Discuter de savoir si la déposition de Morsy est le résultat d’un coup d’état militaire ou celui d’une révolution populaire, ou bien si elle est tout à fait halal du point de vue légal, n’est qu’une partie de la question, et ressemble tout à fait à un débat sur le sexe des anges. Il ne s’agit pas pour autant de réduire l’importance du sujet, ni la nécessité de le traiter, ni de négliger l’importance de déterminer les limites et la source du pouvoir et des pratiques politiques, mais de définir le ressort qui détermine l’événement.
Le premier phénomène le plus étonnant concernant ce qui se passe en Egypte est lié à ce qui met en mouvement les gens, ces millions de personnes qui sont descendues dans la rue pour dire ce dont elles ne veulent pas, si ce n’est ce qu’elles veulent. Aucun service secret au monde n’aurait capable de mettre en mouvement une telle masse. Il aurait pu y trouver son compte, exploiter sa dynamique, chercher à l’instrumentaliser dans telle ou telle direction, en recueillir les fruits au niveau « politique » comme un résultat de surface. Mais il n’aurait pu en aucun cas le créer au sens de l’engendrer.
Ceux qui pensent à partir d’une telle vision restent prisonniers de la carte du passé, alors que par nature, un tel événement appartient à l’avenir. Il ne s’agit pas là d’une dualité formelle. En plaçant le débat dans les limites de telles interrogations ou en les mettant en avant, on prend le risque de manquer ce qui est fondamental et nouveau : L’appel aux manifestations du « 30 Juin » est venu de « Tamarroud », un réseau politique non structuré, héritier d’autres réseaux qui l’ont précédé, comme le « 6 Avril » et d’autres. L’ appel (de Tamarroud) à signer une pétition semble lui avoir échappé des mains (si tant est qu’il ait des mains !? une telle supposition et une telle problématique dont nous sommes coutumiers appartiennent là aussi au « passé » ). Qui aurait imaginé, au moment du lancement de la campagne « Tamarroud » qu’elle rassemblerait des signatures par millions ? Qui aurait imaginé – et c’est cela l’important – que des millions de gens descendraient effectivement dans la rue à la date prévue, et qu’ils constitueraient « la plus grande manif de l’histoire de l’humanité » (est-ce un détail ?). Les ‘frères’ n’avaient, eux, pas imaginé cela, absolument pas, pas plus que l’opposition organisée sous le drapeau du « Front du salut », et l’armée non plus. Cette dernière est intervenue pour contrôler le mouvement et l’empêcher de prendre des chemins politiques inattendus , et aussi pour empêcher la survenue de chocs sanglants avec les ‘frères musulmans’, ce qui peut être décrit brièvement par le terme de guerre civile, même si cette désignation manque totalement de précision. Ce faisant [l’armée] a agi en institution nationale, c’est-à-dire en appareil seul capable (car il en a le pouvoir et la force nécessaires) d’ assurer la continuité de « l’État », et sa protection. Cela dépasse, et de loin, l’horizon d’un coup d’État.
La légitimité n’est pas seulement une question de positionnement moral, ni même politique, dans un sens qui la limiterait, par exemple, au seul résultat du dépouillement des urnes, (pour rappeler les propos d’Obama à Morsy durant leur communication téléphonique avant la chute, rendus célèbres du fait de la tentative des ‘frères’ de les rendre productifs dans un sens qui les arrange !) L’idée de légitimité prend corps dans des mécanismes qui font consensus, ou qui sont annoncés comme tels, et qu’il s’agit évidemment de définir, de pratiquer et de respecter. Certes le Président Morsy est sorti vainqueur des élections. Sans aucun doute. Et le référendum sur la Constitution qu’il a proposé a remporté une majorité confortable. Sans aucun doute. Mais la reconnaissance des moments historiques est précisément liée à des situations dans lesquels la réalité des événements dépasse tout cela. Au passage, il est remarquable que l’attachement littéral à ces définitions-là de la légitimité, et au souci de leur respect au-dessus de toute autre considération est clairement la marque de la position anglaise, par exemple. Et pas seulement l’officielle, mais celle exprimée par les experts et les media britanniques en général, ce qui est un indice de la force et de l’enracinement de certaines traditions politiques dans ce pays, et cela exprime aussi en profondeur le penchant général d’un pays qui a vécu ses transformations sans révolutions, contrairement à la France par exemple, et qui a fait ses grandes transitions politiques par la voie pacifique et sur la base de compromis...
La réaction des ‘frères’ à ce qui leur arrivait ou à ce qui arrivait avec eux, a été de se cramponner uniquement à « mais nous avons gagné les élections, nous sommes la légitimité », ce qui est apparu stupide et dépassé. Ils ont montré leur incapacité à saisir la dynamique en cours qui dépassait ces considérations, quelle que soit leur pertinence. Cela ressemble à une colère contre l’immense inondation d’un grand fleuve, et la tentative d’y faire face en disant que le « contrat » était qu’il aurait dû continuer à suivre son cours tracé dans la terre depuis des milliers d’années, en continuant d’irriguer les récoltes et d’abreuver les gens, et de se jeter dans un endroit connu. Mais il est entré en crue ! Il a quitté son cours et a débordé. Sans politesse et non au moment connu et favorable pour l’agriculture comme le fait le Nil depuis l’aube de l’histoire. C’est « l’Egypte qui a débordé, comme on dit, avec une violence envahissante, et de manière inattendue. Que faire ? Les ‘frères’ sont apparus comme manquant totalement d’imagination politique, en plus de leur incompréhension. C’est d’ailleurs la source de leur échec et révèle le degré de leur passéisme en même temps. Ils ont cru que leur victoire électorale et leur succès référendaire leur donnaient le droit de faire du pays ce que bon leur semblait.. Devenus sourds à tout élément en dehors de leur triomphe électoral, ils ont ainsi manqué l’occasion de proposer un consensus national à même de répondre aux énormes défis de la transition post-Moubarak, avec ses composantes nombreuses et contradictoires. Ils ont pensé qu’il ne s’agissait que de se cramponner au pouvoir alors que le défi se situait complètement ailleurs.
C’est là que la rupture est intervenue, ce qu’ils n’ont pas compris. Et le plus probable est que les cadres traditionnels et habituels de l’opposition n’ont rien vu venir non plus. Du coup, ils s’adressent aux ‘frères’ et les confrontent sur le registre de l’identité intellectuelle et idéologique, et sur le droit de conserver le pouvoir, jusqu’à quel point et comment, et ils se frottent les mains sur le mode : « on a gagné ! ». En cela, cette opposition persévère dans la voie de l’héritage du passé et de ses disputes, dans une continuité avec ce qu’elle a l’habitude de pratiquer, avec seulement un changement de casting.
C’est là que réside la contre-révolution, la vraie ! Alors que l’horizon s’est ouvert soudain devant tous, posant des défis énormes, qui supposent la maturité nécessaire pour y faire face et pour y apporter des solutions. Cela signifie que nous sommes devant un « moment » au sens historique du terme, un tournant dans le rythme temporel qui sort de l’écoulement habituel des événements politiques, même les plus grands, et de ses lois habituelles.
Qui pouvait en rêver ?
Pour finir, toute opposition à la répression des ‘frères’ et aux coups qui leur sont portés se situe précisément sur ce terrain du changement historique en cours, et pas seulement dans le cadre des seuls droits humains, qui certes a son importance.
Il ne fait pas de doute qu’il faut neutraliser la capacité des ‘frères’, et leur penchant à la violence, lorsqu’ils sentent qu’ils sont en train de perdre, violence qui est l’alter ego de leur hantise de la répression si bien intériorisée. Cette peur et la violence vont de pair chez eux. Certes débattre sur la manière de les neutraliser est absolument nécessaire, mais il n’est pas évident que la réponse soit la répression, la poursuite judiciaire et la prison. Le défi auquel tout le monde fait face, mouvements islamistes, libéraux ou de gauche, est de se pencher sur la mise en équation d’un consensus national, - ce qui est l’inverse de la lutte pour le pouvoir – de manière à pouvoir tracer une feuille de route ( une vraie, pas seulement une sortie conjoncturelle de crise ou de l’impasse), une feuille de route pour l’avenir de l’Égypte.
Qui en est capable ?
Nahla Chahal - Al hayat 7-7-2013
* Traduction de l’arabe : Sion Assidon.
L’Égypte que j’ai à l’esprit
Nous ne pouvons nous payer le luxe de perdre l’Égypte. La catastrophe, le moment venu, dépassera ce seul pays pour englober tout notre espace. Cela dit, « ce seul pays » est lui-même formidable, central, sans même parler de toutes les autres qualités que nous lui connaissons. Nous ne pouvons pas nous payer ce luxe maintenant, tout comme nous ne le pouvions fondamentalement pas avant : pour preuve ce qui nous est arrivé avec la défaite de 67, puis avec la trahison retentissante de Sadate. Mais aujourd’hui ? La Syrie plonge dans le sang de ses enfants sans perspective de fin de cette tragédie : le pouvoir en place se réjouit du tableau dément qu’il a contribué à mettre en scène, et compte bien l’entretenir pour éloigner l’heure des comptes qui le rattrapera. Le grand Irak se gangrène lentement, suite aux crimes de la dictature déchue, puis à ceux de la guerre, du blocus et de l’occupation américaine, et continue à pourrir patiemment, du fait de l’opération politique communautariste en cours qui ne peut s’édifier qu’en généralisant la corruption et le meurtre. C’est sur ce trio central [Egypte, Syrie, Irak] que nous comptons.
Si la Syrie et l’Irak paient le prix de fortes contraintes qui peut-être les dépassent, la première et la seconde révolution égyptiennes ont ouvert la porte de l’espoir, et sont aujourd’hui notre précieux trésor. Sous conditions, néanmoins. D’abord celle, absolue, de la nécessité pour la révolution d’établir et de pratiquer une éthique identifiable et applicable. Qu’a fait Nasser en son temps ? Il a élevé au premier plan la valeur de la justice sociale. Et de celle-ci a découlé la réforme agraire, la généralisation de l’enseignement, et tous les projets et positionnements qui ont mis le Ra’iss à l’unisson avec les gens. La révolution égyptienne aujourd’hui ne peut se comporter comme s’il s’agissait d’une vulgaire bagarre tribale. Autrement, peu importe qui l’emportera, il n’y aura pas de vainqueur. Transformer la révolution en bagarre tribale mettrait l’armée en position d’arbitre , et ce dans le meilleur des scénarios. Dans le pire, ce sera la guerre civile, et une spirale de violence sans fin.
.La construction d’un référentiel éthique commence aujourd’hui : par l’enquête sur le meurtre d’un nombre insensé de gens il y a deux jours devant le QG de la garde républicaine. Il faut démasquer et tenir les meurtriers comptables de leurs actes. Et par avance, condamner l’acte sans ambiguïté ni détours, et présenter de sincères condoléances aux familles des victimes. Cet événement doit nous indigner exactement comme nous ont émues et indignées les tueries de Maspero et de l’avenue Mohammed Mahmoud. Aucune légitimité à exiger une enquête autour de celles -ci sans exiger la même enquête pour ce dernier crime. Il serait honteux de s’en moquer, sous prétexte que ce sont « eux » - les membres de la tribu d’en face - qui sont morts, ou même de se réjouir de leur avoir donné une bonne leçon. En plus, et surtout, cela menacerait la construction de l’avenir de l’Égypte. Et d’ailleurs, ce sont là les idées appartenant au passé et à ses vieux réflexes. Et pour sûr, elles font partie de la contre-révolution.
Nahla Chahal
Editorial du Saphir Arabi - 10 juillet 2013 (au lendemain du massacre du QG de la garde républicaine)
* Traduction de l’arabe Sion Assidon.