Mon père, l’anthropologue algérien, Mahfoud Bennoune, a qualifié de génocide les assassinats systématiques d’intellectuels perpétrés dans les années 90 par le groupe islamique armé. L’étudiante en droit que j’étais alors lui avait expliqué que la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ne protégeait pas les groupes politiques ou sociaux. Cependant, au cours de mes recherches sur les attaques implacables contre l’intelligentsia algérienne qui avait commencé au début de 1993, j’avais fini par comprendre pourquoi mon père a eu recours à ce terme. Il s’agissait effectivement de la part des islamistes radicaux en guerre contre l’Etat algérien d’une tentative d’éradiquer la culture de cette nation et d’anéantir ceux qui l’avaient forgée. C’était, comme l’a indiqué l’écrivain et artiste algérien, Mustapha Benfodil, un « intellectocide ». Mustapha Benfodil dont la récente installation-performance intitulée « Sans têtes » a immortalisé ces assassinats, témoigne : « jamais, à ma connaissance, on n’a tué autant d’intellectuels en aussi peu de temps. »
Le 26 mai 1993, l’un des plus grands écrivains algériens, Tahar Djaout, était abattu alors qu’il quittait son domicile à Bainem, dans la banlieue ouest de la capitale Alger, où j’avais vécu enfant. Le pays vacille. Tahar Djaout, berbère écrivant en langue française, avait étudié les mathématiques. Il avait écrit de nombreux romans et recueils de poésie et avait fondé le journal Ruptures. Il critiquait le pouvoir en place et les islamistes violents et décédera une semaine plus tard après un long coma. « Alger songe un cadavre entre les bras » écrivait J.E.B dans un poème écrit le 31 mai et publié dans Ruptures. Pendant ces sept jours, nous avions attendu le réveil de Djaout, et le nôtre, de ce cauchemar. En vain. Le pays y plongera pendant dix longues années. « Tahar a été assassiné par l’inquisition » titrait Ruptures le 2 juin.
Le 1er juin dernier, l’anniversaire de cette tragédie a été tristement commémoré par un colloque intitulé « Présence (s) de Djaout » organisé à Alger par le quotidien influent El Watan (La patrie) dont le propre directeur, Omar Belhouchet, a échappé à un attentat du GIA. Le poète Amine Khene, présent à ce colloque, a déclaré que l’assassinat de l’écrivain « était l’assassinat de l’Algérie et de son avenir. Djaout faisait partie d’une minorité d’intellectuels qui aurait pu constituer le noyau d’une alternative démocratique ».
En 1993, treize jours après le décès de Tahar Djaout, l’un des psychiatres africains les plus brillants, Dr Mahfoudh Boucebsi, une autre figure de la potentielle « alternative démocratique » était la cible des obscurantistes assassins. Le matin du mardi 15 juin 1993, celui qui était également le vice-président de la Société Internationale de Psychiatrie de l’Enfant et l’Adolescent, était poignardé à l’entrée de l’hôpital qu’il dirigeait à Alger. Agé de 57 ans, Mahfoudh Boucebsi avait publié des travaux novateurs sur les mères célibataires et avait remporté le Prix maghrébin de médecine. Dans une interview datant de 1991, il s’exprimait sur l’emprise des islamistes au sein de l’hôpital Mustapha d’Alger : « j’ai ressenti une douleur infinie en voyant ces jeunes hommes qui pensaient être tout puissants et étaient devenus tout d’un coup de super chefs et pouvaient donner des ordres à un médecin et l’humilier ». Anouar Hadam, l’odieux porte parole du Front Islamique du Salut (Fis) algérien qui avait trouvé refuge aux Etats Unis, déclarait que l’assassinat de Boucebsi « n’était pas un crime mais l’exécution d’une sentence. »
La “sentence” religieuse suivante fut exécutée une semaine plus tard, le mardi 22 juin, presque vingt ans jour pour jour aujourd’hui. Mohamed Boukhobza, sociologue remarquable et directeur de l’Institut national des études stratégiques globales, était ligoté et égorgé devant sa fille dans le quartier du Télemly à Alger. Je suis rentrée ce jour-là chez mon père dans les environs d’Alger, je ne l’avais jamais vu aussi furieux que devant l’assassinat de son ancien collègue à l’université.
Le mardi 29 juin, exactement une semaine plus tard, je fus réveillée tôt le matin par quelqu’un qui cognait sans relâche à la solide porte d’entrée métallique que mon père venait d’installer. A l’époque, comme l’écrira plus tard El Watan, « tous les mardis un chercheur tombait sous les balles assassines de criminels intégristes. » Mahfoud Bennoune était un professeur qui exprimait ouvertement ses opinions politiques. Son cours d’anthropologie – il avait osé y enseigner Darwin – avait déjà reçu la visite du chef du FIS qui l’avait dénoncé comme un adepte du « biologisme » jusqu’à ce que – comme me l’a rappelé récemment un de ses étudiants - papa l’ait mis dehors. Le 29 juin 1993, la personne qui cognait à notre porte n’avait pas décliné son identité ni ne s’était éloignée. Mon père avait tenté à maintes reprises de joindre la police au téléphone. Probablement terrifiés eux-mêmes par la déferlante de l’extrémisme armé qui avait déjà coûté la vie à de nombreux officiers algériens, le commissariat de police du quartier n’avait même pas répondu. Cependant, nous avions eu de la chance ce jour-là. Les visiteurs indésirables et non identifiés étaient finalement repartis. Nous n’avons jamais su pourquoi ils étaient venus ni exactement qui ils étaient. Une personne devait revenir quelques mois plus tard, laissant un mot sur la table de la cuisine. « Vous êtes un homme mort » y était-il écrit. « Mort à » avait été également apposé devant notre nom sur la boîte aux lettres.
Par la suite, les intégristes algériens allaient afficher sur les murs des mosquées contrôlées par les extrémistes à Alger, les listes des personnes à assassiner. Le nom de Mahfoud Bennoune y figurait mais aussi ceux de tant d’autres - journalistes, intellectuels, syndicalistes, militantes des droits des femmes. Ils allaient assassiner d’autres collègues de mon père, ses amis et parents et 200.000 Algériens dans ce qui allait devenir « la décennie noire ». Aussi effroyable qu’ait pu prendre la tournure des événements, la communauté internationale les avait grandement ignorés. Le monde a laissé toutes ces victimes de l’intégrisme se débrouiller seules.
Finalement, mon père a été forcé de fuir son appartement et de renoncer à l’enseignement à l’Université. C’est alors que j’ai commencé à comprendre que la lutte contre l’intégrisme islamiste et le terrorisme menée par d’innombrables personnes d’origine musulmane dans de nombreux pays était l’une des luttes pour les droits humains les plus importantes et – négligées – dans le monde. Malheureusement, cela est encore plus vrai vingt ans après.
Les intellectuels qui ont été tués en premier par les extrémistes en Algérie étaient principalement ceux qui avaient le plus rapidement et clairement compris la nature de la bête. Salah Chouaki, un ami de mon père, inspecteur général de l’enseignement secondaire, militant de gauche et réformateur de l’éducation estimé, avait averti dans un de ses derniers articles publiés avant qu’il ne soit tué par le Groupe islamique armé (GIA) le 14 septembre 1994 que « l’illusion la plus dangereuse et mortelle ... est de sous-estimer l’intégrisme, ennemi mortel de notre peuple. »
Publié à titre posthume, le dernier livre de Tahar Djaout, « Le dernier été de la raison », le « 1984 » algérien, - décrit la montée de l’extrémisme avec des détails qui donnent froid dans le dos, et ce à quoi pourrait ressembler le pays si les intégristes prenaient le pouvoir – par le biais des élections ou par la force. Dans l’enfer théocratique dépeint par Djaout, les femmes vêtues de manière inappropriée sont arrêtées à des barrages routiers. De jeunes hommes sont endoctrinés et s’élèvent contre leurs pères plus libéraux. Les esprits sont fermés, les familles détruites. Mais certains refusent de se soumettre.
Le héros du roman, Boualem Yekker – dont le nom de famille signifie « Il se lève ou se réveille » en tamazight (berbère) – est libraire et un esprit libre. Djaout dépeint Yekker ainsi : « [il] était de ceux qui avaient décidé de résister, ceux qui avaient pris conscience que lorsque les hordes d’en face auraient réussi à répandre la peur et à imposer le silence, elles auraient gagné. » Djaout lui-même, Boucebsi, Boukhobza, Chouaki et beaucoup d’autres intellectuels ciblés ressemblaient à Boualem Yekker et leur mort devaient annihiler cette résistance et réduire au silence son expression. Pourtant, d’autres ont continué à se tenir debout. Même quand mon père a été chassé de sa maison, il est resté dans le pays et a continué à publier des critiques acerbes à l’endroit des intégristes armés et du gouvernement qu’ils combattaient. Dans une contribution en trois parties publiée dans El Watan en novembre 1994 et intitulée « Comment l’intégrisme a produit un terrorisme sans précédent », il avait dénoncé les terroristes en « rupture radicale avec l’islam véritable tel qu’il a été vécu par nos ancêtres. »
L’association de femmes de gauche, RAFD (Le refus), est née après les funérailles de l’un des intellectuels assassinés. Ses militantes sont descendues dans la rue tête nue portant les portraits de celles et ceux qui avaient été assassinés et arborant des cibles en tissu en guise de protestation. Leur philosophie était plutôt celle de Djaout : « si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs ! ».
Ceux qui menèrent la lutte contre l’intégrisme sur le plan intellectuel en Algérie au début des années 90, qui se sont exprimés et sont morts – ou ont vécu – n’ont reçu aucun soutien international ou presque. Cherifa Bouatta, psychologue algérienne et défenseure des droits des femmes affirme qu’il existe encore une énorme colère envers ceux qui, à l’étranger auraient pu être les alliés des progressistes anti-intégristes mais ne l’ont pas été. « Personne n’a dit : nous sommes avec vous ». Par ailleurs, des gouvernements comme celui des États-Unis et de la Grande-Bretagne ont aggravé les choses en finançant le « djihad » antisoviétique dans le lointain Afghanistan qui a eu un effet direct sur l’Algérie. Les plus sanguinaires dans le conflit des années 90 étaient connus comme les « Afghans » pour leur expérience en tant que combattants étrangers dans ce « djihad ».« L’Etat algérien a également fait des victimes, quoique dans des proportions bien moindres, il a fait un usage généralisé de la torture contre les suspects de terrorisme et 8.000 personnes sont portées disparues, mais le conflit dans les années 90 portait essentiellement sur la guerre des intégristes contre la société algérienne. De plus, les intellectuels visés par le groupe islamisque armé étaient pour la plupart des figures farouchement indépendantes, critiques de l’état et de l’extrémisme. La saignée parmi les personnes de culture a commencé en mars 1993. Djilali Liabes, sociologue et ancien ministre de l’éducation dont mon père avait dit qu’il était » l’un des éducateurs les plus dévoués de sa génération,« est assassiné, puis ce fut au tour du médecin et romancier Laadi Flici d’être poignardé à mort, et du politologue Hafid Senhadri d’être tué. Après le massacre, en juin, de Djaout et des autres, une longue vague de meurtres de journalistes et travailleurs de la presse allait commencer en août 1993 avec l’assassinat du journaliste arabophone de télévision Rabah Zenati. Au cours des années suivantes, Omar Ouartilane, le rédacteur en chef du journal arabophone El Khabar, les chroniqueurs de premier plan comme l’inimitable Saïd Mekbel, des journalistes comme Naima Hamouda de l’hebdomadaire Révolution Africaine, et même le personnel technique comme la correctrice de presse du Soir d’Algérie, Yasmine Drissi, allaient tous être » éliminés ".
Le porte-parole du FIS, Anouar Haddam, a ouvertement déclaré au journal français Libération qu’ils avaient proposé à leurs « frères moudjahidine » de cibler les journalistes, entre autres. Lorsque les assassinats n’ont pas été jugés suffisants pour extirper la menace que constituaient les journalistes, les islamistes ont, à plusieurs reprises, déposé des bombes dans les locaux des journaux tuant l’amoureux de poésie et chroniqueur culturel au Soir d’Algérie Allaoua Aït Mebarek et Mohamed Dorbane. Ce dernier revenait de ses achats pour le dîner du Ramadan. Dans son livre intitulé à juste titre Encre rouge, Ahmed Ancer, journaliste à El Watan, rapporte que cent travailleurs de la presse, dont 60 journalistes, ont été tués par le groupe islamique armé entre 1993 et 1997.
Par conséquent, de nombreux journalistes ont dû quitter leurs foyers. Rachida Hammadi, 32 ans, journaliste de télévision reconnue que j’avais rencontrée lors d’un dîner de Ramadan à son domicile sécurisé était rentrée chez elle pour être auprès de sa famille pour une nuit. Au moment où elle quittait la maison familiale à l’aube du 20 mars 1995, une voiture avec à son bord des islamistes armés l’attendait. L’un deux a ouvert le feu avec une arme automatique. Les balles ont touché Rachida et sa sœur Meriem qui tentait de la protéger. Toutes deux sont mortes à l’hôpital.
Les attaques du groupe islamique armé contre la connaissance et les intellectuels ont ciblé de nombreuses catégories professionnelles. Des avocats comme Leila Kheddar qui a été abattue chez elle devant sa famille, le président de la Ligue des droits de l’Homme, Youssef Fathallah qui a été assassiné dans son bureau. Ils ont tué des juges comme Lakhdar Rouaz, et même des étudiants en droit qui avaient refusé d’abandonner leurs études comme Amel Zenoune-Zouani, fauchée à l’âge de 22 ans. Ils ont tué des économistes comme Abderrahmane Fardeheb, des enseignants (souvent devant leurs élèves) comme Abdelaziz Chelighem, 33 ans, et des directrices d’école comme Meziane Zhor, 54 ans. Ils ont tué des étudiantes comme Naima Kar Ali, 19 ans et Raziqa Meloudjemi, 18 ans. Elles avaient osé sortir têtes nues.
Ils ont éliminé le spécialiste du langage des signes, Nacer Ouari, qui venait de rentrer d’un pèlerinage à la Mecque et le Dr. Djilali Belkhenchir éminent pédiatre, militant contre la torture. Les terroristes étaient pluridisciplinaires, tuant à la fois le doyen de l’École des Beaux-Arts Ahmed Asselah, et Salah Djebaili, le recteur de la Faculté des Sciences, au cours du printemps 1994. Peu de temps avant sa mort, Djebaili avait dit : « C’est exactement le moment de diagnostiquer les problèmes et de faire les choses différemment. C’est maintenant ou jamais, pendant qu’il n’y a pas de tabous ». Comme l’a écrit la fille du professeur Fardeheb, Amel, à propos de son père assassiné et dans un plaidoyer pour que ces meurtres ne soient pas oubliés, « savent-ils combien tu aimais ton pays ? Savent-ils que tu voulais le meilleur pour la jeunesse algérienne ? » Tuer des gens de ce niveau d’éducation, de compétence et d’engagement – et tant d’autres d’entre eux qui ne peuvent tous être cités dans cet article – dans un pays en développement indépendant depuis trente ans seulement, revenait à essayer de tuer le pays lui-même.
Près de 71.500 diplômés de l’université aurait fui l’offensive fondamentaliste entre 1992 et 1996 uniquement, une fuite des cerveaux dont les conséquences continuent à se faire sentir aujourd’hui. Même si un plus grand nombre de meurtres d’Algériens ordinaires doit également être commémoré, et tous sont tout aussi importants en termes humains, ces assassinats étaient un couteau sur la gorge de la société tout entière. Chaque assassinat a fait beaucoup, beaucoup de victimes.
Pour rendre hommage à ces intellectuels victimes de l’intégrisme en Algérie il y a deux décennies, nous devons écouter et soutenir – ou à tout le moins noter – les Boualem Yekker d’aujourd’hui. Ils sont toujours là, de l’Afghanistan au Mali en passant par la place Taksim en Turquie, debout, résistant pacifiquement à l’extrémisme, souvent seuls, sans soutien ni tapage au plan international. Ils continuent à s’exprimer, parfois sous la menace de la mort. Dans le nord-ouest du Pakistan, des milliers d’intellectuels et de militants politiques ont été tués au cours de la dernière décennie, un modèle de désastre qui ne provoque pas, loin s’en faut, le tollé de la part de progressistes en Occident que soulèvent les attaques de drones. Je pense à Zarteef Afridi, un enseignant de Jamrud, Agence Khyber, qui a milité pour le droit de vote des femmes des zones tribales et a aidé les aînés à s’organiser contre le terrorisme. Il a été abattu alors qu’il marchait vers son école le 8 décembre 2011. Comme le rappelle son ami Salman Rashid, « il militait pour la libération de l’âme humaine à travers l’éducation et l’éveil. »
Même la Tunisie, berceau du Printemps arabe, a vu le premier assassinat d’un intellectuel, l’avocat de gauche Chokri Belaid, fauché en février de cette année. Un homme qui, comme les premiers martyrs algériens, a pu voir le danger de la montée de l’islamisme guettant son pays et a appelé ses concitoyens à le combattre. Des sacrifices comme le sien doivent être rappelés.
J’ai écrit cet article pour rendre hommage aux victimes de la guerre livrée par les djihadistes algériens à la culture il y a vingt ans. Pour dire à leurs familles, leurs collègues qui continuent leur œuvre, que les progressistes ailleurs ne les oublieront pas. Bien que des hommes et des femmes puissent mourir, les mots ne meurent jamais, je continue à me nourrir de leurs paroles tous les jours. Ils nous ont appris qu’il faut être tout à fait lucide et inébranlable dans la critique de l’extrême droite, où que nous soyons, et que ceux qui la combattent, armés seulement d’un stylo ou d’une voix ont besoin de soutien.
« Ceux qui nous combattent par la plume doivent mourir par l’épée » ordonnait en 1992 le Groupe islamique armé en Algérie (GIA) cités par Ahmed Ancer dans Encre rouge. « Le stylo contre la kalachnikov », y a t-il un combat plus inégal ? « s’interrogeait Ghania Oukazi le soir du jour où les locaux de journaux à Alger avaient été détruits par une bombe déposée par le GIA en 1996. Avec ses collègues journalistes, elle s’était réfugiée dans les ruines pour sortir coûte que coûte les journaux du lendemain. Elle affirmait en conclusion de son article publié dans cette héroïque édition du 12 février 1996 : » Ce qui est certain, c’est que la plume ne s’arrêtera pas ...
Un tel courage exige la solidarité et mérite d’être relevé. « Nous ne serons pas à la hauteur de votre sacrifice », a écrit Cherifa Kheddar la semaine dernière dans une lettre ouverte à sa sœur Leila et son frère Mohamed Redha, tués par le GIA le 24 juin 1996, « et nous ne serons pas dignes de vous, si nous ne prenons pas un moment pour honorer votre mémoire, et à travers elle, rappeler votre sacrifice pour une Algérie moderne, qui va de l’avant, et ne recule pas. »
Aujourd’hui, vingt ans plus tard, il est urgent de se souvenir – et de tirer les leçons – de ce qui s’est passé au cours de cette décennie noire qui a frappé l’Algérie. Tout d’abord, ces événements doivent nous rappeler que les personnes d’origine musulmane -– en particulier celles de la gauche – ont toujours été les cibles les plus nombreuses des intégristes islamistes- et leurs opposants les plus farouches.
L’intégrisme a le vent en poupe du Yémen à la Tunisie et au-delà. Une tunisienne, professeur d’université m’a franchement parlé de la terreur qui s’est emparée d’elle depuis l’assassinat de Chokri Belaid l’obligeant à changer ses déplacements quotidiens pour se protéger. Aujourd’hui, l’expérience algérienne devrait servir d’avertissement quant au danger de ces évolutions et aider à déterminer le meilleur moyen de le combattre. Dans un article intitulé « Le compromis avec l’islam politique est impossible », aussi pertinent aujourd’hui que lorsqu’il a été écrit en 1993 un an avant l’assassinat de son auteur, Salah Chouaki expliquait que « la meilleure façon de défendre l’islam est de le mettre hors de portée de toute manipulation politique .... La meilleure façon de défendre l’État moderne est de le mettre hors de portée de toute exploitation de la religion à des fins politiques. »
Ce qui est arrivé en Algérie il y a vingt ans montre que le défi posé par l’intégrisme aux cultures et modes de vie locaux est en réalité existentiel. Ce n’est pas un hasard si les derniers mots de la dernière œuvre de Tahar Djaout ont la forme d’une question : « Le printemps reviendra-t-il ? »
Karima Bennoune