Jean Batou – Peux-tu nous dire quelle est la force et l’état d’esprit du mouvement de protestation qui s’est développé depuis l’assassinat de Mohamed Brahmi, dirigeant de la gauche nationaliste (Courant populaire) au sein du Front Populaire, le 25 juillet dernier ?
Anis Mansouri – L’assassinat de Brahmi a redonné vie à l’état d’esprit qui avait fait suite à l’assassinat de Chokri Belaïd, surtout si l’on pense qu’un autre membre du Front populaire (FP), Mohamed Belmofti, a été abattu par la police, le jour suivant, dans la région de Gafsa. Le Front Populaire, qui n’avait pas appelé à la désobéissance civile après l’assassinat de Chokri, a pensé qu’il fallait cette fois-ci aller plus loin en s’inspirant des résolutions politiques de sa Conférence nationale de juin : appel à la dissolution immédiate du gouvernement et organisation d’élections à brève échéance ; annulation des nominations partisanes décidées par Ennahda ; dissolution de l’Assemblée nationale constituante (ANC), neutralité politique des mosquées, etc. Au même moment, 62 élu-e-s se ont décidé de geler leur participation à l’ANC en appuyant les mêmes revendications. Ceux du FP d’abord, suivis par les représentant-e-s d’autres forces politiques, notamment de Nida Tunes (libéraux, dont certains membres sont issus du RCD) et de la coalition qu’il anime : l’Union pour la Tunisie. Cette convergence s’est traduite par la formation du Front du Salut, qui s’est aligné sur les objectifs politiques immédiats du FP.
Dès le 26 juillet, le Front du salut a appelé à un sit-in au Bardo (à Tunis) et dans plusieurs autres régions. Ces sit-in ont repris le slogan central de la révolution du 14 janvier 2011 – « Dégage ! » – et ses formes d’action – occupations de rue, d’institutions publiques, et exigence de la démission de responsables. Ils durent maintenant depuis un mois nuit et jour et sont très populaires, militants et créatifs. Le 6 août (six mois après l’assassinat de Chokri), les manifestant-e-s étaient près d’un demi-million dans la rue. Le 13, pour les droits des femmes, et le 24, pour lancer la semaine de mobilisation en vue du départ du gouvernement, nous étions aussi très nombreux à occuper les rues.
Quelle a été la signification de la grande manifestation féministe du 13 août pour le 57e anniversaire de l’adoption du Code du Statut Personnel (CSP) au lendemain de l’indépendance ?
On a vu se confronter deux projets de société : les 350 000 manifestant-e-s – y compris des femmes voilées des milieux populaires marchant avec l’Association des femmes démocrates– ont proclamé leur refus de l’obscurantisme patriarcal des islamistes. Le CSP prévoit l’interdiction de la polygamie, du mariage des mineures, des mariages imposés, de la répudiation, ainsi que le droit au divorce. Il est devenu une ligne rouge en-deçà de laquelle une grande partie de la société, des femmes en particulier, refusent de reculer.
Quelle est la répercussion du coup de force de l’armée égyptienne sur les rapports de force politiques en Tunisie ?
Les islamistes ont profité de l’assaut meurtrier des militaires contre leur propre sit-in au Caire pour discréditer le mouvement populaire, le taxer de putschisme et le menacer de représailles. Nos sit-in ont été agressés à plusieurs reprises par la police et par les « Ligues de protection de la révolution » à la botte des islamistes. Pourtant, le FP comme le Front du salut ont dénoncé les massacres perpétrés par l’armée égyptienne, sans pour autant fermer les yeux sur les violences dont les Frères musulmans (FM) sont responsables à l’encontre de manifestant-e-s, sans parler de l’incendie des églises coptes… De son côté, malgré la gravité de la crise tunisienne, le Guide suprême d’Ennahda, Rached Ghannouchi, a annulé une rencontre capitale avec les syndicats pour participer à une réunion du réseau international des FM en Turquie.
Quel rôle joue la direction de la Centrale syndicale (UGTT) dans cette crise politique ?
La direction de l’UGTT a proposé un appel, soutenu par la Centrale patronale, l’Ordre des avocats et la Ligue des droits humains pour exiger la dissolution du gouvernement, un exécutif technique dirigé par une personnalité indépendante et des mécanismes de contrôle pour achever les travaux de la Constituante dans les plus brefs délais. Ennahda tente d’utiliser ce compromis pour gagner du temps et sortir de son isolement, si bien que l’UGTT a appelé à soutenir la mobilisation du Front du salut, le 24 août, tout en ne revendiquant pas la dissolution de l’ANC.
Que penses-tu de la constitution du Front du salut, qui rassemble la droite libérale, le centre gauche (issu notamment de l’ex-PC) et la gauche anticapitaliste (FP) ? Le FP ne risque-t-il pas de mettre sous le tapis ses revendications sociales essentielles au nom d’une large alliance anti-islamiste ? Quel rôle peut jouer la gauche révolutionnaire dans ce cadre ?
Le risque existe de laisser les libéraux prendre la main, alors qu’ils mènent la même politique économique que les islamistes, et que celle-ci ne peut conduire qu’à la régression sociale et démocratique. Le climat de violence extrême entretenu par les islamistes, marqué par plusieurs assassinats politiques, mais aussi par l’égorgement de huit soldats par des djihadistes au Centre-Ouest, sans parler des camps d’entraînement aux frontières libyenne et algérienne et de la pose de mines antipersonnel… pousse une large partie de la population à soutenir les résolutions du FP, ce qui explique que les autres forces politiques les aient reprises. Pourtant, le « Front du salut » est une formule discutable, parce qu’elle peut faire penser à une alliance stratégique durable dont les seuls perdants seraient la gauche révolutionnaire et les couches populaires. Il appartient donc à la gauche révolutionnaire de défendre la nature conjoncturelle et tactique de cette alliance, qui ne doit pas empêcher le FP d’intensifier son soutien aux luttes sociales. Elle doit prendre fin le plus vite possible, avec la chute du gouvernement et la dissolution de l’ANC.
Entretien réalisé par Jean Batou pour solidaritéS