« Nous en avons assez ! » s’écrie Cherifa Kheddar, présidente de Djazairouna, association algérienne des victimes du terrorisme islamiste et dont le frère et la sœur ont été assassinés par le Groupe Islamique armé (GIA) en juin 1996. Elle a raison. Les récents événements en Egypte ont donné lieu à une avalanche de déclarations erronées et de mensonges sur ce qui s’est passé en Algérie dans les années 1990. Bien que chaque contexte soit unique, des leçons peuvent être tirées de l’expérience algérienne pour des pays comme l’Egypte aujourd’hui à condition de combattre la désinformation. Le terrorisme islamiste a fait couler tellement de sang en Algérie qu’il est immoral de ne pas se souvenir de ce qui s’est réellement passé.
Je viens d’achever une recherche de trois années sur l’opposition progressiste à l’intégrisme dans les pays à majorité musulmane de l’Afghanistan au Mali. C’est le sujet de mon prochain livre, « Votre fatwa ne s’applique pas ici : Histoires non dites de la lutte contre l’islamisme ». J’ai commencé par l’Algérie où j’ai interviewé des dizaines de rescapés de la violence islamiste des années 1990 dans des lieux comme Blida, la ville natale de Cherifa Kheddar, à l’intérieur de ce qui était alors appelé « le triangle de la mort ». Les voix des personnes que j’ai rencontrées doivent être entendues pour comprendre leur histoire.
Au lieu de cela, nous avons droit à des articles passe-partout. Presque personne ne semble parler à ces nombreux Algériens qui ont une autre vision des choses. Personne ne semble prendre la peine d’écouter les femmes. Nous ne pouvons pas comprendre ce qui s’est passé en Algérie, ni ce que cela signifie aujourd’hui, si nous faisons l’économie de ces rencontres.
Le régime socialiste d’après l’indépendance est sur le déclin lorsque Chadli Bendjedid devient président en 1979. Comme Sadate, il utilise l’intégrisme montant pour faire taire les critiques sur la gauche, un jeu qui échappe à tout contrôle. La privatisation débridée de Chadli Bendjedid creuse un énorme fossé entre les nantis et les démunis et provoque une révolte de la jeunesse en Octobre 1988 : 500 gamins sont tués par l’armée en une semaine [1]. Dans le sillage des émeutes, le gouvernement tente d’apaiser la tension en lançant un processus électoral mal conçu et légalise des partis d’opposition dont le Front islamique du salut (FIS). Ce dernier, en violation de la Constitution algérienne interdisant la création de partis fondés sur la religion. Ce moment de « démocratisation » – qui a permis la création de journaux indépendants et un formidable optimisme – a été exploité par le FIS dont les précurseurs avaient milité dans les mosquées et avaient une bonne longueur d’avance.
Le FIS a participé au processus électoral alors que ses dirigeants affirmaient qu’ils ne croyaient en la démocratie que comme moyen d’arriver au pouvoir et que ses militants étaient déjà engagés dans la violence contre les femmes et les jeunes appelés du contingent [Voir sur ESSF (article 29259), Women’s Struggle against Muslim Fundamentalism in Algeria: Strategies or a Lesson for Survival?.]]. Tout cela est passé inaperçu, les observateurs étrangers étaient trop occupés à célébrer l’avènement d’un système pluraliste. Une version résumée de l’Algérie de 1990 est serinée en Occident - les islamistes ont participé aux élections, leur victoire a été volée et c’est ainsi que les ennuis ont commencé. Il s’agit d’une simplification grossière.
Déclarant ouvertement qu’ils aboliraient les institutions démocratiques, les dirigeants du FIS proclamaient qu’ils dirigeraient le pays par un majlis al-choura, une sorte de clergé. La mixité était pour eux un « cancer », ils assiégeaient les cités universitaires de jeunes filles. Leur prescription était simple : « l’islam est la solution ».
Leurs paroles et leurs actes terrifiaient les Algériens libéraux, politiquement parlant, et de gauche. Le numéro deux du FIS, Ali Belhadj, s’est demandé : « si nous avons la loi de Dieu, pourquoi devrions-nous avoir besoin de celle du peuple ? » « Il faut tuer ces mécréants ! » a-t-il dit à propos des Algériens non-intégristes. [2]
L’un des pires arguments brandis aujourd’hui au sujet de cette période est que la décision prise par l’armée algérienne n’avait pas de soutien populaire. « Des millions d’Algériens ne sont pas descendus dans la rue pour exiger ou dénoncer l’annulation des élections en 1992 », écrit Hicham Yezza dans un article très lu sur le site de Open Democracy. [3]. Cela occulte complètement la réalité des manifestations de masse appelant à l’interruption du processus électoral.
Dans les premiers jours de 1992, tel que rapporté à l’époque notamment par les journalistes Hassan Zenati et Ricardo Ustarroz, au moins trois cent mille personnes avaient manifesté dans les rues d’Alger bien avant Facebook, Twitter et les téléphones portables [4]. (Certains de ceux qui avaient pris part à la manifestation estiment que le nombre était beaucoup plus élevé ; jusqu’à 500.000 ou même un million). Ils ont appelé le gouvernement à sauver la république lorsqu’il semblait que le FIS allait gagner les élections, établir un Etat islamique et ne jamais renoncer au pouvoir. À l’époque, R. Ustarroz écrivait à propos du premier tour de scrutin, qu’il était probable « que se tiennent de nouvelles élections pour la plupart des sièges remportés par les islamistes en raison de plaintes de fraude électorale et autres irrégularités dans 140 circonscriptions. »
Cherifa Kheddar, qui avait participé à cette manifestation, m’a rappelé la semaine dernière que « un million de citoyens - les femmes en premier - étaient descendus dans les rues d’Alger. Nous avions demandé aux autorités d’arrêter cette mascarade électorale. Nous avions refusé l’iranisation ou la soudanisation de notre pays ». En réaction, ceux qui s’opposaient à la théocratie ont reçu des menaces des islamistes qui leur laissaient le choix entre le bateau et la mort.
Le 11 janvier 1992, le gouvernement soutenu par l’armée a répondu à l’appel en arrêtant un processus discutable qui aurait donné au FIS les rênes de l’Etat pour mettre à exécution ses menaces. Aussi terrifiante que soit devenue la situation par la suite, beaucoup estiment que cela aurait été pire si les criminels islamistes avaient pu démanteler la république de l’intérieur. Un éditeur de journal m’a confié : « cela aurait été l’Afghanistan ». « Remporter des élections ne suffit pas à faire la démocratie » m’a dit la psychologue et féministe Cherifa Bouatta qui a longtemps travaillé auprès des femmes victimes de la violence des années 90. « Elles peuvent conduire à la dictature éternelle. » [5]. C’est là que réside un dilemme intéressant. Pour les libéraux et les gauchistes occidentaux qui, aujourd’hui, donnent des leçons de démocratie aux Egyptiens, ce concept implique-t-il d’accepter de voter la mort de votre république – et la vôtre propre ? Ce n’est pas d’un gouvernement éphémère qu’il est question en Egypte - c’est plutôt de celui qui est chargé de promulguer la prochaine Constitution du pays. Un document qui peut affecter la vie de générations d’Egyptiennes et d’Egyptiens.
La désinformation circulant aujourd’hui à propos de ce qui s’est passé en Algérie prétend que ceux qui avaient soutenu l’interruption du processus électoral l’auraient fait en étant simplement mus par des craintes hypothétiques. Depuis les élections municipales de 1990, les Algériens avaient déjà été confrontés à la gestion désastreuse des communes par les islamistes, ce que Yezza souligne à juste titre dans son article. Les conseils municipaux du FIS étaient incapables de faire autre chose que d’interdire les manifestations culturelles. Aziz Smati, producteur de musique à la télévision se souvient : « Ils ont dit « un jour, votre tour viendra ! » « Il y avait des listes de personnes qu’ils assassineraient une fois arrivés au pouvoir. »
La menace sur la façon de vivre des Algériens était réelle, mais cela a été mal compris dans un Occident qui considère souvent les intégristes comme des démocrates et affuble leurs adversaires – en fait presque tous de fervents patriotes – de clichés comme « francophiles », qui réapparaissent aujourd’hui dans les couvertures médiatiques. « Nous avons essayé de leur expliquer », insiste Cherifa Bouatta en me parlant des Occidentaux, « que l’intégrisme est la fin de tout. C’est la mort de notre pays ». En outre, les islamistes proclamaient ouvertement leur programme. « Ni Charte, Ni Constitution, la parole de Dieu, la parole du Prophète ! » était l’un de leurs slogans préférés. Ce n’était là qu’une preuve supplémentaire de ce que Yezza réfute ainsi : « la pulsion supposée, sinistre et inhérente à l’islamisme d’utiliser les propres mécanismes démocratiques pour les subvertir et finalement détruire la démocratie même. »
Comme l’évoque Malika Zouba, ancienne journaliste, [6] « les islamistes ont promis de tout changer en Algérie. Les femmes devaient rentrer à la maison. Ils nous ont dit dans leurs sermons et pendant la campagne électorale qu’il n’y aurait pas de constitution, juste la charia. Nous allions perdre tout ce pour quoi nous avions lutté toute notre vie ». Bien que les hommes et les femmes se soient prononcés contre l’islamisme montant, ce n’est pas un hasard que les militantes des droits des femmes aient été parmi les premières à le faire en étant nombreuses à appeler à l’interruption du processus électoral. Pour C. Bouatta, « cette montée de l’intégrisme a été terrifiante pour nous en tant que femmes. »
En tout cas, l’annulation du second tour des élections législatives n’était pas la panacée. Une « décennie noire » a suivi avec d’une part le gouvernement soutenu par les militaires et les groupes islamistes armés d’autre part. L’effusion de sang a été largement causée par les attentats des groupes armés contre les civils faisant 200.000 victimes. « La population civile tout entière a été prise en otage » assure C. Bouatta dans un entretien avec l’auteur. Pourtant, les observateurs occidentaux – surtout à gauche – sous entendaient souvent que les Algériens méritaient ce déchainement de violence parce qu’ils avaient soutenu l’annulation des élections. Les mêmes poncifs nous sont resservis aujourd’hui à propos de l’Egypte. Les islamistes sont réputés avoir le droit de gouverner et, quand cela leur est refusé, de tuer n’importe qui sur leur chemin. Ils détiennent ce pouvoir aussi. Par exemple, le 13 juillet, lors d’un rassemblement pro-Morsi tenu à Tunis, Sahbi Atig, le chef du groupe Ennahda à l’Assemblée constituante tunisienne, a menacé « toute personne qui ose tuer la volonté du peuple en Tunisie ou en Egypte ». « La rue tunisienne, a-t-il dit, sera autorisée à en faire ce qu’elle veut y compris de faire couler son sang. » [7]
En fait, s’ils optent pour la violence aujourd’hui, les islamistes de la région auront fait un choix dont ils sont les seuls responsables et pour lequel leurs concitoyens leur demanderont des comptes. Cela est tout à aussi valable pour l’armée égyptienne qui a déjà tué quelque 60 protestataires. Comme l’a écrit récemment le journaliste algérien, Mustapha Benfodil, [8], parlant du chef militaire égyptien : « après avoir réussi à bouter les « Ikhwan » hors du palais de « l’Itihadiyah », le plus dur reste à faire pour le patron de l’armée : éviter au pays un bain de sang ». [9]
Bien évidemment, les violences étaient commises des deux côtés en Algérie. Bien que l’écrasante majorité des victimes ait été des personnes ciblées par les islamistes, les forces de sécurité avaient continué à recourir à la détention arbitraire, aux exécutions extrajudiciaires, à l’effroyable torture et à quelque huit mille disparitions forcées qui sont des violations graves des droits humains [10]. L’armée est également restée une force agissant dans les coulisses à ce jour avec des conséquences inquiétantes sur la démocratie et l’Etat de droit.
Quelles sont alors les véritables leçons de l’expérience algérienne pour l’Egypte et d’autres pays aujourd’hui ? Tout d’abord, c’est une grossière erreur de sous-estimer le danger posé par les mouvements qui utilisent Dieu comme une arme politique, qui sont ouvertement pour l’inégalité. Je ne saurais citer encore et encore les paroles du réformateur de l’éducation, Salah Chouaki, qui écrivait peu de temps avant son assassinat par le GIA : « l’illusion la plus dangereuse et mortelle ... est de sous-estimer l’intégrisme, l’ennemi mortel de notre peuple. »
Si l’on peut parfois de deux maux choisir le moindre pour survivre – à la fois physiquement et politiquement, il ne faut jamais renoncer à la construction d’une meilleure alternative. C’est là la deuxième leçon à tirer de l’expérience algérienne. « J’en ai vraiment assez de n’avoir le choix qu’entre la dictature et l’islamisme. L’aspiration à la démocratie existe » se plaint Leila Aslaoui dans une déclaration récente au journal algérien El Watan. Cependant, cette recherche d’une véritable démocratie doit être assortie non seulement d’un rejet de toute autocratie, mais aussi d’un engagement pour la justice socio-économique, les droits des minorités et ceux des femmes et une lutte acharnée contre l’intégrisme qui les menace. L. Aslaoui qui a soutenu les interventions de l’armée algérienne et égyptienne, et dont le propre mari, dentiste, a été assassiné par des islamistes dans son cabinet à Alger en raison de son opposition à l’extrémisme, a également déclaré au sujet des années 90, « mais nous savions qui nous protégeait et qui nous égorgeait » [11]
Tout comme les progressistes algériens dans les années 1990, les progressistes égyptiens doivent désormais se créer un espace pour construire une alternative crédible à la faveur du nouveau processus de transition. Dans le même temps, ils doivent dénoncer les violations des droits humains commises par les militaires et qui ne sont nullement justifiées. Ce n’est pas une tâche facile (il est déjà inquiétant d’apprendre qu’ils n’auraient pas été consultés au sujet du nouveau processus constitutionnel). Ces militants ont besoin à la fois du soutien international et que soit comprise la situation à laquelle ils sont confrontés pour avoir une chance d’accomplir cette tâche – deux choses qui ont cruellement manqué à leurs homologues algériens. En attendant, il est essentiel que la sécurité des militants progressistes égyptiens soit garantie. Quand les islamistes algériens avaient lancé leur jihad, ils sont allés chercher en premier lieu ceux qui avaient osé contester leur diktat [12]
Le bilan de l’intervention de l’armée algérienne reste mitigé
[13].
Cependant, de nombreux rescapés de la violence intégriste croient que le résultat aurait été bien pire si le FIS avait pris le pouvoir et avait exercé sa terreur depuis le sommet de l’Etat plutôt qu’en dehors de celui-ci. Avec tous ces problèmes, l’Algérie n’est jamais devenue un Etat islamique. Les leçons qui peuvent être tirées de la crise qui a frappé le pays alors – tel que le racontent les survivants – rendent indispensable de se rappeler cette histoire aujourd’hui.
Le manque de solidarité internationale avec les Algériens non-intégristes à l’époque reste une pilule dure à avaler pour beaucoup et, malheureusement, une expérience que partageront peut-être les Egyptiens. Mais il y a aussi des raisons d’être optimiste à condition que le monde adopte une attitude plus intelligente à l’égard de l’Egypte et soutienne ceux qui sont convaincus par la démocratie réelle. [14]. Je repense aux paroles de Aziz Smati, aujourd’hui paraplégique suite à un attentat commis sur sa personne par le GIA en 1994, « Pendant 10 ans, ils n’ont pas réussi, donc je ne pense pas qu’ils le puissent un jour. L’Algérie ne deviendra jamais un pays islamiste ». C’est l’un des espoirs que je formule pour l’Egypte.
Karima Bennoune, 16 juillet 2013