Rencontre avec le Parti des Patriotes démocrates unifiés (14 juin 2013)
Peu avant le meeting en France du Front populaire, le NPA a rencontré une délégation du parti de Chokri Belaïd, conduite par son nouveau secrétaire général Zied Lakhdhar.
Comment se présente la situation politique en Tunisie ?
* Le débat à l’Assemblée sur la Constitution ne devrait commencer que début juillet. Le projet de texte est plein de contradictions. Plusieurs passages peuvent servir au retour à une dictature sous forme religieuse.
* Sur le plan politique, on continue à être gouverné par la Troïka dirigée par Ennahdha.(1)
* La date des élections n’est pas encore connue. Les forces politiques, surtout celles de droite commencent à se préparer aux prochaines échéances électorales. La campagne électorale a déjà commencé à droite. Le Front populaire se prépare également à présenter des candidats.
* Economiquement et socialement, la situation est insoutenable : tous les indicateurs sont au rouge, le chômage augmente, le pouvoir d’achat se détériore de plus en plus. Nous sommes touchés de plein fouet par cette situation.
Le gouvernement est en train de négocier plusieurs prêts. Le plus important d’entre eux est celui avec le FMI. Nous savons tous ce que le FMI peut mettre comme conditions pour octroyer un tel prêt : il s’agit de l’équivalent d’un nouveau Plan d’ajustement structurel avec le blocage des recrutements dans le secteur public, des licenciements, des privatisation, etc. Bref, toute la panoplie néo-libérale du FMI.
Dans la situation actuelle de la Tunisie, cela aggrave toutes les tendances à ce que le gouvernement soit plus violent. Il n’y a pas d’autre issue pour lui que de s’attaquer aux libertés individuelles et publiques, essayer de saboter le travail syndical et les droits syndicaux.
La situation empire encore davantage avec l’avènement du terrorisme dans l’intérieur de la Tunisie, notamment dans la région du Mont Chaambi. Cela étant dit, il faut remarquer qu’existent plusieurs endroits où des groupuscules s’apprêtent à mener des actions terroristes. Il existe des quantités d’armes assez importantes dans des caches multiples, notamment dans les banlieues de la capitale et différentes régions. Des mouvement terroristes échappent à tout contrôle et les frontières de la Tunisie ne sont pas assez imperméables pour arrêter ces flux de terroristes et d’armes.
Ajoutons à cela que l’armée tunisienne remplit actuellement les fonctions qui devraient être celles de la police.
Où en est l’enquête sur l’assassinat de Chokri Belaïd ?
Certaines forces essayent d’entraver le cours normal de l’instruction, elles cherchent à cacher certaines choses.
La première version relatée par le Ministre de l’intérieur, qui est maintenant Premier ministre, n’était pas vraisemblable. Une reconstitution avait été organisée, sans avoir ni l’arme, ni le tueur présumé, ni la moto ayant été utilisée. C’était un grand show accompagné d’une conférence de presse. C’était juste pour donner une légitimité à un ministre.
Nous en sommes toujours au même point. Des personnes arrêtées ont été relâchées. Une autre a été arrêtée récemment, mais son nom n’a même pas été dévoilé. Un membre influent d’Ennahdha habitant en France a même été entendu par le juge d’instruction. En attendant, le rapport balistique n’est toujours pas connu. Les militants qui accompagnaient Chokri quotidiennement depuis des mêmes années n’ont même pas été interrogé, alors que Chokri avait déclaré qu’il se sentait menacé, suivi dans la rue et parfois agressé.
Nous pensons que certains services du Ministère de l’intérieur connaissent la vérité, mais ils ne veulent rien dire. Il en va de même du côté du Ministère de la justice : récemment, le Ministre de l’Intérieur a déclaré dans la presse qu’il avait beaucoup d’éléments sur l’assassinat de Chokri Belaïd, mais qu’il ne pouvait pas révéler quoi que ce soit sans l’autorisation des magistrats. Le pouvoir n’a visiblement aucune envie de dévoiler la vérité aujourd’hui.
Où en est la mobilisation autour de l’assassinat de Chokri ?
La mobilisation continue : toutes les semaines, des sit-ins ont lieu en Tunisie, ainsi qu’à Paris devant le Consulat et l’Ambassade.
Avec le temps l’émotion du début a bien entendu tendance à s’essouffler. Mais on ne peut pas traiter ce problème sous la forme du sentiment. Il s’agit d’un assassinat politique qui a eu lieu dans le cours d’une « transition démocratique » en Tunisie. Lorsqu’on essaye de bien le situer dans ce cadre politique, on peut continuer la lutte autour de l’obtention de la vérité sur l’assassinat de Chokri Belaïd. On peut expliquer au peuple tunisien qu’il ne peut pas y avoir de transition démocratique réussie sans que la vérité éclate sur l’assassinat. Celui-ci est en effet lié à l’existence de milices paramilitaires ayant des liens avec l’Etat. Il est également lié à la question de transparence au niveau du Ministère de l’Intérieur, la question de l’assassinat est relié à certains partis politiques qui doivent assumer leurs responsabilités politiques et juridiques concernant l’assassinat. Pour toutes ces raisons, la question de l’assassinat continue donc à occuper une place centrale dans le cadre politique général de la Tunisie.
Où en est la revendication de dissolution des Ligues de protection de la révolution ?
Le gouvernement continue de refuser de prendre une telle mesure. C’est un des points sur lesquels Ennahdha et le CPR se sont mis d’accord pour ne pas céder. Ces milices sont en effet le véritable bras armé d’Ennahdha car c’est un mouvement qui a vieilli et ne dispose pas beaucoup de beaucoup de jeunes. La jeunesse est sur leur droite, chez les salafistes. Donc, pour avoir une force percutante dans la rue, ils ont besoin de mobiliser et rémunérer ces troupes composées de nadhaouis, de salafistes, de bandits, de délinquants et d’anciens de la milice de Ben Ali. Ennahdha recrute notamment dans les prisons par le biais de prêcheurs.
Pouvez-vous nous parler des récentes atteintes contre la liberté d’expression ?
Un rapeur a écopé de deux ans de prison pour avoir fait une chanson. C’est l’avant-propos d’ attaques importantes contre les libertés.
Des salafistes arrêté pour l’attaque de l’ambassade américaines, ont par contre été relâchés après avoir eu seulement 4 mois de prison avec sursis.
Nous espérons que les milieux artistiques se mobiliseront en France contre ces atteintes à la liberté d’expression qui constituent pour nous une question de principe.
Où en est l’initiative de l’UGTT ?
L’UGTT avait appelé en juin à une conférence de dialogue national dont la première réunion a eu lieu le 16 octobre. Le Front avait décidé d’y être présent avec un document présentant ses positions.
Ennahdha et le CPR, par contre, avaient refusé d’y participer. Ils avaient justifié leur attitude par le fait ques des anciens du parti de Ben Ali étaient présents, en sous-entendant qu’ils y étaient au nom de Nidaa Tunes.
Cette première phase s’est terminée par un communiqué, et le 4 décembre, l’UGTT a été « récompensée » par l’attaque de son siège national.
A partir de mars 2013, on a commencé à envisager à une deuxième mi-temps du dialogue national initié par l’UGTT. Mais avant que celle-ci ait eu lieu, Chebbi et Marzouki se sont rapprochés et ils ont appelé à leur propre dialogue à Carthage. Ils voulaient ainsi contourner l’initiative de l’UGTT. C’est une des raisons pour lesquelles l’UGTT, la LTDH, le Front, Massar avaient boycotté ce dialogue. (2)
La deuxième mi-temps de l’initiative de l’UGTT a finalement eu lieu le 16 mai. Tous les partis politiques étaient cette fois-ci présents. Le CPR et Ennhadha ne pouvaient plus utiliser le même argument qu’en octobre, car dans la Conférence organisée peu avant par Marzouki, était présent le parti de Morjane, le dernier ministre des Affaires étrangères de Ben Ali !
Lors de cette réunion, une commission de suivi a été mise en place, dans laquelle étaient représentés les 17 partis présents ayant des représentants à l’Assemblée nationale.
Plusieurs réunions de cette commission ont eu lieu. Elles duraient à chaque fois plus de 4 heures. Mais ce qui en sortait était si faible que les partis du Front ayant des représentants dans cette commission ont décidé de suspendre leur participation tant que ne seraient pas garanties des conditions permettant que ces réunions débouchent sur de réels résultats.
Simultanément, le Front a approfondi son analyse de la situation et a notamment décidé d’organiser un grand rassemblement devant l’Assemblée nationale constituante lorsque se tiendra la première séance pleinière de discussion de la Constitution.
Où en est la construction du Front populaire ?
Nous n’existons que depuis quelques mois et nos ennemis ont des moyens 1 000 fois supérieurs aux nôtres. Le Front populaire doit remplacer l’argent par la créativité et l’engagement des militants à tous les niveaux.
L’un des documents sur lequel nous avons travaillé les 1er et 2 juin concerne la structuration. Tout le Front populaire va désormais travailler sur cette base. Un Bureau exécutif vient d’être mis en place et va assurer la direction du Front au point de vue politique, administratif et financier.
Des indépendants sont présents à tous les niveaux du Front et devraient avoir environ un tiers des places dans toutes les structures. Deux nouveaux partis viennent de rejoindre le Front. (3)
Nous sommes une coalition, et il est bien naturel que des divergences existent entre nous. Mais jusqu’ici, nous avons bien réussi à gérer nos dissensions.
Où en est le programme du Front populaire ?
Aucune force politique ne dispose à l’heure actuelle d’un réel programme, notamment sur le plan économique et social.
En ce qui nous concerne, nous sommes dans la phase finale d’élaboration du notre. Sur le plan économique ne figureront que les grands axes sur lequel travaille le Front populaire qui seront ensuite détaillés.
Si d’autres veulent se présenter avec nous aux élections, ce sera sur les bases de ce programme.
Quelle initiative politique le Front prend-il face à la situation actuelle ?
Le Front populaire a lancé début juin une initiative basée sur une lecture de la situation politique que traverse la Tunisie actuellement.
Le pays passe par des moments difficiles. Il existe de réels dangers que le pays bascule dans une sorte de guerre civile où les islamistes auront la mainmise sur la situation.
C’est pour cela que notre initiative appelle à un Front de salut national basé sur plusieurs axes principaux :
– Combattre la violence et le terrorisme, qui se développent de plus en plus dans notre pays. Cela passe par l’obtention de la vérité sur l’assassinat de Chokri Belaïd, la dissolution des milices, la me du ministère de l’Intérieur, la neutralité politique des mosquées, etc.
– Assurer que le climat politique soit le plus stable possible et que les prochaines élections se passent dans un climat assez clair et calme pour que les élections soient libres et démocratique suivant les normes internationales ;
– Qu’on en finisse avec la question de la Constitution ;
– Contrôler l’arrivée de financements qui affluent sur certains partis politiques et organisations de la société civile, en particulier les associations caritatives liées à Ennahdha et aux salafistes.
On constate en effet qu’ils ont beaucoup de fonds sur lesquels ils misent pour gagner les prochaines élections.
– La question sociale, les besoins économiques urgents des couches sociales les plus démunies et les plus précaires. Ces gens là ne peuvent plus attendre. Depuis le 14 janvier, ils attendent que leur situation s’améliore, mais elle se détériore de plus en plus. Sur ce plan, le Front s’oppose au Plan d’ajustement structurel que le gouvernement veut mettre en place. Nous exigeons que soient prises les mesures nécessaires au redressement de notre économie nationale.
Cette initiative a permis au Front populaire de reprendre l’initiative sur la scène politique tunisienne. Elle correspond aux exigences de couches assez variées du peuple tunisien.
Cette orientation a été validée lors de la Conférence nationale des 1er et 2 juin.
Cette initiative de Salut national peut-elle déboucher sur la constitution d’une coalition électorale ?
Cela ne peut pas être le cas. Une coalition électorale se constitue en effet sur un programme politique, économique et social. Et ce n’est pas la base sur laquelle a été constituée cette initiative de salut national qui est seulement une riposte à l’urgence de la situation. Il s’agit d’empêcher que la situation en Tunisie ne dérive dans des zones dangereuses.
En ce qui le concerne, le Front populaire n’a pas d’autre choix que de porter son programme et son message vers les couches populaires. Il doit se consolider, s’élargir, s’implanter dans les zones défavorisées. Plus le Front s’enracine, et plus le rapport de forces s’améliore.
Le Front cherche à agir avec des organisations proches de lui, des indépendants, et une frange assez importante d’intellectuels qui sont dans l’attente de la constitution d’un telle force politique.
Sur quels points pensez-vous que nous devrions intervenir en France au moment de la visite d’Hollande en Tunisie ?
Il y a tout d’abord la question de la dette qui étrangle la Tunisie.
Le deuxième point concerne l’assassinat de Chokri. On aimerait que ce point soit mis à l’ordre du jour de cette visite sous l’angle dont nous avons parlé précédemment.
Le troisième porte sur les avoirs en Europe du clan Ben Ali : la Cour européenne de justice vient en effet de décider de permettre la restitution d’une partie d’entre à des membres de l’ancien pouvoir.
* Propos recueillis par Alain Pojolat, Christian Varin et Dominique Lerouge
Hamma Hammami : « Un accord sur un programme de salut national plutôt qu’une alliance (24 juin 2013) »
Le rapprochement entre le Front populaire et l’Union pour la Tunisie (4) a été annoncé vendredi 21, mais aujourd’hui, 24 juin, vous avez annoncé qu’il n’y aura pas d’alliances électorales avec l’Union pour la Tunisie ? Qu’en est-il exactement ?
Non, il ne s’agit pas du tout d’une alliance, mais d’un accord sur un programme de salut national auquel nous avons appelé, étant donné l’état de crise que connaît le pays. Il s’agit d’un programme général qui touche au politique, à l’économique, à la sécurité, au social et au domaine diplomatique. Cette initiative prise par le conseil national du Front populaire tenu à Sousse les 1er et 2 juin s’adresse à toutes les forces démocratiques progressistes et patriotiques du pays afin de sortir de la crise ambiante. Evidemment, nous considérons la Troïka, et principalement Ennahdha, responsable de cette crise.
Qui a parlé alors d’alliance politique ?
C’est le parti Ennahdha, qui a qualifié cette initiative « d’alliance politique », car il craint ce genre de démarche qui l’isole davantage. D’ailleurs, sa réaction à l’initiative a été épidermique puisqu’on a été accusés de tendre la main au RCD et aux forces réactionnaires. Ennahdha répond toujours par le mensonge, la manipulation, le dénigrement, voire la violence, à ses adversaires politiques et à toute initiative du genre. Je vous le répète, il ne s’agit pas d’un front électoral d’autant qu’on ne sait même pas, jusqu’à aujourd’hui, si les élections auront lieu.
En quoi consiste ce programme de salut national ?
Ce programme comporte quatre points :
– Lutter contre la violence et le terrorisme, éléments essentiels de la crise.
– Mettre fin le plus rapidement possible à cette période de transition sur la base de l’élaboration d’une constitution démocratique et des élections libres et transparentes ;
– Mettre fin à la dilapidation des richesses du pays, le projet du nouveau code des investissements par exemple, ouvrira la voie à la cession des terres agricoles aux étrangers, allant ainsi à l’encontre de la loi du 12 mai 1964. Cela sans compter le programme d’ajustement structurel du FMI qui touche à la souveraineté du pays d’autant que durant cette période transitoire, Ennahdha n’est pas habilité à engager le pays dans ce genre de choix stratégiques. Enfin, prendre des mesures urgentes contre le chômage, la marginalisation des régions et la cherté de la vie ainsi que la pollution et la dégradation de l’environnement.
Ces quatre points constituent un programme d’urgence de salut que nous soumettons à toutes les forces politiques et civiles démocratiques.
Enfin mise à part l’UPT, quelles sont les formations et parties qui ont répondu positivement à votre initiative ?
Le but de notre initiative étant de sceller un accord politique avec les partis et forces civiles qui le souhaitent, l’enjeu n’est pas tant de sortir des communiqués que d’agir sur le terrain à travers des actions communes afin de sauver le pays de la crise et de la déprime qui le rongent. D’ailleurs, le Front populaire propose un rassemblement, le 1er juillet devant l’Assemblée nationale constituante, afin de faire pression pour faire passer une constitution démocratique qui reflète toutes les composantes politiques de la Tunisie et non pas une seule, celle d’Ennahdha.
L’initiative du Front populaire s’adressant à toutes les forces politiques et civiles, nous allons rencontrer bientôt des délégations de l’Alliance démocratique, de l’Association tunisienne des femmes démocrates, de l’Ugtt et du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt).
* Interview parue dans le quotidien tunisien « Le Temps ». Propos recueillis par S.D.
http://www.lapresse.tn/25062013/69096/un-accord-sur-un-programme-de-salut-national-plutot-quune-alliance.html