Le mouvement qui secoue la Turquie depuis le 31 mai constitue un tournant politique majeur dans la vie politique et sociale contemporaine de ce pays.
Pour comprendre les enjeux et l’ampleur de cet ébranlement, il faut d’abord brièvement rappeler la situation antérieure de la Turquie.
Grossièrement, il est possible de relever les traits suivants :
• Depuis une dizaine d’années, la bourgeoisie turque vit son « âge d’or » avec une accumulation sans précédent de capital dans ce pays grâce à une économie qui connaît une croissance basée sur l’export (en particulier de produits industriels qui ont supplanté l’agriculture) et bénéficiant dans le même temps d’un marché interne dynamique. La grande bourgeoisie constituée autour d’immenses conglomérats familiaux à l’activité internationale (Koç, Sabanci, Eczacibasi…) s’est ainsi renforcée mais elle n’est pas la seule. Tout un tissu de grosses PME s’est développé dans les trois plus grandes métropoles (Istanbul, Ankara, Izmir) ainsi que dans de nombreuses villes de taille moyenne.
• Le parti au pouvoir, l’AKP (Parti de la Justice et du Développement), qui dirige le pays depuis 2002, bénéficie de cette évolution qu’il cherche dans le même temps à piloter. L’AKP est un parti issu de la mouvance de l’islam politique turc qui trouve ses racines dans la petite bourgeoisie pieuse anatolienne. Il a su élargir sa base électorale, notamment grâce au ressentiment des secteurs pieux du salariat envers les élites traditionnelles de l’Etat turc et à sa capacité à apporter des réponses modestes mais réelles à partir des collectivités locales qu’il contrôle généralement après des années d’incurie. Dans le même temps, l’AKP mène une politique de formatage néolibéral et conservateur de la société depuis son arrivée au pouvoir en reprenant à son compte le vieux discours nationaliste de la dénonciation des « puissances étrangères ennemies » et de « leurs complices dans le pays ».
• En effet, au début des années 2000, la Turquie pouvait être caractérisée comme régime sécuritaire. C’est-à-dire un régime dans lequel il existe la plupart des attributs du parlementarisme (y compris des élections pluralistes avec une réelle compétition) mais où les institutions de sécurité (au premier chef l’Armée) sont autonomes par rapport aux institutions politiques. Or, l’AKP a réussi a domestiqué la hiérarchie militaire à coup de procès et de purges internes au sein de l’armée, si bien qu’on peut dire que l’état-major actuel doit sa carrière et ses postes au parti au pouvoir. Il s’agit d’un élément essentiel à la compréhension qui a été largement vérifié lors du mouvement actuel. Désormais, la Turquie relève plutôt d’un parlementarisme autoritaire : l’armée a certes perdu son pouvoir politique spécifique mais le régime n’est pas pour autant une démocratie parlementaire de type bourgeois, même avec ses insuffisances et son caractère précaire, comme il en existe en Europe occidentale. L’onction électorale -l’AKP est indéniablement le premier parti de Turquie aux élections- constitue l’aspect « parlementaire » du régime. Or, l’AKP est non seulement le parti du formatage néolibéral et conservateur de la société, avec la remise en cause de manière systématique des droits sociaux (en particulier ce qui reste du syndicalisme, les droits des femmes via l’IVG, la pilule du lendemain…) mais aussi celui de la répression de celles et ceux qui cherchent à s’opposer en exerçant leurs libertés politiques. La liste des vies brisées par l’arbitraire de la répression, des peines de prison pour la simple expression de revendications sociales et démocratiques, le harcèlement d’associations ou de syndicats oppositionnels transformeraient cet article en une pénible encyclopédie. Il s’agit du versant « autoritaire ». Au final, si l’armée a été politiquement mise sur la touche, l’AKP ne s’est à aucun moment avéré être un facteur de démocratisation.
• Un autre élément mis au crédit de l’AKP en termes de démocratisation est la démarche entamée pour régler la « question kurde ». Il faut tout de suite préciser que depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP, même depuis la domestication de l’armée, la répression envers les militants et la population kurdes n’ont pas pris fin. Néanmoins, il est vrai qu’après avoir échoué à « régler » la question kurde en mettant de côté le PKK, l’AKP a entamé un processus de négociation (sur lequel nous reviendrons). C’est essentiellement dû aux principaux secteurs de la bourgeoisie turque qui est ambitieuse et pour qui le conflit continu dans le Kurdistan turc est devenu un boulet insupportable.
• Or, depuis plus de quinze ans, le principal mouvement de masse d’opposition sociale ayant réussi à perdurer est le mouvement national kurde. Cela ne signifie pas qu’il n’ait pas existé de mouvements importants cette dernière décennie, notamment sur des bases de classe ou encore par rapport à des enjeux écologiques. Toutefois, il faut noter que les organisations de classe, en particulier les syndicats, sont dans un état d’extrême faiblesse et que les mobilisations écologiques (contre les centrales nucléaires, le troisième pont enjambant le Bosphore etc.) n’ont que rarement réussi à dépasser une audience locale et dans les réseaux militants. De même, l’émergence de mouvements contre les oppressions, comme les LGBTI, est indéniable mais là encore sans avoir pu polariser l’agenda politique. Quant à l’opposition parlementaire elle se compose du CHP (Parti de la République et du Peuple, « kémaliste » - du nom de Mustafa Kemal, 1er président de la République - c’est-à-dire de tradition étatiste et nationaliste. Après une dérive ultranationaliste ce parti se « contente » d’un nationalisme plus soft et cherche à se présenter actuellement comme le champion de la démocratisation et des libertés en gardant un niveau politique généralement consternant), du MHP (Parti du Mouvement Nationaliste, extrême droite ultranationaliste, opposée à l’AKP essentiellement sur le processus de négociation avec le PKK) et le BDP (Parti de la Paix et de la Démocratie, parti du mouvement kurde avec l’adjonction de quelques éléments issus de la gauche radicale).
L’étincelle et l’embrasement
Au final, le mouvement parti de Gezi Park a fait irruption dans ce paysage où l’écrasante majorité de la population ne faisant pas partie d’une minorité nationale et/ou religieuse était dépolitisée, donc nationaliste et colportant les préjugés que cela entraîne.
L’étincelle à l’origine de la mobilisation a été largement commentée : un projet immobilier au cœur d’Istanbul, vers la place Taksim, visant à détruire un parc et à construire à sa place un centre commercial doublé d’un pseudo-« centre culturel » ayant la forme d’une caserne ottomane qui se trouvait là. Pour être plus précis, l’élément déclencheur d’une mobilisation de masse a été la violence de la police le 31 mai contre des manifestants pacifiques qui avaient décidé de « camper » dans le parc pour le protéger. Cette brutalité policière a été l’étincelle qui a embrasé des insatisfactions accumulées contre le pouvoir et qui relèvent, en bref, des libertés sociales contre une très forte volonté d’emprise de l’AKP sur tous les aspects de la vie quotidienne et l’arbitraire d’Etat qui l’accompagnait. La presse turque et étrangère a fait largement cas de la loi sur la limitation de la vente et de la consommation d’alcool. Or, il ne s’agissait que d’un élément parmi d’autres : un mouvement de masse n’éclot pas, des foules n’affrontent pas la police en prenant de très grands risques pour seulement conserver les horaires de consommation d’alcool. Formuler l’hypothèse en démontre la vacuité. [1]
A la suite de ce week-end d’affrontements, la police a quitté la place Taksim occupée par les manifestants (dans la journée en semaine plutôt un noyau militant rejoint le week-end et les soirs par le gros des manifestants). Mais si Taksim était le centre névralgique et symbolique du mouvement, celui-ci en débordait largement. De très nombreuses manifestations et rassemblements se sont déroulés dans différents arrondissements d’Istanbul ainsi que dans les grandes villes du pays (Ankara, la capitale, où les affrontements ont été très durs autour de la place Kizilay, l’équivalent local de Taksim, Adana, Antakya, Izmir, Antalya, Mersin, Bursa, Eskisehir…). A chaque fois la police a fait un usage abondant de gaz lacrymogènes et d’une extrême violence. Tout cela avec la complicité active de la plupart des grands médias turcs. L’exemple le plus caricatural a été le décalage entre CNN International couvrant l’énorme manifestation du 1er juin tandis que sa franchise locale CNN Türk diffusait au même moment… un documentaire sur les pingouins (depuis les pingouins sont devenus un des symboles du mouvement tournant en dérision cette autocensure privée).
A Taksim, il existe une coordination « Taksim Solidarité », composée essentiellement de représentants des chambres de métiers (ingénieurs, architectes, avocats etc.) souvent issus de la gauche radicale. Ils ont développé une plateforme de revendications en réalité très limitée mais qui correspondait bien à la situation dans la mesure où le mouvement n’était bien sûr pas en mesure de produire en son sein une alternative politique : 1) L’abandon du projet immobilier à Gezi Park 2) Fin des tentatives de la destruction du Centre Culturel Atatürk (grand complexe sur la place Taksim, abritant un théâtre des halls d’expositions etc.) 3) La fin des mandats des responsables des violences policières dont les préfets d’Istanbul, Ankara et Hatay 4) L’interdiction des lacrymos et de substances proches 5) L’élargissement des gardés à vue suite aux manifestations, l’engagement à l’absence de poursuites judiciaires 6) l’ouverture de toutes les places (notamment Taksim et Kizilay) à des manifestations publiques, dont le 1er Mai.
Ces revendications ne furent jamais prises au sérieux par le Premier Ministre R.T. Erdogan qui se contenta de provoquer, de calomnier avec des accusations fantaisistes, de menacer les manifestants à la télévision ou dans des meetings. Dans un autre genre, il refusa de rencontrer une délégation légitime jusqu’à y être contraint et se contenta longtemps de « consulter » des délégations et des personnalités n’ayant pas participé au mouvement ou même s’y étant opposé. C’est au milieu de cet épisode un peu baroque, qu’il a annoncé un référendum au contenu, aux contours et aux modalités assez fumeux qui étaient difficilement crédible. Il fut bien aidé dans ses démarches par l’incompétence de journalistes, notamment français, n’hésitant pas à affirmer que le mouvement n’avaient pas de représentants ni de revendications précises.
L’occupation de Taksim par les manifestants a pris fin le 15 juin. Après une journée d’affrontements entre la police et le noyau militant présents la journée, la place se remplit à nouveau en soirée d’une foule immense. Alors que le préfet avait assuré qu’il n’y aurait pas d’intervention de la police, celle-ci chargea avec une extrême violence et sans aucune sommation. Elle parvint à occuper à nouveau la place, sans encore évacuer le parc, mais en ayant définitivement perdu la bataille de la légitimité pour de larges couches de la population. Le même schéma s’est reproduit quelques jours plus tard pour l’évacuation du parc Gezi en tant que tel. Dans cette dernière phase de haute violence d’Etat, l’armée (la gendarmerie) fut dépêchée pour suppléer et l’utilisation « d’irréguliers », c’est-à-dire de soudards armés issus de l’AKP en soutien de la police s’est répandu. Le bilan est lourd : 4 morts, plus 7800 blessés, dont plusieurs centaines graves, 11 manifestants ayant perdu un oeil…
Les traits d’un mouvement qui s’ancre
Mais qui étaient ces manifestants ? Que voulaient-ils ? Il est difficile d’apporter une réponse définitive puisque participaient grossièrement tous ceux qui avaient un compte à régler avec l’AKP, ce qui fait beaucoup de monde mais avec une composition hétérogène.
Il est sûrement plus utile de réfléchir aux principales caractéristiques du mouvement en tant que tel même si des éléments de ce mouvement peuvent diverger ou même contredire cette caractérisation. Une interprétation largement partagée dans la presse française (et au-delà) a été qu’il s’agissait d’une réaction de la « classe moyenne » « kémaliste » face à « l’islamisation » de la société. Or, non seulement, il n’y a pas eu de véritable tentative de vérification de cette piste, ni un examen du contenu de cette réaction mais, de plus, chacun de ces termes est questionnable.
Le terme fourre-tout « classe moyenne » masque le fait que ce mouvement a entraîné des salariés, dont un certain nombre tout à fait modestes, des moyens et petits fonctionnaires, des étudiants, par ailleurs inquiets pour leur avenir après leur diplôme... Plutôt qu’un mouvement de « classe moyenne », il serait plus juste d’évoquer un mouvement interclassiste avec une masse bénéficiant de la sympathie de certains secteurs de la bourgeoisie libérale mais percutée dans sa vie quotidienne par les effets du néolibéralisme.
« Kémaliste » ne veut pas dire grand-chose en tant que tel. La référence à Mustafa Kemal Atatürk, « père fondateur » de la nation selon l’historiographie officielle, est une référence commune à l’écrasante majorité de la population qui n’est pas dans la mouvance nationale kurde. Ainsi, de nombreux manifestants défilaient avec des drapeaux avec le portrait de M. Kemal mais, juste après avoir occupé à nouveau la place après le 13 juin, la police étendait un immense portrait du même M. Kemal sur la facade du centre culturel qui porte son nom et domine la place Taksim. Or, une référence employée des deux côtés de la barricade ne veut au fond rien dire. Si le terme « kémaliste » désigne CHP, il ne faudrait pas surestimer son rôle alors qu’il est le premier parti d’opposition au parlement. La présence de plusieurs de ses députés à quelques reprises à Gezi Parki ou son soutien à la mobilisation n’en a pas fait un acteur majeur du mouvement. Ses dirigeants n’ont pas eu de véritables occasions de s’adresser à la foule lors des grands rassemblements de Taksim et cela a été exprimé par le président de ce parti, K. Kiliçdaroglu « On nous appelle à mettre fin à ce mouvement mais ces gens ne sont pas sortis manifester parce que nous leur avons dit. Et ils ne s’arrêteront pas parce que nous leur demanderons. » Enfin, ce terme peut renvoyer aux ultra-kémalistes, c’est-à-dire à des nationalistes militaristes, utilisant un langage anti-impérialiste pour défendre des positions nationalistes et antikurdes. Or, ces groupes sont faibles et sont confrontés à l’impasse que constitue la domestication de l’armée pour eux. En ce qui concerne leur rôle, voici le commentaire de Mesut Yegen, intellectuel engagé auprès du mouvement kurde et dans le processus de négociation en cours, peu soupçonnable de sympathie pour ces groupes : « Parce que la légitimité du mouvement de Gezi Parki était si forte et celle des composantes qui voulaient saboter (Union de la Jeunesse turque, Parti ouvrier, Jeunes Turcs, qui sont des organisations ultra-kémalistes) étaient si faibles qu’ils n’ont jamais réussi à imposer leurs discours » (Evrensel, 24/06/2013). Exagérer l’influence de ces groupes, leur donner un caractère déterminant durant le mouvement ou même envisager un coup d’Etat militaire dans la période actuelle ne relève, au mieux, que d’une totale cécité.
Contre « l’islamisation » de la société a certainement une part de vraie puisque l’AKP poursuit une ligne sociale conservatrice mais il faut de suite préciser que ce phénomène est bien antérieur à ce gouvernement, et qu’il fut initié… par l’armée après le coup d’Etat de 1980 et la destruction du mouvement ouvrier en Turquie. De plus, le mouvement n’a pas été, ni même s’est défini comme, celui des « athées » contre « les religieux ». En raisonnant ainsi, il serait difficile de comprendre qu’un lieu de prière ait été installé au cœur même de l’occupation à Gezi Parki. La plupart des manifestants se considèrent sans aucun doute eux-mêmes comme musulmans et, s’ils sont tout à fait minoritaires (au sein du mouvement et parmi la population pieuse), il n’en est pas moins vrai que des secteurs pieux ont participé au mouvement.
Alors, il semble possible de caractériser ce mouvement comme principalement un mouvement exprimant des aspirations démocratiques sans que cela n’efface les contradictions. S’il arrive que le slogan « Nous sommes les soldats d’Atatürk ! » soient repris à certaines occasions et lieux, les mots d’ordre rendaient plutôt compte soit de l’hostilité à l’AKP (« Erdogan démission »), soit d’aspiration générale à la liberté et contre l’ordre des choses. Le discours général de Taksim Solidarité a essentiellement mis en avant des soucis démocratiques, une préoccupation pour le sort des minorités, et les droits sociaux sans que cela constitue un frein au mouvement.
L’existence de discours antidémocratiques et antikurdes au sein de ce mouvement, mais qui n’ont à aucun moment occupé le premier plan, ne modifie l’appréciation d’ensemble.
Nous indiquions le 2 juin, que le mur de la peur était brisé en Turquie. Ce constat est toujours d’actualité mais il doit être complété par une mutation ou plutôt un approfondissement du mouvement depuis le 15 juin. Globalement, à Istanbul, les manifestants ont renoncé à affronter physiquement la police dont la terreur est couverte par le gouvernement et le système juridique (le policier auteur d’un coup de feu ayant tué le manifestant Ethem Sarisülük d’une balle en pleine tête a été relaché). Ils ont plutôt cherché à multiplier les formes de résistance passive (notamment sur le modèle de « l’homme debout » [2]) et surtout à multiplication de « forums » populaires dans des parcs et des espaces publics, sur le modèle de grandes AG avec temps de parole limitée et sans signes distinctifs partisans. S’il n’est possible de déterminer la suite des évenements, on peut constater qu’il s’agit de lieux de discussions politiques dans la suite de l’expérience du mouvement, qui s’est développée sur des bases de revendications démocratiques/contre la répression d’Etat. Les expériences sont bien sûr diverses mais les retours très incomplets rendent compte de discussions sur la nécessité de ne pas mépriser ceux qui votent AKP et d’essayer de les atteindre, de s’organiser et de se coordonner entre forums… Des germes de réflexion stratégique à une échelle large qui ne garantissent rien en tant que tel mais constituent une indéniable nouveauté.
Il est également possible de constater trois limites qui constituent autant d’enjeux dans la période qui s’ouvre :
• L’absence des classes laborieuses pieuses qui constituent une base importante pour l’AKP et sans lesquelles aucun changement massif ne pourra être réalisé sur des bases de classe. Il s’agira de trouver un accès vers elles et de les organiser au-delà de la base clientéliste locale de l’AKP.
• La faiblesse du mouvement ouvrier, en particulier les syndicats. Les appels à la grève étaient issus de deux confédérations minoritaires (DISK et KESK) elles-même en difficulté. Cet aspect est bien entendu lié au premier.
• Le mouvement kurde a été absent de ce mouvement. Des éléments de sa base étaient présents dans les métropoles, ce qui a produit l’un des clichés les plus marquants de ces dernières années : un manifestant avec un drapeau du parti kurde BDP et un autre portant le drapeau turc faisant corps ensemble face au jet d’eau à haute pression de la police (photo illustrant ce texte). Toutefois, la direction politique du mouvement kurde n’est pas allée au-delà de messages de sympathie. Cela se comprend dans la mesure où la grande affaire du mouvement kurde est actuellement le processus de négociation avec l’AKP et qu’il n’a pas intérêt à de trop fortes secousses. D’ailleurs, le grand événement du week-end des 15-16 juin aurait dû être la Conférence pour l’Unité et la Solution au Kurdistan Nord organisé pour le mouvement kurde à Diyarbakir et qui a été repoussée au second plan par Gezi Park. La question reste néanmoins essentielle : quelle jonction avec le mouvement kurde et quel devenir pour celui-ci à mesure que les négociations avancent, quelle différenciation en son sein dans le futur ?
Au final, contre toute attente, de nouvelles perspectives s’ouvrent pour les marxistes-révolutionnaires s’ils n’oublient pas qu’« attendre, parce que cela nous conviendrait mieux, que les rouges des drapeaux sur les places se débarrassent du croissant et de l’étoile pour s’orner de la faucille et du marteau signifierait courir dans le vide encore pour longtemps » comme l’écrivent nos camarades de Cours nouveau pour la Démocratie socialiste en Turquie.
Emre Öngün, le 26 juin
« Taksim partout ! Résistance partout ! » : le mur de la peur est brisé en Turquie
Publié le 02/06/2013
Une mobilisation populaire de grande importance s’est développée en Turquie ces dernières 72 heures avec pour point de départ l’opposition à un projet immobilier et la destruction d’un parc public (Gezi Park) sur la place Taksim, au cœur d’Istanbul qui en découlait. La très violente répression d’une mobilisation pacifique et bon-enfant le vendredi matin a été l’étincelle qui a déclenché l’incendie.
L’arrière-fond de la mobilisation, ainsi que son développement éclair, ont d’ores et déjà fait l’objet de synthèse [3]. Avant de précieuses observations sur les modalités d’action, ce bref texte rappelle que la Turquie « a pourtant vu ces dernières années un miracle économique que beaucoup lui envient ; dont le parti au pouvoir, l’AKP, est parvenu à se faire reconduire avec pratiquement 50% des voix ; qui est acclamé dans les forums internationaux ; et qui semblait en passe de régler le plus épineux dossier politique, la question kurde ».
En particulier les premiers points, qui sont tous justes, renvoient à ce que représentait la Turquie jusqu’à présent : un modèle pour les pays du bassin méditerranéen, un succès de croissance capitaliste et de « démocratie ». Certes la démocratie y était assimilée au simple fait de gagner les élections (et l’AKP les a « vraiment gagné » face à une opposition, il ne s’agissait pas d’élections truquées), certes il y existait une répression continue, certes les droits syndicaux y étaient attaqués de manière frontale (« mais après tout, ne sont-ils pas de trop dans les pays capitalistes » se demandent au fond les commentateurs bourgeois), certes la politique qui y est menée est une insulte à l’ABC des considérations écologiques que même le Grenelle de l’environnement a acté, certes la condition des femmes a tendance à y régresser, certes etc… Mais tout de même, malgré cela, la Turquie « laïque » était un exemple. Un exemple avec lequel les gouvernements Sarkozy-Fillon puis Hollande-Ayrault ont initié un projet de coopération policière toujours d’actualité…
Depuis vendredi, cet « exemple » est battu en brèche. En ce sens, l’ébranlement du régime turc est une secousse de plus à l’ordre capitaliste, en Europe et dans le monde. Le gouvernement étatsunien a été, comme d’habitude, plus prompt que la machinerie européenne à saisir ces enjeux.
La mobilisation, et la répression, continuent depuis la rédaction du texte cité plus haut. Un élément d’une grande importance, une victoire symbolique forte, a été le retrait de la police de la place de Taksim (ou se trouve le Gezi Park) devenu un lieu d’occupation et de rassemblement de masse. En d’autres termes, un bastion et un point de ralliement pour les manifestants dans de nombreux quartiers. Toutefois, Istanbul est une immense métropole et il n’est pas évident de se rendre à Taksim pour tout le monde, alors éclatent des manifestations spontanées dans différents quartiers de la métropole avec des routes bloquées etc.... Dans le même temps, une répression extrêmement dure continuait à Istanbul même (notamment à Besiktas près de la place Taksim), ainsi que dans les grandes villes du pays, en particulier à Izmir et surtout Ankara sur la place Kizilay. La journée de samedi était également marquée par des rassemblements de nombreuses villes du pays (Eskisehir, Mersin, Antalya, Gaziantep, Adana...) qui ont été suivi d’affrontements avec la police ont eu lieu, parfois violents.
Comme toute mobilisation, celle-ci évolue également par rapport au camp opposé. Il apparaît clairement que le gouvernement est pris de court par un mouvement qu’il n’avait pas prévu. Ses réponses ont consisté, de manière combinée, en une répression féroce, une auto-critique sur les abus de cette répression (le maire AKP d’Istanbul, Kadir Topbas, ou le vice-premier ministre Bülent Arinç jouant les « gentils policiers »), de nombreuses rodomontades et/ou des provocations du premier ministre Erdogan consistant à dire que le projet se fera et à qualifier les manifestants de « poignée de maraudeurs »… et enfin le joker suprême de l’AKP : la carte de la division religieuse avec la proposition d’inclure la construction d’une mosquée dans le projet immobilier à Taksim. Après une carrière politique durant laquelle il n’a jamais connu de véritable échec et alors que son parti est tout puissant, R.T.Erdogan, pris au dépourvu, ne tire que sur les deux fils qu’il connaisse vraiment : l’accusation d’immoralité et la répression. La première ne semblant guère marcher, la deuxième devient le recours ultime. Or c’est justement l’utilisation immodérée de ce deuxième qui a causé tant d’exaspération.
Il restait beaucoup moins de manifestants ce matin à Taksim, la plupart étant rentrés se reposer mais un rendez-vous est donné pour un rassemblement à 14 heures. Les manifestants restés dimanche matin nettoyèrent la place. Il existait une certaine crainte dans des milieux d’une retombée de la mobilisation ce dimanche, ne serait-ce qu’en raison de la fatigue accumulée… Cette crainte n’a pas été confirmée : si les manifestants à Taksim semblent aujourd’hui un peu moins nombreux que samedi, le rassemblement n’en a pas moins conservé son caractère de masse… Tout en évoluant nettement vers la gauche.
Cette remarque est de grande importance dans la mesure ou cette mobilisation est extrêmement hétéroclite et bigarrée : des employés de classe moyenne, des citoyens, des fonctionnaires de divers ordre, des petits commerçants, des groupes de supporters, des parties du petit peuple urbain, des fractions de la bourgeoisie et même des vedettes artistiques…
Il est indéniable que dans l’élargissement du mouvement, la classe moyenne « blanche » (par opposition aux anatoliens en général et aux kurdes en particulier), nationaliste-kémaliste (c’est-à-dire un nationalisme-étatiste pseudo-progressiste) a joué un rôle d’importance. Ce secteur social, qui se considère comme progressiste, voue une haine profonde envers l’AKP, combinant une hostilité aux femmes portant un foulard (et défendant les interdictions qui les touchent) avec un nationalisme exacerbé. Cela a été particulièrement visible à travers des drapeaux à l’effigie de Mustafa Kemal, référence mythique pour ces secteurs, ou des marqueurs « identitaires » (l’emploi du chant du « 10e anniversaire de la république », devenu un véritable signe de ralliement). D’autre part, par exemple, nul doute que le sentiment religieux peut être parmi les petits commerçants participant au mouvement, même s’ils sont minoritaires. Enfin, les nombreux drapeaux turcs montraient tout simplement dans ce cadre que la mobilisation dépassait le seul cadre des milieux radicaux et sont, en somme, inévitables dès lors qu’un niveau de masse est atteint dans la population non-kurde.
Or, le mouvement, s’il n’a pas dissous ces caractéristiques, les avait déjà englobés, dès la journée de samedi, dans un cadre de revendications démocratiques. L’étanchéité entre composantes s’est avérée impossible. Un exemple important est le cas du CHP (Parti de la République et du Peuple), principal parti d’opposition parlementaire, se disant de gauche et débouché politique de la classe moyenne kémaliste (donc nationaliste-étatiste). Le CHP avait un meeting prévu à Kadiköy sur la côte asiatique d’Istanbul mais, confronté à l’accusation générale de division, a du y renoncer avec précipitation pour annoncer une marche aboutissant à Taksim afin de rejoindre le reste de la mobilisation. Depuis, elle suit le mouvement mais ne le dirige pas.
En bref, dans la chaleur de cette mobilisation la tendance s’est avérée à la défense des principes démocratiques et à la lutte contre l’autoritarisme croissant de l’AKP.
Une nuit de lutte est passée par-dessus. Et cette tendance s’est renforcée au rassemblement populaire du dimanche 2 juin à Taksim. Là, la gauche sociale et politique, a pris clairement le dessus dans la mobilisation avec une présence syndicale significative. A la tribune, le spectre chauviniste a été repoussé le plus possible, avec des hommages non seulement à Reyhanli, ville frontalière avec la Syrie ou un attentat meurtrier a eu lieu récemment mais également à Roboski, ou 32 villageois kurdes avaient été tués « par erreur » par des bombardements de l’armée turque.
Confronté à la répression, les mots d’ordre suivants ont été amenés à la tribune par le président du syndicat minoritaire DISK : annulation du projet immobilier à Taksim, les responsables de la répression doivent démissionner, ceux qui sont gardés à vue suite aux manifestations dans tout le pays doivent être relâchés, fin des interdictions de manifester sur les places publiques. Des revendications rendant assez bien compte de la situation du mouvement, ne touchant pas encore directement aux questions spécifiquement de classe, mais cherchant des succès d’ordre démocratique tout en restant en dessous du slogan fédérateur « Erdogan démission ! » faute d’alternative politique.
Un autre aspect important de la situation consiste en ceux qui n’ont pas joué de rôle déterminant :
• Les forces armées : nous avons la confirmation qu’une page est définitivement tournée. L’Etat-major reste silencieux et s’il est probable que de nombreux officiers ne sont pas mécontents des difficultés d’Erdogan, ce silence, qui aurait été inimaginable il y a 15 ans, ne fait qu’acter sa domestication. Au demeurant, cela n’est plus considéré comme déterminant par aucune partie. Toutefois, avec une aggravation encore plus profonde de la crise, on ne peut douter que l’armée prendrait pleinement sa place dans la répression, ce qu’elle a déjà partiellement commencé à faire à Ankara ou les gendarmes suppléent la police.
• Le mouvement kurde est pour le moins en retrait dans le cadre de ses négociations avec le gouvernement pour la fin de la lutte armée. Le mouvement kurde, à travers son parti politique BDP (Parti de la Paix et de la Démocratie), s’il soutient la mobilisation sur le principe ne mobilise guère, sa presse ne s’implique pas (le site en ligne de son organe, Yeni Özgür Politika n’évoque tout simplement pas la mobilisation). Il est vrai que deux députés du BDP, Sirri Süreyya Önder et Ertugrul Kürkcü, sont en première ligne dans le mouvement mais ils ne viennent pas de la matrice du mouvement kurde proprement dit mais sont des « pièces rapportées » de la gauche-radicale. Ce retrait a d’ailleurs été visible dans les manifestations de soutien à l’étranger, notamment à Paris, samedi 1er juin."
• Enfin, une composante sociale est tout à fait absente, les milieux populaires pieux, clientèle et base électorale de masse de l’AKP. Or, sans eux impossible d’acquérir la large majorité des travailleurs.
Toutes ces considérations et ces limites, ne doivent pas cacher le paysage d’ensemble. Or, celui-ci est éminemment positif pour la gauche de combat en Turquie.
Si on devait faire une découpe tout à fait schématique du mouvement aujourd’hui, on pourrait distinguer trois phases : phase initiale avec hégémonie de la gauche (radicale) mais une mobilisation marginale/phase d’expansion avec importance de l’élément nationaliste mais dans un cadre globalement démocratique/phase de maintien avec la gauche qui prend le dessus.
Cela signifie que pour la première fois depuis longtemps, une gauche de classe et de combat a réussi à briser son isolation sociale en Turquie : elle a initié l’étincelle (avec une dimension écologique forte qui plus est) mais surtout par la suite un discours en termes de lutte de classe a pu rencontrer un écho de masse dans le cadre d’une dynamique forte d’affrontement avec le pouvoir de l’Etat. C’est d’ores et déjà un acquis essentiel.
Au-delà de cette avancée, une autre chose a été brisée : le mur de peur qui encerclait la Turquie. La peur de l’uniforme, la peur de la police et de l’arbitraire. Des milliers de manifestants affrontent la police au moment où ces lignes sont écrites mais des millions d’autres sympathisent avec eux soit passivement chez eux, soit activement dans les rues de leurs quartiers ou de leurs localités. Mais tous voient que, non seulement la police agit d’une manière bestiale, mais aussi qu’elle peut être repoussée, que cette bande d’hommes armés n’est pas invincible. Et, s’ils ne le savent pas, ils sauront que ce dimanche 2 juin à Istanbul, la mobilisation populaire a fait en sorte que tous les gardés à vue soient relâchés. L’étreinte de la peur s’est desserrée.
Or la Turquie est un pays dont la croissance économique repose sur ses performances à l’exportation alors que l’économie mondiale est en crise. C’est-à-dire un pays qui, s’il a relativement plus de répit, va être confronté à son tour à la crise du capitalisme de manière particulièrement aïgue. La brèche qui s’y constitue sous nos yeux, et dont nous ne connaissons pas encore la taille, pourra constituer un chemin dans lequel pourront s’engouffrer pour les militants révolutionnaires.
Emre Öngün, le 2 juin 2013, 23 heures