboration-assimilation de savoirs et de savoir-faire par expérience professionnelle ou par un mixte des deux. Dès lors en quoi est-il erroné de dire que la valeur de la force de travail de cet individu s’en trouve enchérie en proportion de la quantité de travail socialement nécessaire qui aura été dépensé au cours de cette formation ? La reconnaissance de cette qualification, qui lui vaudra un surcroît de salaire relativement à l’individu qui en est dépourvu, ne s’écarte en rien de la loi qui mesure la valeur de n’importe quelle marchandise par la quantité de travail socialement nécessaire à sa (re)production. Tel a d’ailleurs toujours été l’enjeu des luttes syndicales pour la reconnaissance des qualifications, notamment celles obtenues sur le tas, par accumulation de l’expérience professionnelle, et de la constitution des grilles et hiérarchies de postes, cadre des carrières professionnelles dans le secteur privé, pour objectiver autant que possible les différentes qualifications reconnues et attribuables.
Et on ne comprend pas davantage en quoi la qualification serait, de même, antinomique du marché du travail :
« La qualification de la personne est doublement subversive de la convention capitaliste du travail puisqu’elle s’attaque et à la valeur-travail (ce que fait aussi la qualification du poste dans l’emploi) et au marché du travail (ce que ne fait pas l’emploi). » (page 84).
En quoi le fait que, sur un même marché, des marchandises puissent avoir des valeurs inégales parce qu’elles sont de qualité différente (elles incorporent des quantités inégales de travail social moyen – la complexité plus ou moins grande du travail étant l’une des composantes de ces quantités) saperait-il ce marché ? L’existence de la lingerie de luxe a-t-elle jamais compromis celle du prêt-à-porter ou vice versa et surtout l’existence du marché des produits textiles ? Au demeurant, les exemples utilisés par Bernard Friot sont tous discutables sous l’angle de la thèse pour laquelle il les mobilise. Si le fonctionnaire est libéré de la nécessité de passer périodiquement par le marché du travail, il le doit au statut de la fonction publique certes, c’est-à-dire à l’emploi à vie qu’inclut ce statut et nullement à son grade : le cantonnier communal bénéficie ici du même privilège que l’énarque employé au ministère. Si l’avocat et le médecin exerçant en libéral sont eux aussi libérés de la dictature du marché du travail, c’est tout simplement parce qu’ils ne mettent pas en vente leur force de travail mais… leur travail (leurs services respectivement juridiques et médicaux) : ils échappent au marché du travail parce qu’ils sont soumis au marché des biens et services.
Enfin, à supposer que, sous l’effet d’un rapport de forces très favorable au monde salarial, le secteur privé s’aligne sur la fonction publique et qualifie les salarié·e·s et non plus les postes, si bien que tout salarié ayant occupé un poste répondant à une qualification ne pourrait plus être employé que sur un poste équivalent, cela rigidifierait sans doute le marché du travail, mais ne le supprimerait en rien : cela n’empêcherait pas les directions d’entreprise de pouvoir supprimer des postes, donc licencier les salarié·e·s qui les occupaient et renvoyer ces derniers pointer à Pôle Emploi, tout qualifiés qu’ils soient.
Pour supprimer le marché du travail, il n’y a qu’un moyen : supprimer le statut de marchandise de la force de travail, quelle que soit la qualification ou non qualification de son sujet (le salarié), donc mettre fin à l’expropriation des producteurs, ce qui signifierait ipso facto la mort du capital comme rapport de production.
• La cotisation sociale. On ne peut pas davantage suivre Bernard Friot dans son jugement sur la portée de la cotisation sociale, notamment lorsqu’il affirme : « La cotisation sociale exprime une pratique de la valeur économique contradictoire avec celle du capital » (page 97). Certes, on lui suivra volontiers quand il affirme que la cotisation est du salaire, qu’elle participe d’un processus de socialisation du salaire dont l’autre terme est la prestation sociale (prestations familiales, prise en charge ou remboursement de biens ou services médicaux, allocations de chômage ou pensions de retraite) que touche le salarié (présent, potentiel ou passé) pour lui permettre de faire face à ses besoins propres dans des situations spécifiques. Reste à comprendre pour quelles raisons une telle socialisation s’impose au fil du développement historique du capitalisme et pour quelles raisons elle a pu prendre cette double forme (cotisations et prestations sociales). Et, comme nous allons le voir, il n’est nullement nécessaire de supposer, comme le fait Bernard Friot, que cette socialisation romprait avec la loi de la valeur et avec la logique de valorisation du capital.
Pour le comprendre, il faut se souvenir que la force de travail est une marchandise bien singulière, à nulle autre pareille, en ce que sa valeur d’usage (sa capacité à prendre part à un procès de production, indissolublement travail concret et travail abstrait en régime capitaliste) n’est pas objectivée ni objectivable en un bien distinct de son propriétaire : elle n’est en un sens que ce propriétaire lui-même, envisagé sous l’angle de sa capacité subjective à déployer une telle capacité productive. Exiger que le salaire permette sa reproduction, c’est exiger que le salarié puisse, de quelque façon que ce soit, par l’échange du salaire contre des moyens de production marchands ou par d’autres moyens éventuels liés à son statut de salarié, se reproduire lui-même en tant qu’agent social, déterminé par sa position dans la division sociale du travail, à l’intérieur des rapports capitalistes de production, à un certain niveau de développement historique de ces derniers.
De là résulte que la force de travail présente, en tant que marchandise, une double spécificité. Comme le faisait déjà remarquer Marx, la détermination de sa valeur comprend « un élément moral » : elle est fonction d’une certaine norme sociale de consommation, fonction du degré de développement des forces productives de la société mais aussi, plus largement, de son niveau de civilisation, par exemple de ce qui est considéré, au sein d’une société donnée, comme le niveau de vie (pouvoir d’achat) minimal et le mode de vie décent minimal que l’on doit assurer à chacun de ses membres, d’une manière générale comme au sein de chaque catégorie sociale particulière.
Fixer une norme de consommation, c’est donc déterminer toute une gamme de besoins, individuels ou collectifs, dont la satisfaction est jugée nécessaire et légitime et, par conséquent, un « panier » de biens et de services auxquels tout un chacun a droit, dont l’accès doit lui être garanti en tant que salarié. Évidemment, dans une société divisée en classes, fractions et couches sociales comme l’est la société capitaliste, il tend à exister autant de normes de consommation que de tels groupements sociaux, chacune correspondant à la part de la richesse sociale que le groupement correspondant est en mesure de s’approprier et aux besoins spécifiques qu’il entend satisfaire ; et il en va de même au sein du salariat : chaque catégorie (couche, fraction, classe) de salariés se caractérise par sa propre norme de consommation.
De plus, cet « élément moral » va engendrer ce qu’on pourrait appeler un élément politique – où l’on retrouve la bonne vieille lutte des classes. Car celle-ci comprend toujours parmi ses multiples enjeux la définition des normes de consommation (la fixation de leur contenu et de leur forme : des besoins à satisfaire et de leurs modes de satisfaction). En luttant pour la hausse de leurs salaires réels, les salariés ont toujours en fait lutté pour élargir et enrichir leur norme de consommation : étendre la gamme de leurs besoins reconnus comme légitimes, inclure de nouveaux biens et services dans le « panier » auquel leur statut de salarié doit leur donner droit, etc. Et c’est ainsi que, au fil de décennies de luttes syndicales et politiques mais aussi d’auto-organisation mutualiste et coopérative, les salariés sont parvenus à imposer la prise en compte de certains de leurs besoins par le capital (les capitalistes ou leurs représentants politiques) que celui-ci ignorait ou négligeait primitivement : la prise en charge d’enfants à éduquer, des logements comportant des normes minimales de confort, la couverture des soins médicaux, la compensation du manque à gagner en cas de maladie, d’infirmité ou de chômage, l’obtention d’une pension de retraite, etc.
Évidemment, le capital n’est pas resté sans réagir à cette pression constante des salariés. Leur donner satisfaction (au moins partiellement, le moins possible), sans que cela ne se traduise par une augmentation de la valeur de la force de travail qui mettrait en péril la valorisation du capital, n’a été possible que moyennant une augmentation parallèle de la productivité du travail social : la norme de consommation peut s’élargir et s’enrichir, les salaires réels peuvent progresser sans que le taux de profit n’en subisse (du moins immédiatement) une incidence négative à condition que la valeur des biens et des services ainsi rendus accessibles à la consommation des salariés s’abaisse sous l’effet de la hausse de la productivité du travail. Telle est l’une des raisons fondamentales de la poursuite incessante par le capital des gains de productivité : augmenter la productivité du travail a été la réplique capitaliste aux luttes des salariés pour élargir et enrichir leur norme de consommation – et cela demeure le cas aujourd’hui.
Mais, quelle qu’en soit l’ampleur, cet élargissement et enrichissement ne met pas fin à la loi de la valeur s’agissant de cette marchandise qu’est la force de travail. Dans tous les cas, la valeur de cette dernière se détermine toujours par la quantité de travail socialement nécessaire à sa reproduction. Élargir et enrichir la norme de consommation revient simplement à modifier la quantité et la qualité des travaux socialement nécessaires à la reproduction de la force de travail. Cela revient justement à faire reconnaître comme socialement nécessaires à la reproduction de la force de travail des dépenses de travail (sous forme de prises en charge des enfants, des malades, des infirmes, des chômeurs, des personnes âgées, etc.) qui ne l’étaient pas jusqu’alors.
Reste à savoir pourquoi cet élargissement et enrichissement ont pu prendre la forme d’une socialisation du salaire par le double biais de la cotisation et de la prestation sociales. Commençons par remarquer qu’il n’y a là aucune nécessité impérative : en fonction de leurs héritages historiques et des spécificités nationales des luttes de classes, différentes formules ont été retenues, allant de la hausse du salaire direct laissant à chaque salarié le soin de satisfaire la gamme des nouveaux besoins reconnus comme légitimes par les ressources du marché (en faisant par exemple appel aux ressources du capital financier : banques, compagnies d’assurance, fonds de pension, etc.) jusqu’à la prise en charge intégrale des besoins par les pouvoirs publics, en passant par différentes formules activant ou réactivant des solidarités personnelles d’ordre familial ou patronal, en faisant de la famille ou de l’entreprise des figures providentielles concurrentes de celle de l’Etat. Alors pourquoi la cotisation et la prestation ?
Là encore, il suffit d’en revenir à cette marchandise singulière qu’est la force de travail. Comme toute marchandise, sa valeur est une valeur sociale, donc une valeur moyenne, relativement à laquelle les valeurs des innombrables forces de travail individuelles vont présenter des écarts plus ou moins importants. Car un·e tel ou telle est célibataire et n’a pas d’enfant à charge, alors que son-sa collège est père-mère de famille nombreuse. Un·e tel ou telle a une santé de fer alors qu’un·e autre est affecté·e régulièrement par des petits maux et qu’un·e troisième souffre d’une maladie chronique grave et progressivement invalidante. Un·e tel ou telle fait toute sa carrière sans connaître un seul jour de chômage alors que tel ou telle autre effectue des va-et-vient constants entre emploi et chômage, etc. Chercher à satisfaire des besoins aussi divers par une valeur moyenne de la force de travail présente le double risque et inconvénient de répondre à des besoins inexistants dans certains cas et, au contraire, de ne pas répondre suffisamment et adéquatement à des besoins existants dans d’autres cas. Autrement dit, de la sorte, on dilapide de la valeur sous force d’un sursalaire dans un cas sans permettre la reproduction de la force de travail dans l’autre.
Une des solutions possibles de cette contradiction entre valeur sociale (moyenne) et valeurs individuelles des forces de travail réside tout simplement dans une socialisation du salaire, consistant à collecter une partie du salaire social (de la totalité de la valeur avancée sous forme de salaire à l’intérieur d’un espace de valorisation donné, par exemple un Etat) pour constituer un fonds salarial qui distribue des prestations aux seuls salariés qui pourront établir qu’ils en ont besoin et qu’ils y ont droit. De la sorte, le capital fait bien coup double : il ne dépense pas plus que ce qui est nécessaire à la reproduction de la force sociale de travail en général, en garantissant la reproduction des différentes forces individuelles de travail dont elle se compose, tout en tenant compte des singularités de ces dernières.
Là encore, on ne sort pas des rets du capital. Et cela en dépit du fait que la socialisation du salaire ainsi opérée pour assurer l’élargissement et l’enrichissement de la norme de consommation des salariés soit plus avantageuse pour ces derniers que les modes alternatifs qui peuvent se pratiquer, notamment ceux qui passent directement par le marché (le capital financier), notamment en ce qu’ils sont plus stables et plus pérennes. Qu’une pratique ou qu’une institution soit directement contraire aux intérêts immédiats d’une fraction du capital social (en l’occurrence le capital financier) n’en fait pas pour autant un antagonique du capital social dans son ensemble et à long terme. Tout au plus peut-on concéder à Bernard Friot que la socialisation du salaire est le produit d’un compromis entre capital et travail salarié, arraché par le second au premier pour financer l’élargissement et l’enrichissement de sa norme de consommation. Mais aucun compromis établi dans le cadre d’une domination de classe perpétuée, dans le cadre des rapports de production qui la fondent, ne peut s’émanciper des lois de la production sociale que ces derniers imposent. Pas plus qu’il ne garantit contre le risque de retours en arrière dès lors que le rapport de forces s’inverse au détriment des salariés.
Les retraités produisent-ils de la valeur ?
Parmi l’ensemble des prestations sociales financées par les cotisations sociales, il en est une qui tient tout particulièrement à cœur à Bernard Friot : la pension de retraite. Elle illustrerait au plus haut point la thèse selon laquelle l’institution de la cotisation sociale nous ferait sortir de la « convention capitaliste du travail ». Écoutons-le sur ce point :
« Et s’ils [les retraité·e·s] travaillent, c’est-à-dire si leur travail concret est aussi un travail abstrait producteur de valeur économique, ça n’est pas parce qu’ils sont conseillères municipales ou bénévoles au Secours populaire. Ce n’est pas le contenu du travail concret qui fait qu’ils travaillent ou non. S’ils travaillent, c’est parce que leur salaire à vie [i.e. leur pension de retraite], contre l’emploi, reconnaît un autre travail abstrait, présent non seulement dans les activités que je viens d’évoquer, mais aussi dans toutes leurs productions de valeur d’usage. Y compris lorsqu’ils cultivent des tomates, gardent leurs petits-enfants ou accompagnent leurs vieux parents dans la mort. » (page 113).
Pour Bernard Friot, la preuve que les différentes activités ou travaux concrets des retraité-e-s sont bien aussi du travail abstrait, c’est qu’ils-elles perçoivent une pension de retraite, élément du salaire socialisé, soit selon lui un salaire à vie. A partir de là, il ne lui reste plus qu’un pas à franchir : loin que la pension de retraite procède de la redistribution de la part socialisée du salaire, lui-même élément de la valeur globale engendrée par la masse du travail productif (au sens capitaliste du terme), ce serait le travail des retraités qui créerait cet élément de valeur, qui échapperait aussi du coup à la définition et à l’appropriation capitalistes de la valeur :
« Payés à vie, les retraités produisent de ce fait une valeur non capitaliste, évaluée à 13 % du PIB qui leur reviennent sous forme de pensions. » (page 111).
Ainsi « Ponctionner la cotisation sociale au nom du salaire pour la distribuer à des personnes qui vont produire du non-marchand tout en étant non pas des forces de travail mais les porteurs de la qualification, c’est libérer la valeur de sa définition capitaliste et ouvrir au PIB des contenus inédits. » (page 109).
« En reconnaissant directement la valeur du travail de personnes titulaires de qualification, elle [la cotisation sociale] subvertit la valeur capitaliste. C’est un ajout de valeur anticapitaliste au PIB. » (page 116)
Ainsi, sur la base des confusions précédentes sur la valeur, Bernard Friot en arrive à renverser complètement les rapports de valeur, en attribuant à l’activité des retraités la capacité de créer la valeur qu’ils reçoivent sous forme de pension de retraite par redistribution du fonds socialisé du salaire. « Y compris quand ils cultivent des tomates, gardent leurs petits enfants ou accompagnent leurs vieux parents dans la mort. » (page 113) [4]
On se trouve ici dans une situation similaire à celle analysée par Marx lorsque, dans la dernière section du Livre III du Capital, il s’en prend à « la formule trinitaire » Capital–Terre – Travail. Marx montre, à ce propos, comment les rapports de distribution, inhérents aux rapports capitalistes de production, créent l’illusion fétichiste que les différents revenus (le profit, la rente et le salaire), procédant de la division de la valeur nouvellement créée par le travail, semblent sourdre de sources différentes (le capital comme accumulation de moyens de production, la terre et le travail comme procès général entre l’homme et la nature) et que c’est la valeur qui semble dès lors résulter de l’addition de ces éléments hétérogènes, renversant ainsi les rapports réels.
A raisonner comme Bernard Friot, on pourrait tout aussi bien prétendre que les banquiers et les rentiers travaillent au sens où ils fournissent du travail abstrait créateurs de valeur, la preuve en étant qu’ils empochent régulièrement et légalement, au nom du droit de propriété privée, des éléments de valeur, au même titre que le font les salariés retraités au nom du droit de propriété sociale. Et eux aussi seraient censés produire dès lors les revenus qui sont les leurs, intérêts dans un cas, rentes foncières de l’autre. Dans ces conditions, capital et propriété foncière n’en ont pas fini de danser leur « ronde fantomatique » autour du travail…
Le socialisme doit-il se borner au marché ?
Tout au long de son ouvrage, Bernard Friot ne cesse d’affirmer que sortir du capitalisme est possible, que les moyens de cette sortie seraient déjà là dans ces prémices, existant aujourd’hui dans un grand nombre de formations capitalistes développées, de « la convention salariale du travail » que seraient, selon lui, la qualification personnelle et la cotisation sociale. Il suffirait en quelque sorte de les universaliser pour libérer le travail de la dictature du capital. Tel est l’axe central autour duquel il développe son projet d’émancipation.
Plus précisément, celui-ci s’articule autour de deux mesures radicales, qui présentent chacune différentes dimensions.
En premier lieu, il s’agirait de conférer à toute personne, à sa majorité, une qualification irrévocable, lui reconnaissant la capacité de prendre part, de différentes manières (sous forme des différents travaux concrets), à la production de valeur économique et, par conséquent, le droit à un salaire à vie, quel que soit le mode de sa participation (ou non participation) à la production de la richesse sociale (sa place au sein de la division sociale et technique du travail).
Cette qualification serait donc le pendant dans l’ordre de la participation à la production de la valeur économique de ce qu’est la citoyenneté dans l’ordre de la production de la loi et, plus largement, du pouvoir politique. En plus de cette qualification en quelque sorte de base, à laquelle toute personne accéderait de droit à sa majorité, existerait toute une hiérarchie de niveaux de qualification (Bernard Friot en envisage quatre) ouvrant ainsi à chacun·e la perspective d’une carrière salariale qu’il-elle pourrait parcourir au cours de son existence entière, y compris au-delà de l’âge limite légal d’« activité ». L’accès à un niveau supérieur serait à chaque fois tributaire d’une « épreuve de qualification », du même ordre que celles qui, aujourd’hui, décident de l’attribution d’un grade dans la fonction publique ou d’une qualification dans les conventions collectives du secteur privé, tout en conférant à la personne en question un salaire supérieur, la hiérarchie salariale se trouvant cependant drastiquement restreinte de un à quatre, par exemple de 1500 à 6000 €.
Cette universalisation de qualification devrait, en second lieu, se compléter par et s’appuyer sur une universalisation de la cotisation, de manière à transférer toute la valeur ajoutée (la valeur nouvellement produite) au salaire. Ce qui ne serait que justice dans la mesure où celle-ci est intégralement le produit du travail salarié. Concrètement, cela supposerait un mécanisme de centralisation et de (re)distribution de la valeur ajoutée qui fonctionnerait en gros comme suit. Toutes les entreprises, quel que soit leur statut (entreprises d’Etat, entreprises coopératives, entreprises personnelles), auraient à acquitter, sur la valeur ajoutée formée par leurs salariés, trois cotisations qui seraient centralisées par différents organismes publics, administrés par des représentants des salariés :
• une cotisation salaire destinée à financer le salaire à vie des salariés et qui viendrait donc remplacer les salaires directs et la partie des salaires indirects correspondant actuellement aux prestations sociales en espèces ; ce qui revient à dire que les entreprises n’auraient pas à payer leurs salariés, ceux-ci disposant déjà d’un salaire à vie fonction de leur qualification reconnue ; sans les salarier donc, elles continueraient cependant à disposer du pouvoir de les embaucher et de les licencier, en fonction de leurs résultats économiques et de leurs projets de développement ;
• une cotisation économique qui viendrait abonder un fonds social d’investissement destiné à financer la reproduction élargie (l’accumulation) des moyens sociaux de production, étant entendu que ce financement se ferait sans remboursement ni versement d’aucun intérêt ;
• une cotisation sociale, enfin, qui financerait la production et la reproduction des moyens socialisés de consommation (équipements collectifs et services publics, étendus au logement, au transport et à la culture) dont l’usage serait évidemment gratuit.
Les entreprises en question seraient toutefois autorisées à conserver par-devers elles une faible part de leur valeur ajoutée pour autofinancer directement leurs projets de développement ou de reconversion, lesquels seront décidés dans le cadre démocratique présidant à leur autogestion, dès lors qu’il s’agit d’entreprises collectives.
De la sorte, Bernard Friot nous promet la disparition des institutions clefs de « la convention capitaliste du travail » : la propriété privée lucrative que constitue le capital à laquelle se substituerait une propriété d’usage collective de moyens de production, le marché du travail (car, même licencié, un travailleur resterait salarié puisqu’il disposerait par convention d’un salaire à vie), le crédit lucratif (le prêt à intérêt ou crédit bancaire) et le type de création monétaire auquel il donne lieu.
Qui n’a, ne serait-ce qu’une fois dans sa vie, imaginé ce que pourrait être une société débarrassée des rapports d’exploitation, de domination et d’aliénation imposés par le capital ne peut qu’accueillir avec sympathie certaine ces propositions. Mais cette sympathie ne dispense en rien d’un examen critique de leur fondement, portée et cohérence.
• En premier lieu, Bernard Friot ne précise pas comment il conçoit de créer globalement le rapport de forces qui permettrait seul d’engager et de mener à son terme le processus susceptible de produire l’universalisation de la qualification et de la cotisation. Processus proprement révolutionnaire (« Faire la révolution » est d’ailleurs ce que propose explicitement Bernard Friot à différentes reprises : pages 126, 145, 167) puisqu’il n’impliquerait pas moins que l’expropriation des capitalistes à travers l’institution d’une propriété sociale des moyens de production, de l’autogestion des entreprises par les travailleurs qui y opèrent et de la socialisation du produit du travail social. Tout juste est-il fait allusion en passant à la possibilité de « (…) transformer l’exaspération populaire devant l’impudence de la propriété lucrative en bataille politique pour son remplacement total par une ponction sur la valeur ajoutée qui, à hauteur de 30 % par exemple, ira au salaire socialisé pour financer l’investissement. » (page 137)
On conviendra que le propos reste vague et ne dessine pas à proprement parler une stratégie politique dessinant les voies et désignant les moyens de la réalisation des propositions précédentes. Du coup, celles-ci risquent d’apparaître quelque peu utopiques, au plus mauvais sens du terme. Mais Bernard Friot nous répondra peut-être que là n’était pas son propos : avant de tracer la voie qui y mène et de déterminer les moyens qui permettent de l’atteindre, il faut sans doute fixer le but du processus révolutionnaire pour désigner les axes de transformation sociale des luttes collectives.
• En deuxième lieu, Bernard Friot ne nous dit explicitement rien non plus sur l’espace sociopolitique au sein duquel il envisage la réalisation d’un pareil projet. Implicitement, il se réfère à l’espace de l’Etat-nation, plus exactement même d’un Etat-nation bien défini, en l’occurrence la France. Toute son analyse se limite en effet au cadre français, si l’on vient excepter de très rares et brèves allusions à l’étranger (à l’Allemagne page 85, à la Suède page 117, par exemple). D’ailleurs, le lecteur qui n’est pas familiarisé avec les arcanes du système salarial et social français aura quelque mal par moments à suivre ses développements [5], ainsi qu’à partir du « récit » enchanté et enchanteur qu’il nous fait des transformations que le salariat a connues, notamment en France, au cours des fameuses « trente glorieuses » dans le cadre de ce qu’il est convenu de nommer le compromis fordiste (ou social-démocrate). Ce qui le conduit notamment à écrire :
« Non, le salaire n’est pas affaire de pouvoir d’achat, ce n’est pas un revenu voué à sécuriser le destin de mineurs sociaux. Le rêve du capital d’en faire le prix de forces de travail à la recherche d’emploi sur un marché maîtrisé par les propriétaires lucratifs, ce rêve a échoué. Toute déterminée qu’elle soit, l’entreprise réformatrice de réhabilitation de la convention capitaliste du travail montre aujourd’hui à l’évidence ses impasses. » (page 124)
« Pourquoi avons-nous tant de mal à être révolutionnaires aujourd’hui ? Parce que nous adhérons peu ou prou au récit que fait le capital de la lutte des classes. Ce récit fige le salaire dans le pouvoir d’achat, les salariés dans la subordination, le salariat dans la minorité sociale, la mesure de la valeur dans le temps de travail. Ce récit est contraire au fait. » (pages 125-126)
Là encore, on ne saurait mieux inverser les rapports réels en présentant la réalité du rapport salarial comme un simple rêve capitaliste. Car si, comme tout rapport social, le rapport salarial est en proie à la lutte des classes et s’est transformé notamment sous l’effet des luttes des salarié-e-s, les institutions qui en ont résulté n’ont pas pour autant aboli, de loin, la domination capitaliste. C’est en disant le contraire, comme le fait ici Bernard Friot, qu’on donne dans ce trope postmoderniste consistant à dissoudre la réalité dans « le récit » qu’on peut en faire et qu’on laisse accroître que tout ne serait qu’affaire de « récit ».
D’autre part, si l’on se réfère toujours à ses définitions traditionnelles comme phase de transition entre le capitalisme et le communisme, le socialisme se laisse définir par la conjonction de la socialisation des moyens de production, de l’autogestion des unités de production par les travailleurs et travailleuses et de la planification démocratique de la production sociale. Les deux premiers moments sont incontestablement inclus dans les propositions de Bernard Frio ; le dernier, par contre, brille par son absence. Or, il se trouve qu’il a aussi constitué au cours de la brève histoire (un siècle et demi à deux siècles, qu’est-ce au regard des dix mille ans d’histoire humaine ?) du socialisme, son point d’achoppement. Il aurait été heureux que Bernard Friot s’exprimât sur ce sujet.
En fait, son omission même est parlante. Le débat entre partisans (et même certains adversaires) du socialisme tourne autour de la question de la place et de l’importance que doit et peut continuer à occuper, concurremment à la planification et à la coopération (entre unités de production), les rapports marchands voire le(s) marché(s) comme mode de socialisation des travaux particuliers effectués par les différentes unités de production autogérées. L’enjeu de ce débat est tout simplement de savoir comment (sur quels modes, sous quelles formes, par l’intermédiaire de quelles pratiques, relations, institutions sociales) les différents travaux particuliers (menées au sein des différentes unités de production) se trouvent validés comme travail social. La question n’est pas posée explicitement comme telle par Bernard Friot. Mais il y répond bien pourtant : en ne faisant allusion ni à la planification ni à la coopération, c’est bien au marché et au seul marché qu’il s’en remet pour résoudre le problème. C’est qu’il tient – et là explicitement – les relations et les catégories marchandes comme indépassables, même si ces prises de position sur le sujet sont des plus confuses, comme on l’a déjà vu :
« La convention salariale du travail [qui est censée se substituer à la convention capitaliste – AB] n’élimine ni le prix, ni la monnaie, ni l’échange : elle élimine la marchandise, c’est-à-dire la dictature du temps qu’introduit la mesure de la valeur par le temps de production. » (page 113).
Mais que peut bien signifier éliminer la marchandise sans éliminer la monnaie et le prix ? S’il n’y a plus de marchandise, de quoi la monnaie est-elle l’équivalent général et de quoi le prix est-il le prix ? C’est vouloir maintenir les conséquences alors qu’on a supprimé les prémices.
De pareilles inconséquences font douter, une fois encore, de la maîtrise par Bernard Friot du concept de valeur. On est dès lors aussi en droit de douter de ce qu’il ait conscience de la contradiction dans laquelle il s’enferme en tentant de concevoir un modèle du socialisme dans lequel les rapports de valeur (au sens de la valeur comme forme fétichiste du travail social abstrait – le seul sens et contenu de la valeur, comme nous l’avons vu au début de cet article) sont déclarés indépassables : « Je crois à la nécessité du travail abstrait, et je ne vois pas comment on peut échapper à la valorisation (monétaire) de l’activité. » (page 175).
Car, si l’on peut à la rigueur admettre la persistance de mécanismes de marché au cours de la phase socialiste de transition (sur la base de la possession sinon de la propriété par les travailleurs associés de leurs entreprises qui les autoriseraient à engager des forces productives sociales d’une manière autonome pour produire des valeurs d’usage sociales), concurremment à ces autres modes de socialisation du travail que seraient la coopération directe entre entreprises et la planification (sectorielle et territoriale, à différentes échelles), et si l’on doit reconnaître qu’il n’existe aucun consensus entre les différents auteurs qui se sont penchés sur la question (y compris les « pères fondateurs ») sur la part relative qui devrait leur revenir et que cette part serait sans doute variable d’une expérience socialiste à l’autre [6], le consensus s’est cependant établi parmi eux pour juger que ces différents modes, concurrents, seraient sans doute, pour partie, complémentaires, mais qu’ils seraient aussi contradictoires et que le sens général de la transition socialiste serait de faire régresser et même disparaître la socialisation marchande au profit de la coopération et de la planification. Inversement, déclarer la première indépassable, sans autre forme de procès, c’est nécessairement limiter a priori la portée des deux autres et risquer de compromettre en définitive toute la dynamique socialiste.
Alain Bihr, 11 juin 2013