Comme l’on sait, depuis une dizaine d’années le Parti des travailleurs (PT) brésilien occupe la mairie de Porto Alegre, capitale de l’Etat du Rio Grande do Sul (à la frontière avec l’Uruguay) et l’une des principales villes du pays avec environ deux millions d’habitants. L’actuel maire, Raul Pont, un ancien dirigeant du syndicat des professeurs, appartient au courant le plus radical du PT, la tendance « Démocratie socialiste », qui se réclame de la Quatrième Internationale. Si les « rouges » - c’est la couleur du drapeau du parti - du PT ont gagné à trois reprises les élections municipales, c’est parce que sa gestion des affaires municipales se distingue radicalement de celle des divers politiciens bourgeois : pas de corruption ni de népotisme, priorité aux besoins de la population pauvre et des quartiers populaires, et surtout une expérience passionnante de démocratie directe : le « budget participatif ».
Le budget participatif
Il s’agit d’un système qui permet aux populations locales - dans chaque quartier de Porto Alegre - de décider, lors d’assemblées ouvertes à toute la population, les priorités du budget public investi dans leur localité. En d’autres termes, c’est la population elle-même qui détermine, dans une manifestation originale de démocratie directe, s’il faut utiliser l’argent du budget pour construire une route, une école ou un centre médical. Les assemblées suivantes permettent à la population de contrôler l’exécution des travaux décidés, tandis qu’un conseil municipal du budget participatif, composé de délégués élus par les assemblées, gère la distribution du budget aux différents quartiers, en fonction de critères décidés en commun.
Bien entendu, ce n’est qu’une minorité de la population - quelques dizaines de milliers de personnes à Porto Alegre - qui participe aux assemblées du budget participatif, mais comme celles-ci sont ouvertes à toute la population, le système jouit d’une très grande légitimité et popularité. Le budget participatif est, sans aucun doute, une des principales raisons des victoires électorales du PT dans la mairie de Porto Alegre et, plus récemment, pour le gouvernement de la province du Rio Grande do Sul.
De la mairie à l’Etat
Cet Etat est l’un des plus importants du pays, le quatrième en termes de population et de développement économique. Sa population est majoritairement composée de descendants de l’émigration européenne, notamment italienne et allemande. Il est traditionnellement orienté à gauche, mais pendant longtemps la tendance dominante était le populisme « travailliste » du président Vargas et de son héritier Leonel Brizola. C’est depuis la fin des années 1980 que la force de gauche hégémonique, dans la capitale, est devenue le Parti des travailleurs.
Il faut ajouter que le Rio Grande do Sul est l’une des principales bases du Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre (MST), qui est aujourd’hui le plus important mouvement social du Brésil. Le MST est devenu non seulement l’expression organisée de la lutte des pauvres des campagnes pour une réforme agraire radicale, mais aussi la référence centrale pour toutes les forces de la « société civile » brésilienne - syndicats, églises, partis de gauche, associations professionnelles, universitaires - qui luttent contre le néolibéralisme.
Il y a quelques mois, le candidat du PT au poste de gouverneur, Olivio Dutra, a gagné les élections : pour la première fois dans l’histoire du Brésil, un de ses Etats les plus importants est administré par une équipe qui se réclame du socialisme et de la cause des travailleurs. Olivio Dutra est un ancien dirigeant du syndicat des travailleurs des banques et une figure connue de la gauche du PT ; il se définissait lui-même, lors d’une conversation que nous avons eue il y a quelques semaines, comme « marxiste chrétien ». Le vice-gouverneur élu, Miguel Rossetto, appartient lui aussi, tout comme le maire de la capitale, à la tendance Démocratie socialiste.
La présence (minoritaire) de quelques camarades de ce courant dans le secrétariat du nouveau gouvernement provoque de véritables réactions de panique dans certains milieux de droite. Dans un rapport confidentiel à son parti, le PMDB (bourgeois-libéral), le député régional Cesar Buzatto (un ex-militant de la secte néo-stalinienne MR-8) a dénoncé la mainmise des « trotskystes » sur l’Etat du Rio Grande do Sul : leur objectif, a-t-il expliqué, c’est de faire de cet Etat un tremplin pour conquérir le pouvoir au Brésil, et ensuite, faire du Brésil un outil pour la révolution permanente, la révolution mondiale : « Ils ont la prétention d’en finir avec le capitalisme dans le monde. » Bigre ! Le danger serait-il vraiment si imminent ?
La dette
Une des premières initiatives du nouveau gouvernement a été de tenir sa promesse quant au lancement du budget participatif à l’échelle de toute la province. Des assemblées populaires se sont tenues dans toutes les municipalités de l’Etat et dans les quartiers des grandes villes. Le succès de cette initiative a mis en rage l’opposition de droite - qui contrôle le Parlement local1. L’un de ses dirigeants a essayé d’interdire le processus de démocratie directe par décision judiciaire. Après de multiples épisodes juridiques cette tentative a avorté, et les assemblées ont pu se tenir comme prévu.
Le principal problème du nouveau gouvernement du Rio Grande do Sul est la gigantesque dette envers le gouvernement fédéral laissée par le gouverneur précédent, Antonio Britto, un politicien d’orientation néolibérale. Britto s’était engagé à payer cette dette... en privatisant les principaux services publics de la province (électricité, transports, etc.) ! Olivio Dutra et ses camarades, résolument hostiles aux politiques néolibérales de démantèlement et privatisation des services publics, refusent catégoriquement cette solution, préconisée aussi bien par la droite locale que par le gouvernement fédéral du président Fernando Henrique Cardoso, cet ancien sociologue de gauche converti à la religion du marché et devenu un inconditionnel de la globalisation néolibérale.
Un véritable « bras de fer » s’est ainsi engagé entre le nouveau gouvernement du Rio Grande do Sul, qui ne voudrait pas continuer à payer cette dette absurde, dont il n’est pas responsable, et le gouvernement fédéral, qui menace de ne pas rétrocéder à la province la partie qui lui revient de l’impôt national. Au-delà de ses aspects techniques et juridiques complexes, c’est une bataille politique entre le néolibéralisme des classes dominantes et une tentative - que celles-ci considèrent comme « hérétique » et hautement dangereuse - de donner l’exemple d’une alternative différente, d’une politique au service des besoins populaires. Il s’agit d’un combat difficile, où il n’est pas du tout certain que Olivio Dutra et ses camarades du Parti des travailleurs puissent gagner. En fait, l’issue de l’affrontement dépendra de ce qui se passera dans les autres régions du Brésil et de l’attitude qu’auront les autres gouverneurs élus par l’opposition, généralement plus modérés que celui du « Sud rouge ».
Nous savons bien qu’il ne peut y avoir de socialisme dans un seul pays, et encore moins dans une seule province. Ces expériences sont encore récentes et fragiles ; elles ont lieu dans un pays dévasté par les politiques néo-libérales, étranglé par la dette internationale, et dominé par une oligarchie vorace et parasitaire ; un pays dont le niveau d’inégalité sociale est un des plus élevés du monde, prenant la forme d’un véritable « apartheid social ». Mais pour ceux qui, en France ou au Brésil, refusent d’accepter le capitalisme comme l’horizon indépassable de l’histoire humaine, ou le néolibéralisme comme la seule forme possible de "modernité », les tentatives novatrices de la gauche socialiste, écologique et démocratique brésilienne représentent un espoir pour l’avenir.
Note
1. Traditionnellement, les élections aux instances législatives brésiliennes favorisent la droite à cause du système électoral, mais aussi par le poids plus grand du clientélisme et de l’apolitisme dans ce type d’élection.
Encart
Un bras de fer avec Monsanto
Une autre initiative intéressante du nouveau gouvernement se situe sur le terrain écologique. Depuis des années les mouvements de défense de l’environnement et le Mouvement des travailleurs ruraux sans-terre luttent contre les organismes génétiquement modifiés (OGM), que les monopoles agro-industriels nord-américains comme Monsanto essayent à tout prix d’introduire au Brésil, avec le soutien discret du président Cardoso et du gouvernement fédéral. L’enjeu est à la fois la sauvegarde de l’environnement, la santé des consommateurs et l’autonomie des paysans, menacés par des semences monstrueuses type « Terminator ». Cette semence, dont Monsanto vient d’annoncer l’abandon, est génétiquement modifiée pour empêcher que l’agriculteur puisse utiliser sa production pour ensemencer à nouveau la terre, l’obligeant ainsi à acheter, chaque année à nouveau, ses semences chez Monsanto...
Or, Olivio Dutra et son secrétaire à l’agriculture, proche du MST, ont décidé d’interdire toute importation de semences transgéniques. Au grand dam de Monsanto et Cie. Ils ont proclamé l’Etat du Rio Grande « libre de produits transgéniques » et commencé à mettre sur pied un système de contrôle permettant d’assurer à la production locale - par exemple de soja - un label internationalement reconnu. Plusieurs entreprises européennes de distribution, alarmées par le refus des consommateurs d’acheter des produits contenant des OGM, commencent à s’intéresser pour la production « traditionnelle » du Rio Grande do Sul. Il faut dire que l’Association agricole, contrôlée par les grands capitalistes et propriétaires fonciers, est favorable aux OGM et dénonce l’initiative du gouvernement comme une « conspiration machiavélique pour imposer, ensemble avec le MST, une réforme agraire »...