Le conseil d’Helsinki qui se déroula en décembre 1999 est généralement considéré comme un tournant (dans le sens d’ouverture plus radicale) dans la façon dont l’Union européenne (UE) traite les pays d’Europe de l’Est. « Jusqu’à présent, soulignait Jacky Fayolle[1] à la veille de ce conseil, la stratégie d’élargissement à l’est de l’Union européenne s’est caractérisée par un unilatéralisme à courte vue. L’UE édicte ses critères et sélectionne ses candidats, sans réaliser suffisamment que la sécurité et le bien-être du continent européen supposent la réciprocité, c’est-à-dire la prise en compte des aspirations de pays qui affrontent depuis de longues années un douloureux parcours du combattant. »
En dépit de ce tournant, l’UE poursuit depuis le sommet d’Helsinki la même démarche à sens unique d’« adhésion à l’Europe », comme on le dit souvent, le glissement de vocabulaire exprimant la prétention de l’UE à incarner à elle seule la réalité du continent alors que la notion d’adhésion évoque, de son côté, un modèle à prendre « clés en main ». Pourtant, bien que les critères officiels d’élargissement soient supposés porteurs de démocratie et d’efficacité, les buts concernant la définition d’une charte sociale et les projets de société, et les institutions de l’Union, ainsi que sa « politique extérieure », restent largement opaques et discutables pour les membres actuels[2]. Il s’ensuit une tendance à considérer comme « non démocratique » toute réticence, qualifiée de « passéiste », « populiste » et « conservatrice », face aux recettes imposées et à leurs effets, même si elle est exprimée par le biais d’élections pluralistes. Les critères officiels ne produisant pas les résultats attendus, les bilans sont édulcorés. Ainsi, un non-dit géostratégique guide les approches (évolutives) de l’élargissement sans véritable maîtrise des problèmes, puisqu’on se refuse à les énoncer, c’est-à-dire, aussi à en analyser les causes dans les politiques imposées.
Enjeux géostratégiques ou « critères » ?
Jusqu’au conseil d’Helsinki de décembre 1999, prédominait une approche par « vagues » de l’élargissement. Elle consistait en la sélection de cinq pays parmi les dix candidats existants[3]. Ce choix était supposé résulter de l’application de « critères » de sélection, retenus par le conseil de Copenhague de 1993, selon lesquels les candidats devaient avoir incorporé « l’acquis communautaire » dans leur législation, être dotés d’une économie de marché susceptible de « faire face à la pression concurrentielle des forces du marché » et d’un régime démocratique respectueux des droits de l’homme et des minorités. Mais, excepté le pluralisme politique, en 1998, aucun pays ne répondait à ces critères, lorsque, enfin, les négociations commencèrent. En définitive, les cinq pays sélectionnés furent, comme le souligne J. Fayolle, ceux qui se trouvent aux frontières immédiates de l’Union, suscitant frustrations et protestations parmi les cinq autres, dans la mesure où il existait moins d’écart concernant le développement entre les dix pays candidats qu’entre les cinq choisis et les membres actuels de l’UE.
En réalité, des considérations géostratégiques (la proximité géographique) ainsi qu’un objectif de courte vue - détacher les régions les plus développées de l’ancien bloc de l’Est, des pays plus pauvres, quitte à encourager, de facto ou volontairement, le démantèlement de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie - prévalaient dans le choix des membres de l’Union. Le stade de développement était présenté comme le résultat de réformes entreprises, laissant entendre que la non-application de ces mêmes réformes était la cause de « retards » - présentation d’ailleurs largement discutable. Comme le soulignait, par exemple, un article de la revue Marchés émergents[4] de mai 1998, intitulé significativement « Biais systématiques des prévisions de croissance », « la Slovaquie a été systématiquement sous-estimée par l’ensemble des analyses, tandis que la Russie bénéficie d’un optimisme récurrent ». Cet article fut publié à quelques semaines de la crise des paiements russes de l’été 1998... Mais, à l’époque, les choix géostratégiques de soutien à la Russie de Boris Eltsine (comme aujourd’hui à celle de Vladimir Poutine) l’emportaient sur l’objectivité des analyses et légitimaient la reconnaissance d’un régime « démocratique », ainsi que les aides envoyées[5]. De même, quant aux candidats à l’UE, un optimisme « biaisé » se manifestait en faveur de la République tchèque, en contrepoint d’une vision négative à l’égard de la Slovaquie, la première étant présentée comme « le meilleur élève de la transition », jusqu’à ce que l’on découvre, là comme ailleurs, derrière les « privatisations de masse », beaucoup d’opacité, de scandales financiers et peu de restructurations effectives. L’accent fut alors mis sur le discours « populiste » (socialement protecteur) et nationaliste (en soulignant les tensions avec les minorités hongroises) du dirigeant slovaque Vladimir Meciar, d’autant que le traitement des Tziganes en Tchéquie n’a pas empêché l’ouverture des négociations avec l’UE. Il est d’ailleurs légitime de souligner, à ce propos, qu’il n’existe pas au sein de l’UE un « modèle » unique et clair d’État-nation et de traitement des minorités.
Finalement, la défaite électorale de V. Meciar, en mai 1999, allait faciliter l’adoption d’une nouvelle approche lors du conseil d’Helsinki, alors qu’on découvrait que la croissance économique était plus stable en Slovaquie qu’en Tchéquie... D’autre part, il est apparu que les républiques baltes devant faire partie de la deuxième vague d’adhésion (Lituanie et Lettonie) n’appréciaient guère d’être dissociées de l’Estonie. De surcroît, l’hypothèse d’adhésion des pays de la première vague excluant de l’élargissement leurs voisins immédiats, avec lesquels des échanges majeurs et vitaux demeuraient, créa également des interrogations sur la viabilité et la pertinence des nouvelles frontières de l’Union. De nouveaux murs de l’argent et les barbelés de Schengen étaient en train de remplacer l’ancien mur de Berlin, et le risque de frustrations envers les promesses non tenues d’ouverture s’accroissait.
Par la suite, alors que la sélection initiale n’allait pas de soi, une dramatisation des enjeux géostratégiques dans les Balkans allait imposer une nouvelle démarche dans l’approche faite de l’élargissement. En effet, le Pacte de stabilité de l’Europe du Sud-Est[6] fut significativement mis en place à la fin de la guerre menée par l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) au Kosovo, en juin 1999. Il visait à récompenser, par des promesses d’aides et d’ouverture à l’UE, la loyauté envers l’OTAN des pays voisins de la Serbie. Il témoignait aussi de l’échec de l’approche au cas par cas des pays issus de l’ex-Yougoslavie. Englobant à la fois des pays admis comme candidats à l’UE de la première vague (Slovénie, Hongrie), de la deuxième vague (Roumanie, Bulgarie) et des pays non encore reconnus comme candidats, il se présentait, pour ces derniers[7], comme une antichambre de l’Union : des contrats d’association étaient, en effet, susceptibles d’être signés sous condition de coopérations préalables entre les pays de cette zone turbulente où la « transition » était fort mal en point[8]. En pratique, il devenait urgent de donner des signes d’encouragement à la Roumanie et à la Bulgarie, qui avaient particulièrement souffert, au plan écologique et économique autant que politique - vu l’impopularité des bombardements dans les populations de la région[9] -, à la fois des embargos imposés à la Serbie et de la guerre menée par l’OTAN en République fédérale de Yougoslavie (RFY), entre le mois de mars et le mois de juin 1999. D’autant que, comme le souligne Nadège Ragaru, « le Pacte a chaperonné la signature d’un accord de libre-échange à huit [...] faisant craindre à Sofia que ces nouvelles mesures dilatoires ne visent à repousser l’échéance ultime d’un élargissement européen »[10].
Le conseil d’Helsinki annonça donc, avec grand bruit, un tournant « historique » : l’élargissement vers l’Est allait devenir une promesse irréversible, d’abord politique, et donc adressée à tous les candidats. En outre, la procédure des deux « vagues » était abandonnée, les négociations étant menées avec l’ensemble des dix pays d’Europe centrale et orientale (PECO), Malte et Chypre. Cependant, aucune garantie n’était donnée aux candidats sur une échéance d’adhésion. On jugerait désormais au cas par cas[11], et, aucun dossier n’étant définitivement clos, tout était réversible. En fin de compte, c’était admettre, sans le dire clairement, l’absence de véritable avancée stable des réformes.
Par ailleurs, force est de constater qu’il n’existe pas non plus d’interprétation consensuelle parmi les économistes sur ces réformes, leurs variantes et leur bilan, après dix ans de « transition » recouvrant une transformation radicale de système comme condition préalable à l’adhésion[12]. Le caractère général de la dégradation sociale, y compris parmi les candidats les plus « avancés », devrait imposer une mise à plat des bilans et une réévaluation des critères de l’élargissement établis à Copenhague.
De « l’acquis communautaire » aux recettes néolibérales
Au plan formel, incorporer « l’acquis communautaire », signifie littéralement intégrer dans les législations nationales 80 000 pages de textes indigestes énonçant les principes, les règles et les objectifs qui sont à l’origine de l’UE. Cela a, au moins, le mérite de faire vivre les traducteurs, comme on le dit en Albanie[13]. Au-delà de cette appréciation purement formelle, on trouve évidemment derrière « l’acquis communautaire », les fondements d’une « économie de marché » avec son lot d’institutions et de droit de la concurrence.
Mais, tout compte fait, du traité de Rome au traité de Maastricht, de la Suède à la Grande-Bretagne, du modèle rhénan au modèle anglo-saxon, de la France d’il y a vingt ans à celle d’aujourd’hui, de quelle « économie de marché » parle-t-on avec quels services publics[14] ? Le traité de Rome admettait en effet que la Communauté était compatible avec des régimes de propriété différents. Cependant, les implicites idéologiques des rapports officiels[15] et des orientations de la Commission européenne relèvent aujourd’hui des analyses théoriques[16] qui sont à l’origine du « consensus de Washington » des années 1980.
Ainsi, la libre circulation des capitaux et l’interdiction de financement des dépenses publiques par les banques centrales (devenues « indépendantes » dans l’UE depuis le traité de Maastricht) supposent que les financements privés par les marchés soient toujours plus efficaces que les financements publics ou régulés[17]. La primauté du droit de la concurrence va de pair avec cette logique. Et, dans un monde de plus en plus libéral, où les prix de marché sont censés être les seuls « bons » indicateurs pour l’activité économique, la « flexibilité » du travail et, donc, la suppression des protections sociales et des subventions doivent s’imposer.
En dépit de grands discours sur les enjeux historiques de l’élargissement à l’est de l’Union, l’agenda 2000[18] fixa, en mars 1999, des bornes étroites au budget de l’Union pour la période 2000-2006, la consigne étant de ne pas dépasser 1,27 % du produit intérieur brut (PIB) de l’Union. D’autre part, il ne devait pas être versé aux nouveaux membres - alors estimés à six à l’horizon 2002 - plus de 4 % de leur propre PIB, car, disait-on, ils ne seraient pas en mesure d’en absorber davantage... Quand on sait que les Länder de l’Est de l’Allemagne ont reçu chaque année, depuis 1989, de la part de la Fédération, des sommes équivalentes à plus de 40 % de leur PIB, de tels « critères » laissent songeurs. D’autant plus que, selon le projet initial, les nouveaux candidats de l’Est ne devraient pas recevoir les subventions directes remplaçant les soutiens apportés antérieurement aux prix agricoles, puisque les prix en Europe de l’Est n’avaient pas été soutenus et la structure de propriété n’était pas encore celle requise[19].
En bref, « l’acquis communautaire » se cristallise, d’une part, autour du droit de la concurrence et des privatisations - donc de la remise en cause des subventions nationales - sans que, d’autre part, un budget réellement « à la hauteur » des ambitions de l’élargissement ne soit envisagé, et sans même que le bénéfice des fonds structurels et de la Politique agricole commune (PAC) ne soit assuré pour les nouveaux pays membres.
L’acquis, pour quelle convergence ?
Pourtant, de tels fonds représentent certainement la part la plus attractive de « l’acquis communautaire »[20], introduisant, en outre, un minimum de logique solidaire et publique à la politique économique européenne qui, par là même, reconnaît que la « libre compétition » entre inégaux ne permet pas de résorber les disparités.
En effet, l’univers libéral s’est combiné, dans la construction européenne, avec le maintien, voire l’augmentation, de fonds structurels pour l’agriculture et l’aide au rattrapage des régions les moins développées, confrontées au plus fort taux de chômage. Mais ces fonds, dont le but est de favoriser la cohésion, sont en même temps étroitement associés à une logique d’État social (ou redistributif) dont la contrepartie est la réduction prioritaire de la fiscalité sur le capital. « L’acquis communautaire » a donc aussi incorporé dans les traités une logique d’austérité budgétaire, imposée aux actuels membres comme aux candidats, alors que l’objectif de rattrapage réel du niveau de vie exigerait de fortes dépenses publiques. Mais la convergence est monétariste et institutionnelle. Elle ne vise pas la généralisation des droits sociaux les plus élevés mais, au contraire, leur compression, la logique de la concurrence produisant un dumping social et fiscal.
Le deuxième critère de l’élargissement (être en mesure de faire face à la concurrence), était supposé découler spontanément de l’application des réformes. Mais le bilan fut désastreux pour les pays candidats. En effet, après une reconversion drastique de leurs échanges en direction de l’UE, tous ces pays avaient des balances commerciales déficitaires, et, désormais, extrêmement dépendantes de la conjoncture économique de l’Union. En outre, dans tous les domaines où ces pays possédaient des « avantages compétitifs » (l’acier et l’agriculture, notamment), l’UE (comme les États-Unis, d’ailleurs) a pris soin d’établir des clauses de sauvegarde pour se protéger. Par ailleurs, la suppression des protections tarifaires et des taux de change souvent défavorables sur le plan commercial (pour attirer des investissements directs étrangers) et la logique des firmes multinationales, important leurs propres produits, ont creusé encore plus les déficits commerciaux.
D’autre part, l’ouverture des marchés à la concurrence conduit les acteurs économiques à chercher à tout prix à maintenir de bas salaires et, par conséquent, à s’éloigner de toute exigence d’un ajustement à la hausse des niveaux de vie. De plus, l’instauration d’un système de libre concurrence engendre un risque fort d’exode légitime vers des pays membres dotés de salaires plus élevés, y alimentant la hantise de l’immigration massive. Parallèlement, un tel système favorise une tendance à la délocalisation des firmes occidentales vers les régions de l’Est à bas salaires, et cristallise, à terme, les pressions à la baisse sur l’ensemble des salaires des pays membres. Force est de constater que l’on est loin du « rattrapage » annoncé.
À ce sujet, le bilan de la Banque mondiale (BM) sur dix années de transition[21] n’est pas pertinent. Il distingue, d’un côté, les pays de la communauté des États indépendants (CEI) (à 63 %, en 2000, de leur niveau de PIB de 1990) et, de l’autre, un bloc supposé gagnant : l’ensemble des pays d’Europe centrale, du Sud-Est et baltes dotés d’un indicateur global dépassant de 6 % en 2000 leur PIB de 1990. Une telle agrégation est peu éclairante. D’une part, en 2000, seuls cinq pays sur les 12 concernés avaient en fait dépassé leur PIB d’il y a dix ans. D’autre part, la discussion devrait porter sur la nature de la « destruction créatrice » opérée derrière les chiffres des uns et des autres.
Il faut, certes, souligner les grandes difficultés de comparaisons statistiques dans le temps, entre des systèmes où la monnaie et les prix ne jouaient pas le même rôle. En effet, bien des gaspillages étaient camouflés derrière les chiffres de la croissance, mais, inversement, les services gratuits assurés dans les grandes entreprises n’étaient pas comptabilisés. Au total, les points de départ comme les trajectoires ont été différenciés. Toutefois, derrière ces différences, un même bilan pour l’ensemble de l’Europe de l’Est et l’ex-URSS est dressé par la BM : « La pauvreté est devenue bien plus répandue et a augmenté à un rythme plus rapide que nulle part ailleurs dans le monde. » De plus, elle souligne que « l’inégalité s’est accrue dans toutes les économies en transition et de façon dramatique dans certaines d’entre elles », et ce, « bien que les pays de cette région aient commencé la transition avec des niveaux d’inégalités parmi les plus faibles du monde »[22].
En définitive, l’analyse sérieuse des différents scénarios est loin de confirmer l’efficacité supposée des préceptes libéraux. Ainsi, par exemple, le pays qui connaît le niveau de développement le plus élevé de tous les candidats (avec un PIB par habitant proche de celui de l’Espagne), la Slovénie, est aussi celui qui a le moins effectué de privatisations. Plus généralement, les pays qui, avant le début de la « transition », étaient dans la position la plus avantageuse ont été favorisés par leur proximité géographique avec l’UE, et ont reçu plus d’aide et d’investissements directs étrangers (IDE) que les autres. Comme le souligne à juste titre Wladimir Andreff[23], l’analyse économique de l’impact des IDE se heurte à une question récurrente, celle de savoir si les pays vont mieux parce qu’ils ont reçu des IDE ou s’ils ont reçu des IDE parce qu’ils vont bien. En effet, les IDE se concentrent, dans le monde comme dans les pays de l’Europe de l’Est, d’abord dans des régions développées et, en leur sein, dans les capitales. Ils contribuent ainsi à l’accroissement généralisé des inégalités sociales et régionales[24], y compris dans les pays les plus « avancés ». Par ailleurs, si la « petite privatisation » (création de nouvelles et petites entreprises, voire de micro-firmes d’entrepreneurs individuels) connaît un fort dynamisme, notamment en Pologne[25], elle ne résout pas pour autant la question des grandes entreprises qui ont parfois fourni emplois et infrastructures sociales à des régions entières, comme celles qui sont aujourd’hui encore sinistrées en Pologne ou dans certaines régions de Hongrie. Enfin, l’entrée massive d’IDE dans les banques depuis la fin des années 1990[26] (de 50 % à plus de 90 % dans tous les pays candidats d’Europe centrale, excepté en Slovénie) aggravera sans doute le manque de financement des grandes entreprises et des services publics, sources principales d’emplois.
Retour sur la démocratie
L’économiste hongrois Janos Kornaï souligne une certaine « similarité » entre la « collectivisation de masse » imposée par Joseph Staline en son temps, et les « privatisations de masse » d’aujourd’hui qui dénotent « la subordination de la réforme de la propriété à des buts politiques et liés au pouvoir »[27]. Il faut néanmoins expliciter les pressions internationales et les buts socio-économiques derrière ces enjeux de pouvoir, car il s’agit de se faire reconnaître comme « crédible » aux yeux des bailleurs de fonds internationaux, et, pour les pays candidats, aux yeux de l’UE ; ce qui, en clair, signifie obéir à leurs critères.
En fin de compte, la détermination de deux « vagues » relevait d’un jugement approximatif sur la crédibilité de la dynamique engagée, elle-même accompagnée de non-dits. En effet, les pays jugés « recevables » étaient, en réalité, des candidats dotés d’un gouvernement qui rejetait clairement les visées sociales/socialistes du passé, et qui s’était clairement engagé sur la voie des privatisations. L’Albanie de Sali Berisha fut ainsi reconnue « démocratique » par les États-Unis jusqu’à ce que le « nouvel ordre » soit ébranlé par les émeutes populaires, à la suite de l’effondrement des « fonds pyramidaux », en janvier 1997. Cette politique d’assimilation de la démocratie aux privatisations allait bien au-delà des critères d’adhésion à l’Union européenne. Elle est désormais omniprésente derrière l’aide internationale et les crédits conditionnels du Fonds monétaire international (FMI), comme dans la politique de la « communauté internationale », adoptée lors de la crise yougoslave, et derrière le Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est[28].
Les pratiques de sélection/corruption des « bons » candidats ont généralement discrédité, aux yeux de la population concernée, une UE arrogante et imposant des modèles de société. Ainsi, en Serbie, la victoire de Vojislav Kostunica sur Slobodan Milosevic fut, sans aucun doute, liée au fait qu’il affichait ses critiques à l’égard des politiques internationales et qu’il était au-dessus de tout soupçon de corruption par les pouvoirs occidentaux. En revanche, le candidat Zoran Djindjic représentait un courant très minoritaire, car il était perçu comme très corrompu. La campagne « Énergie pour la démocratie » (il s’agissait de ne délivrer de l’énergie pour se chauffer qu’aux municipalités d’opposition) lancée par l’UE avant la chute de S. Milosevic avait été particulièrement choquante (faut-il « bien » voter pour avoir le droit au chauffage ?) et contre-productive en Serbie - comme l’opposant Vuk Draskovic l’avait prévu. En Bosnie, de 1995 à 2000, la « communauté internationale » a prétendu construire une « démocratie » en soutenant ouvertement « ses » candidats contre ceux des partis nationalistes radicaux serbes ou croates, voire en destituant des candidats élus. Quelles que furent les raisons de ces choix, elles ont produit un réflexe populaire de soutien aux partis les plus nationalistes, effet inverse à celui escompté.
Autre variante de la pseudo-aide à la « construction d’une société civile », les bailleurs de fonds ont éventuellement recherché une médiation des organisations non gouvernementales (ONG). Ainsi, l’intervention des ONG en Bosnie « détourne des financements publics de leurs destinataires étatiques supposés corrompus et renforce la privatisation des sociétés », comme l’analyse Franck Debié[29]. Dès lors, « toute une génération d’apparatchiks des ONG succède aux bureaucrates socialistes [...] : ils constituent les relais de leurs donateurs, dont ils confortent les représentations et diffusent les modèles intellectuels ». Après cinq ans de protectorat non déclaré sur la Bosnie, la nécessité d’une évaluation critique de la présence internationale est urgente, pour l’économie comme pour la démocratie[30]. Cette évaluation serait d’ailleurs également nécessaire dans les autres pays confrontés aux effets négatifs de l’interventionnisme européen.
Dresser le bilan de la décennie écoulée en Europe de l’Est est évidemment complexe dans la mesure où il est difficile de dissocier les dégâts économiques, écologiques et politiques du régime précédent, des conséquences de l’introduction de l’économie de marché. Néanmoins, les arguments du type « préférez-vous revenir à la dictature et au goulag ? », généralement accompagnés d’une éviction d’un pan de l’histoire pour ne retenir que le seul goulag, relèvent d’un terrorisme intellectuel stérile visant à bloquer toute réflexion sur d’autres possibles.
Catherine Samary
Notes
[1]. Jacky Fayolle, « L’élargissement de l’UE après la guerre du Kosovo : une “frontière” à ne pas abandonner aux libéraux », Mouvements, n° 6, novembre-décembre 1999.
[2]. Voir, notamment, André Gauron, Le malentendu européen, Paris, Hachette, 1997 ; Yves Salesse, Propositions pour une autre Europe, Paris, Félin, 1997 ; Jean-Paul Fitoussi (sous la dir.), Rapport sur l’état de l’Union européenne-1999, Paris, Fayard/Presses de Sciences Po, 1999 ; ainsi que « L’euro sans l’Europe », Manière de voir, n° 61, Paris, Le Monde diplomatique, janvier-février 2002.
[3]. La Pologne, la Hongrie, la République tchèque, la Slovénie et l’Estonie avaient été sélectionnées pour faire partie de la « première vague ». Les cinq autres candidats étaient la Lituanie, la Lettonie, la Slovaquie, la Roumanie et la Bulgarie.
[4]. Nicolas Meunier, « Biais systématiques des prévisions de croissance », Marchés émergents, n° 98-01, 29 mai 1998.
[5]. Voir, notamment, Jacques Sapir, « À l’épreuve des faits... Bilan théorique des politiques macro-économiques mises en œuvre en Russie », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 30, n° 2-3, juin-septembre 1999.
[6]. Voir www.stabilitypact.org.
[7]. Il s’agit de l’Albanie et des républiques de l’ancienne Yougoslavie (hormis la Slovénie déjà bien placée parmi les candidats) : la Macédoine, la Bosnie, la Croatie et la RFY (Serbie et Monténégro) ; l’intégration de cette dernière au processus étant alors conditionnée à sa démocratisation, de facto assimilée à la chute de Slobodan Milosevic.
[8]. Voir, notamment, « Les transformations économiques dans la péninsule balkanique », Revue d’études comparatives Est/Ouest, vol. 30, n° 4, décembre 1999.
[9]. Voir Euro-est, mensuel, publié par Euro Information Service, Groupe expansion Bruxelles, n° 78, juin 1999.
[10]. Nadège Ragaru, « La Bulgarie onze ans après : la banalisation d’une balkanéité européenne », in Stéphane Yérasimos (sous la dir.), Le retour des Balkans 1991-2001, Paris, Autrement, collection « Mémoires », 2002.
[11]. Voir Euro-est, op. cit., notamment les numéros de décembre 1999 et de janvier 2000.
[12]. Voir, notamment, Wladimir Andreff, « Le pluralisme des analyses économiques de la transition », in Wladimir Andreff (sous la dir.), Analyses économiques de la transition postsocialiste, Paris, La Découverte, collection « Recherches », 2002 ; Jean-Pierre Pagé, « Europe de l’Est : économie politique d’une décennie de transition », Critique internationale, n° 6, hiver 2000.
[13]. Voir Nils Anderson, « L’Albanie en quête de reconnaissance », Le Monde diplomatique, juin 2002.
[14]. Voir Claude Quin, Gilles Jeannot (sous la dir.), Un service public pour les européens ? Diversité des traditions et espaces de convergences, Paris, La documentation Française, 1997.
[15]. Voir, notamment, « L’élargissement de l’Union européenne à l’est de l’Europe : des gains à escompter à l’est et à l’ouest », Rapport du commissariat général du Plan, Paris, La documentation Française, mars 1999.
[16]. Un tel « consensus » n’a jamais existé entre économistes. Il a d’ailleurs suscité, à l’intérieur même des grandes institutions financières internationales, des critiques radicales comme en témoigne l’ouvrage du dernier prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz, La grande désillusion, Paris, Fayard, 2002.
[17]. Pour une analyse et une discussion de ces points de vue dans le domaine des services publics, voir, notamment, Pierre Bauby, Reconstruire l’action publique, Paris, La Découverte/Syros, 1998.
[18]. Voir « Agenda 2000. Document de stratégie pour l’élargissement », Bulletin de l’UE, supplément 3/2000 ; et, également, les analyses à ce sujet de Euro-est, n° 77, mai 1999.
[19]. Cette question demeure conflictuelle et non tranchée au lendemain du sommet de Séville, même s’il est admis que, « à terme », tous les membres doivent avoir les mêmes droits. Les actuels membres de l’UE sont divisés entre ceux qui, comme la France, veulent le maintien des critères de la Politique agricole commune (PAC) et leur généralisation aux nouveaux candidats et ceux qui, avec l’Allemagne, souhaiteraient, en fait, une réforme de la PAC avant l’élargissement.
[20]. Les fonds liés à la PAC et les fonds structurels visant à la réduction des écarts et à la cohésion constituent l’essentiel du budget européen.
[21]. « Transition. Les dix premières années », Rapport de la Banque mondiale 2002.
[22]. Voir Banque mondiale, Regional Overview. Challenges, http://Inweb18.worldbank.org.
[23]. Voir Wladimir Andreff, « L’investissement direct étranger dans le développement inégal des pays en transition », Du socialisme à l’économie de marché, errances de la transition, Paris, Nouveaux Cahiers de l’IUED, octobre 2001.
[24]. Voir, notamment, Fabienne Boudier-Bensebaa, Yorgos Rizopoulos, « Tendances et caractéristiques des investissements directs étrangers dans les pays balkaniques », Revue d’études comparatives Est-Ouest, vol. 30 n° 4, décembre 1999.
[25]. Voir Gérard Duchêne et Philippe Rusin, « Les micro-entreprises innovantes dans la transition : le cas de la Pologne », in W. Andreff (sous la dir.), Analyses économiques de la transition postsocialiste, Paris, La Découverte, collection « Recherches », 2002.
[26]. Voir la Revue élargissement. Spécial Banques, n° 17, avril 2002, www.dreee.org/elargissement.
[27]. Janos Kornaï, La transformation économique postsocialiste, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2001, p. 278.
[28]. Lire, notamment, Christophe Solioz, Svebor Dizdarevic (eds.), Ownership Process in Bosnia and Herzegovina, Sarajevo, 2001, pour le bilan désatreux de cinq ans de protectorat non officiel en Bosnie et la logique perverse du Pacte de stabilité qu’effectue Dragoljub Stojanov.
[29]. Franck Debié, « La communauté internationale et les Balkans », in S. Yérasimos (sous la dir.), op. cit.
[30]. Voir, notamment, Zarko Papic (ed.), International Support Policies to South-East European Countries. Lessons (not) learned in Bosnia-Herzegovina, Sarajevo, 2001. Voir, également, Alexis Troude, « La Bosnie six ans après les accords de Dayton », Le courrier des pays de l’Est, n° 1 023, mars 2002.