RFI [Olivier Rogez] : Est-ce que vous approuvez les actions de type Femen pour défendre les droits des femmes ?
Ahlem Belhadj : Posé comme ça, je dirais que non. Nous n’adoptons pas les mêmes méthodes de lutte, mais nous comprenons parfaitement les choix qu’elles font. Nous sommes solidaires avec Amina contre toutes les formes de violences qu’elle subit.
Vous dites que vous n’adoptez pas les mêmes méthodes de lutte. Pourquoi les Tunisiennes ne peuvent-elles pas ou ne veulent-elles pas adopter ces méthodes de lutte ? Pourquoi n’ont-elles pas la possibilité de manifester comme les Ukrainiennes ou comme les Françaises ?
Ce ne sont pas toutes les féministes de part le monde qui adoptent les Femen, ce n’est pas là question des Tunisiennes. C’est une question de foi [choix ?] de méthodes de lutte. Chaque groupe, chaque mouvement social, chaque individu, chacun choisit la méthode de lutte qui lui va. Mais nous, en Tunisie, on a pas mal débattu au sein de l’Association tunisienne des femmes démocrates, on comprend qu’il y ait recours à des méthodes de lutte comme ça, mais on ne s’inscrit pas dedans.
Pensez-vous que ce type d’actions est trop radical dans le contexte tunisien ?
Ca peut avoir différents types de réaction. Ca peut amener les gens à réfléchir justement, mais ça peut effectivement radicaliser certains courants extrémistes ou mêmes des courants modérés qui deviennent extrémistes en la matière.
Certaines de vos militantes dénoncent des agressions de plus en plus répétées, notamment de la part des forces de l’ordre contre les femmes dites « modernes », c’est-à-dire celles qui sont indépendantes ou qui sont habillées à l’Occidental.
Effectivement. Il y a un modèle de société qu’on veut imposer aux Tunisiennes et qui n’est pas du tout acceptable. Le parti Ennahda l’a toujours dit, ils veulent changer la société d’en bas afin d’amener après à des changements au niveau de la loi. Jusque-là, aucune des lois acquises pour le droit des femmes n’a été touchée. Mais en même temps, en pratique dans la vie de tous les jours, il y a des libertés acquises qui sont menacées et la violence est un instrument majeur, justement pour dominer les femmes et les amener à quitter le champ politique et public.
Selon vous, Ennahda n’a pas encore changé d’optique sur sa vision conservatrice de ce que doit être le rôle de la femme dans la société ?
Aujourd’hui, il y a une bataille sur le modèle de société : quelle société nous voulons ? Et Ennahda a un modèle de société que les féministes ne partagent pas obligatoirement. Ennahda sait très bien que le vrai rempart contre l’islamisme en Tunisie, c’est vraiment les droits des femmes et la question des femmes. C’est pour cela que la réponse, par rapport à ça, est variable en fonction des rapports de force. On a introduit la complémentarité un moment, on est revenu là-dessus après, mais on a introduit d’autres articles dans la Constitution qui peuvent menacer les droits des femmes. Il y a plein de menaces, mais il y a beaucoup de mobilisation pour faire face à ces menaces et la question reste ouverte.
Justement, pour faire avancer la cause des femmes, vous souhaitez que les principes soient inscrits dans la Constitution. Et quand on lit le dernier projet de brouillon de la Constitution, il stipule que les citoyens et les citoyennes auront les mêmes droits. On a l’impression que vous avez réussi à faire valoir vos positions. Est-ce véritablement le cas ?
Effectivement, par rapport à la proposition de la complémentarité, on peut considérer que c’est une avancée. C’est sous la pression de la rue qu’elle a avancé dans ce sens. Mais le projet de la Constitution est vraiment ambigu et contradictoire : on donne une chose de la main droite et on le reprend de la main gauche. Quand on a un article, l’article 136, qui stipule que l’islam est la religion de l’Etat, et pas la religion des Tunisiens, on sait très bien que c’est une porte grande ouverte pour toutes les régressions. Dans le texte même, il y a des reculs comme la question de la famille : on parle de l’Etat qui doit préserver la cohésion familiale. On sait très bien que quand on avance les droits de la famille de cette institution avant les droits de l’individu, ça part toujours contre les droits des femmes. Les femmes, on leur a refusé leur lutte contre les violences au nom de la cohésion familiale. On le sait. Les femmes victimes de violence quand elles partent au poste de police, on leur dit : « Mais votre famille doit passer avant tout, la cohésion de votre famille ». Et si on va constitutionaliser ça, ce sera vraiment quelque chose contre les droits des femmes. Aujourd’hui, on ne prend pas les mesures pour modifier la loi mais on introduit des fenêtres grandes ouvertes pour des régressions ultérieures. Et c’est ça qui nous fait peur, aujourd’hui on se bat vraiment pour que cette Constitution n’ouvre pas ses brèches, qu’elle soit conforme à nos attentes en matière de non discrimination et d’égalité.
Le mouvement féministe tunisien se targue d’un siècle d’existence. Est-ce que cette profondeur et cet ancrage historique vous donnent suffisamment de force pour vous opposer aux mutations que veut imposer Ennahda ?
Les Tunisiennes et les Tunisiens ont été marqués par ce courant progressiste, ce courant moderniste. Il a marqué l’histoire récente de la Tunisie. Le dernier siècle a été vraiment un siècle où les Tunisiens ont produit par mal de lectures progressistes du Coran, de l’islam. On ne peut pas venir aujourd’hui renverser tout ça. Il y a une histoire progressiste de la Tunisie, des lectures vraiment modernistes de notre patrimoine culturel qui, j’espère, vont permettre à la Tunisie de dépasser le cap difficile qu’elle vit maintenant.