Depuis les événements du 30 juin, des lignes de fracture sont apparues au sein des syndicats et associations professionnelles du pays, avec des membres dirigeants de ces associations prenant parti soit pour les nouvelles élites dirigeantes, soit pour le régime de l’ancien président, Mohamed Morsi, qui a été expulsé.
Les syndicats et les associations professionnelles ont été conduits sur le devant de la scène de ce conflit en cours, alors que leurs directions, loyautés et politiques sont mises en question.
Un appel à la grève générale contre le régime Morsi, le 2 juillet, de l’Egyptian Federation of Independent Trade Unions (EFITU) a échoué à se matérialiser. La présidence de l’EFITU a depuis lors exprimé son soutien aux nouvelles élites dirigeantes, soutenues par le conseil militaire [le CSFA, Conseil suprême des forces armées].
D’un autre côté, avant et depuis l’expulsion de Morsi, le 3 juillet, un grand nombre d’associations professionnelles ont pris la décision de manifester leur soutien au président islamiste.
Avant l’accession de Morsi au pouvoir, les Frères musulmans disposaient d’une influence négligeable parmi les syndicats de cols bleus, mais étaient par contre très puissants parmi les associations professionnelles de cols blancs. La Confrérie a conservé une forte présence historique au sein des associations de médecins, de dentistes, de pharmaciens, de vétérinaires, de juristes, d’ingénieurs et d’enseignants, gagnant les élections dans beaucoup de ces associations et contrôlant leurs directions.
Après avoir perdu le contrôle de l’exécutif et du législatif de l’Etat, la Confrérie repose désormais sur sa base de pouvoir historique et, peut-être, ce qui lui reste comme dernier refuge politique : les associations professionnelles.
Selon Amr al-Shoura, du groupe indépendant Docteurs sans droits, la Fédération des associations professionnelles – rassemblant 18 associations – « et en particulier les associations des médecins et des pharmaciens ont mobilisé et mobilisent toujours leurs forces contre le mouvement du 30 juin ainsi qu’en soutien de Morsi ».
Shoura indique les événements sanglants du 8 juillet, au cours desquels plus de 50 manifestants pro-Morsi furent tués sous les balles des forces armées et des centaines d’autres blessés en dehors du quartier général de la Garde républicaine où le président expulsé est supposé être détenu.
Le jour suivant, une conférence de presse se tint dans les locaux de l’association des médecins où des membres du groupe Docteurs pour l’Egypte, contrôlé par les Frères musulmans, annoncèrent la création d’un comité d’investigation sur ce qu’ils appelèrent un « massacre ».
Selon les Frères musulmans, au moins 85 manifestants furent tués et plus d’un millier blessés lors de cet événement – presque tous étant des partisans de Morsi. Les Gardes républicains et le Ministère de la santé, de leur côté, affirment que seulement 52 personnes furent tuées et plus de 200 blessées, chiffre qui comprend autant les forces de sécurité que les manifestant·e·s.
Selon Shoura, des enquêtes indépendantes menées par le groupe des Docteurs sans droits indiquent que le « nombre réel des victimes se situe quelque part entre les chiffres présentés d’un côté par les Frères musulmans, de l’autre par le Ministère de la santé. Le nombre des victimes pourrait être revu à la hausse. »
Il ajoute que les deux parties à ce conflit se sont engagées dans des campagnes délibérées de désinformation.
« Les membres de la Confrérie ont projeté des photos et des vidéos lors de la conférence de presse tenue à l’association professionnelle ; ils affirmaient que des femmes et des mineurs furent tués lors de ces clashes. Il s’est avéré que c’était faux et trompeur », affirme Shoura. Des images de femmes et d’enfants morts au cours de la guerre civile syrienne ont été, semble-t-il, utilisées comme propagande par des Frères musulmans afin de soutenir qu’ils furent tués par les forces de sécurité égyptienne.
D’un autre côté, un black-out médiatique semble avoir été imposé sur de nombreux hôpitaux qui recevaient des victimes de ces clashes.
Shoura ajoute que « tandis que nous dénonçons la violence et le sang versé, nous sommes méfiants face aux informations et statistiques politisées émises autant par la Confrérie que par l’armée ».
L’association professionnelle des médecins a annoncé qu’elle fournirait 5000 livres égyptiennes aux familles de chacune des personnes « martyrisée » par les Gardes républicains.
Selon Abdallah al-Keryoni, membre des Frères musulmans, les clashes devant les bâtiments de la Garde républicaine ont nécessité une intervention de l’association.
« Deux médecins ont été abattus par les Gardes républicains, neuf autres furent blessés après avoir reçu des tirs de munitions réelles et plusieurs autres médecins ont été arrêtés au cours de ces événements. La fonction de l’association des médecins est de soutenir les médecins et de se lever en faveur de leurs droits humains. L’association est destinée à s’engager autour de questions politiques qui relèvent des soins et des droits de médecins à l’échelle nationale. »
Khairi Abdel Dayyem, président de l’association des médecins, est prudent et indique que l’association n’a pas de position politique sur la situation actuelle. Il déclare que « l’association ne prend pas de position officielle au sujet des événements du 30 juin ».
Abdel Dayyem, un membre de la coalition Docteurs pour l’Egypte, dominée par les Frères musulmans, cherche furieusement à se distancier du groupe islamiste. Il insiste qu’il est une personnalité indépendante et non un membre de la Confrérie. « L’association ne prend pas de position politique », affirme-t-il bruyamment au journal Mada Masr. « Chaque membre de l’association a sa propre position politique. »
Des actions de la part des associations sont toutefois envisagées par les Frères musulmans comme un moyen de pression possible. Keryoni indique que la Confrérie « discute de la possibilité ou non de recourir à des grèves des associations comme élément de sa campagne de résistance contre ce coup militaire. Ce doit être une décision prise par l’assemblée générale de l’association. L’idée de grèves a été avancée, mais notre position n’a pas encore été prise. »
Les conseils d’association dominés par la Confrérie se sont opposés, entre mai 2011 et mars 2013, à une série de grèves poussées par des médecins indépendants et membres de l’opposition [à Morsi].
Keryoni explique que, sur le long terme, les Frères musulmans étudient toujours quelle position adopter, soit boycotter ou participer aux élections associatives à venir.
Un médecin, membre de Docteurs sans droits, demandant à conserver l’anonymat dit que « nous allons tenter de purger nos associations générales et de branches du contrôle de la Confrérie. Nous sommes en train de discuter de la possibilité de tenir des élections associatives anticipées afin d’expulser ceux qui ont fait obstacle à nos libertés et ont privé le peuple égyptien de leurs droits à recevoir une attention médicale appropriée ainsi qu’à un budget de santé publique suffisant. »
Docteurs sans droits a revendiqué en permanence une augmentation de la part consacrée aux soins dans le budget national, de moins de 4% actuellement à 15%.
Les sentiments opposés aux Frères musulmans à certains niveaux de l’association se traduisent au-delà de l’échéance des élections.
Selon Shoura, une initiative récente, appelée la rébellion des médecins, lancée par des médecins opposés aux Frères musulmans dans la ville du Delta du Nil de Masoura, tente de débarrasser leur branche associative des éléments loyaux à ce groupe islamiste en appelant à des élections anticipées afin de défaire les loyalistes de Morsi.
Cette initiative affirme s’inspirer de la campagne de signatures Tamarod qui aurait réuni 22 millions de signatures exigeant la déposition de Morsi et des élections présidentielles anticipées, ce qui déclencha les protestations massives du 30 juin qui conduisit finalement à la chute du président.
Une campagne liée, appelée Tamarod Fayoum, tente de même de débarrasser l’association des enseignants de la présence des Frères musulmans en collectant des signatures et en faisait appel à des élections anticipées.
De la même façon, dimanche [14 juillet], l’Alliance populaire nationale a été créée, regroupant 15 différents syndicats professionnels et associations avec pour objectif la « défense des acquis des révolutions du 25 janvier [2011] et du 30 juin [2013], ainsi que le soutien de la feuille de route politique présentée par le Conseil suprême des forces armées ».
Parmi les personnalités clés au sein de l’alliance, on compte le chef du syndicat des juristes, Sameh Ashour, l’ancien vice-président de la Cour constitutionnelle suprême, Tahani al-Gebali, ainsi que l’écrivain Mohamed Salmawi.
Plusieurs associations professionnelles et syndicats ont participé aux manifestations massives du 30 juin, prirent part aux marches contre Morsi et plantèrent leurs tentes sur les places et sur les lieux de protestation à travers le pays. Des conflits ont cependant surgi même au sein des rangs de ces associations qui se sont élevées contre le régime Morsi.
Un appel à la grève générale des travailleurs des transports a été publié le 2 juillet par l’EFITU et a circulé sur Internet. Cet appel a été émis face à « l’échec dans la réalisation des objectifs de la révolution du 25 janvier : pain, liberté et justice sociale ». Cette grève générale n’a toutefois jamais décollé.
L’invitation à la grève soulignait que les travailleurs devraient faire usage de l’arme qui est la leur, celle des arrêts de travail, afin de s’opposer à « ce que l’influence latente des Frères musulmans sur le mouvement des travailleurs et le syndicats soit facilité par le Ministère du travail », écrit le membre de la Confrérie, Khaled al-Azhary.
Morsi et Azhary furent tous les deux accusés de tenter de coopter la fédération syndicale contrôlée par l’Etat, l’Egyptian Trade Union Federation (ETUF), et de la placer sous l’influence de la Confrérie.
Peu après que le Conseil suprême des forces armées déposa Morsi, le 3 juillet, la présidence de l’EFITU publia une déclaration saluant les forces armées ainsi que leur rôle dans la « révolution du 30 juin », appelant également les travailleurs à abandonner leur droit à faire grève. Kamal Abou Aita, président de l’EFITU, écrit que « les travailleurs qui étaient les défenseurs de la grève sous l’ancien régime devraient désormais devenir les champions de la production ».
Abou Aita, nommé ministre du Travail lundi par le premier ministre intérimaire Hazem al-Beblawi, n’est toutefois pas le seul représentant du mouvement des syndicats indépendants.
Le 10 juillet, Fatma Ramadan, membre du conseil de l’EFITU [1], a publié une déclaration réfutant Abou Aita. Ramadan insiste sur le fait « que les travailleurs ne doivent jamais sacrifier leur droit à faire grève ».
Ramadan a déclaré au journal Mada Masr que Abou Aita a publié sa déclaration de façon unilatérale, sans en discuter avec d’autres membres du conseil de l’EFITU.
« Notre rôle, en tant que fédération syndicale, doit être de faire respecter tous les droits des travailleurs, y compris le droit à faire grève. Les travailleurs ne peuvent revendiquer leurs droits et libertés seulement s’ils conservent leur droit à faire grève, en tant qu’arme leur permettant de faire face aux violations des droits et conditions des travailleurs ainsi que contre les abus patronaux. En tant que syndicalistes, nous ne pouvons absolument pas appeler les travailleurs à protéger les intérêts des hommes d’affaires en abandonnant les droits du travail au prétexte de renforcer l’économie nationale. »
Ramadan voit le mouvement du 30 juin comme un « soulèvement devenu coup [ou un coup dans la révolution]. Il manque autant d’une direction unifiée que d’objectifs clairs. Le CSFA, aux côtés d’éléments de droite et des restes du régime de Moubarak, semble s’être emparé de ce mouvement et peut avoir transformé le 30 juin d’un soulèvement en une contre-révolution. »
Jano Charbel