Quelques instants suffisaient pour saisir la nature de classe des manifestations : messieurs et dames des beaux quartiers de Paris ou Versailles, mocassins haut de gamme et foulards Hermès, bourgeois moyens et petits de nos bonnes provinces et de nos banlieues « calmes », familles au complet hésitant entre discipline et encanaillement, jeunes des patronages et des grandes écoles aussi virulents que bien propres sur eux… La diversité sociale tant vantée par les organisateurs se réduisait à celle de la vielle société conservatrice et réactionnaire (et à l’occasion contre-révolutionnaire), à nouveau réunie dans une croisade pour ses prétendues valeurs morales.
Une « droite d’en bas »
Les animateurs de ce « mouvement social » de droite ont su habilement usurper et détourner des références de gauche ou progressistes : non seulement à Mai 68 mais aussi aux Lumières, à 1789, à la Résistance, et jusqu’aux luttes récentes du mouvement ouvrier (« on ne lâche rien ») ou aux révolutions arabes (le « printemps français »). Là s’arrête cependant toute comparaison avec les mobilisations des travailleurs et de la jeunesse. Au-delà des emprunts démagogiques, les vraies revendications étaient celles de la « famille », la « dignité humaine », « la civilisation chrétienne de notre pays »… Et puis les paroisses et groupes de prière, sous l’autorité de monsieur le curé ou monsieur l’aumônier, c’est tout de même autre chose que les entreprises, les facs et les lycées.
Plus pertinente que la référence à Mai 68 est l’analyse soulignant l’apparition d’une « droite d’en bas ». Il est un fait qu’aucun parti de droite (UMP, UDI) ou d’extrême droite (FN) n’a orienté ou dirigé le mouvement. D’abord, parce que la droite connaît elle-même une crise de direction, que l’affrontement Copé-Fillon avait mis spectaculairement en relief [2] ; de nombreux manifestants se reconnaissaient d’ailleurs comme des « déçus de la droite d’en haut », descendant dans la rue en réaction à leur frustration. Ensuite, parce que les divers partis réactionnaires ont été eux-mêmes très divisés.
L’UMP et le FN divisés
Si Copé et les sarkozystes se sont investis à fond, Fillon, Juppé et d’autres dirigeants de l’UMP ont eu une position beaucoup plus réservée, appelant même à ne plus manifester après la promulgation de la loi. Une expression de leur conflit a été l’appel – infructueux – du vice-président copéiste, Peltier, à sanctionner Kosciusko-Morizet pour son abstention sur la loi en la faisant battre dans la primaire UMP de Paris.
De fortes contradictions se sont aussi manifestées dans le FN, recoupant en partie les deux camps d’une autre « guerre des chefs », celle du congrès de janvier 2011 [3]. Le perdant, Gollnisch, et en général l’aile traditionnaliste du FN, ont été aux premiers rangs de la protestation – avec les deux députés, Maréchal-Le Pen et Collard. Mais cela n’a pas été le cas de Marine Le Pen et de son équipe rapprochée : centrés sur leur stratégie consistant à disputer au PS l’électorat ouvrier et populaire, ils n’ont eu de cesse de prendre leurs distances, ne participant à aucune manifestation et dénonçant même la controverse comme une « diversion » de « l’UMPS ». Rien de progressiste pour autant dans un discours qui suggérait en permanence que le « problème principal » n’est pas l’homosexualité mais l’immigration musulmane…
Ce positionnement a accru les marges de manœuvre d’une galaxie de groupes plus « radicaux », néonazis ou autres. Le plus médiatique d’entre eux, le « Printemps français », a réuni « quelques nervis de la mouvance identitaire, sans doute, mais beaucoup plus sûrement les lointains descendants d’un catholicisme de combat né à la fin du XIXe siècle en réaction à l’anticléricalisme d’Etat », selon l’historien et universitaire spécialiste de l’extrême droite, Grégoire Kauffmann, qui ajoute que sa porte-parole, Béatrice Bourges, « a subi la forte influence d’Ichtus, émanation de l’association maurrassienne la Cité catholique. » [4]
La hiérarchie catholique et ses réseaux
Les intégristes catholiques ont en effet été très actifs dans cette éruption réactionnaire. Parmi eux, les dissidents « lefébvristes » de Civitas, liés à la Fraternité sacerdotale Saint-Pie X, tout comme ceux, reconnus par le Vatican et plus influents, de la Fondation Jérôme Lejeune (dont la responsable de la communication, Ludivine de la Rochère, présidait la « manif pour tous ») et de l’Alliance Vita de Christine Boutin et Tugdual Derville, autre porte-parole national du mouvement.
Mais c’est l’Eglise de France tout entière qui s’est mise en mouvement. Ce sont ses paroisses, son réseau associatif très dense, avec la Confédération nationale des associations familiales catholiques et Familles de France, qui ont au premier chef structuré les mobilisations. Il est notable que nombre des animateurs du mouvement, à l’instar de la « modérée » Frigide Barjot, avaient fait leurs premières armes dans l’organisation des JMJ (les Journées mondiales de la jeunesse initiées par Jean-Paul II).
C’est la hiérarchie catholique en tant que telle qui a été aux manettes, du début à la fin. A commencer par ses deux figures principales, le « primat des Gaules » Philippe Barbarin et l’archevêque de Paris, président (jusqu’en avril) de la Conférence des évêques de France, André Vingt-Trois. Dans sa dernière allocution devant cette assemblée, prononcée après l’adoption de la loi, Vingt-Trois affirmait que « ce passage en force » peut contribuer « à paralyser la vie politique » et provoquer une montée de la « violence » ! Le Figaro du 16 avril commente : « Alors que le président des évêques aurait pu lancer un appel au calme face à la crispation et au ton des manifestants anti-mariage pour tous, il les a encouragés à ne pas baisser les bras et à pratiquer une sorte d’objection de conscience ».
Les responsabilités du gouvernement et du PS
Beaucoup se posent la question : pourquoi l’opposition au mariage et à l’adoption pour tous a-t-elle pris une telle ampleur, alors que des lois similaires ont été adoptées avec moins de difficultés dans des pays réputés ultra catholiques, tels que l’Etat espagnol ou l’Argentine ? Pour commencer, n’oublions pas que du fait de la complicité ouverte de l’Eglise catholique avec le franquisme et la dictature militaire argentine, elle fait toujours dans ces deux pays l’objet d’un discrédit et d’un rejet très forts, qui malheureusement n’existent pas ou plus à un tel niveau en France.
Au-delà, les causes sont liées à la crise, qui exaspère aussi les frustrations des secteurs moyens et petits de la bourgeoisie, et surtout à la politique du gouvernement et du PS. Les réactionnaires leur doivent beaucoup.
Comme effrayés de leur propre audace, le gouvernement et le PS n’ont en effet pas cessé de reculer, en particulier sur la PMA, reléguée aux oubliettes. De Jospin pour qui « l’idée fondamentale » est que « l’humanité est structurée entre hommes et femmes » et « pas en fonction des préférences sexuelles », à Royal qui « n’aurait pas donné le nom de mariage », sans oublier Hollande évoquant une « liberté de conscience » des maires, ils ont multiplié les signes d’indécision qui ont encouragé les opposants.
Tentant cyniquement d’utiliser leur seule réforme un peu progressiste pour faire oublier une politique économique et sociale entièrement au service du patronat, ils ont choisi sciemment de faire traîner le processus législatif en longueur. Du pain-bénit pour les réactionnaires qui ont eu tout le temps de se mobiliser et ont pu lancer des slogans tels que « la priorité, c’est Aulnay, pas le mariage gay » ou « on veut du boulot, pas du mariage homo ».
D’autant que la décision avait été prise au plus haut niveau de leur laisser le monopole de la rue. Après la manifestation du 27 janvier en soutien au projet de loi, l’Inter-LGBT, contrôlée par le PS et disposant d’un pouvoir de convocation incontournable, a brutalement stoppé la mobilisation au prétexte de laisser se dérouler sereinement le processus parlementaire. Face aux agressions homophobes qui se multipliaient, les quelques réactions de rue, minoritaires, ont été lancées à l’initiative d’associations telles qu’Act-Up – sans oublier le rôle des militant-e-s du NPA.
Reste la question de savoir à qui pourrait profiter, au plan politique, cette vague réactionnaire à travers laquelle on dit que se serait forgée une « nouvelle génération de droite ». A l’UMP, qui se trouverait requinquée et relégitimée par le premier grand mouvement de contestation du gouvernement « de gauche » ? [5] Au FN, dont des responsables ont pu s’afficher au côté de représentants de la droite traditionnelle, et qui tentera aux municipales d’enfoncer dans celle-ci de nouveaux coins ? Voire aux groupes identitaires et néo-nazis qui, sans croître vraiment en nombre, se sont singulièrement enhardis, un effet dramatique en ayant été le meurtre de Clément Méric ?
La menace de la droite et de l’extrême droite est réelle. Le mouvement ouvrier, les travailleurs et la jeunesse ne pourront y faire face que s’ils parviennent à sortir de la semi-paralysie que le gouvernement « de gauche » leur a jusqu’à présent imposée. Pour commencer à combattre frontalement, pour leurs propres revendications, ce gouvernement et sa politique.
Jean-Philippe Divès