« solidaritéS » – Trois mois après l’assassinat du porte-parole du Front populaire et principal dirigeant du Parti unifié des patriotes démocrates, Chokri Belaïd, le nouveau pouvoir islamiste n’est-il pas en train de démonter pièce par pièce les conquêtes de la révolution ?
Anis Mansouri – Il faut se souvenir qu’avant l’assassinat de Chokri Belaïd, c’est le coordinateur régional de Nidaa Tounes (L’Appel de la Tunisie, regroupement politique libéral) dans la région de Tataouine, Lotfi Naguedh, qui avait été battu à mort par les milices d’Ennahda en octobre dernier. Aujourd’hui, les Ligues de protection de la révolution exigent pourtant la libération de ses agresseurs, qu’elles présentent comme des héros de la lutte contre Ben Ali ! Deux mois plus tard, les mêmes milices tentaient de prendre d’assaut les locaux de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) de la capitale, conduisant le pays au seuil de la grève générale. Depuis lors, Ennahda fait campagne pour se soumettre le mouvement syndical, comme Ben Ali s’était efforcé de le faire pendant des années, et les responsables de l’agression des locaux de l’UGTT ne sont pas inquiétés. Enfin, les commanditaires de l’assassinat de notre camarade Chokri Belaïd restent toujours dans l’ombre, alors que de nombreux indices montrent que de hauts responsables de l’Etat étaient pour le moins au courant de ses préparatifs… C’est pourquoi nous venons de protester publiquement, avec le Parti socialiste et la Communauté genevoise d’action syndicale (CGAS), contre l’invitation de Mounir Ajroud, président des Ligues de protection de la révolution, à prendre la parole à Genève, le 30 avril dernier.
La violence physique ne concerne-t-elle que les militant·e·s politiques, en particulier ceux de la gauche politique et syndicale ?
La montée de la violence ne concerne pas que les militant·e·s politiques et syndicaux et leurs organisations, elle touche aussi de nombreuses personnes, que les sbires du pouvoir, mais aussi une inquiétante nébuleuse d’organisations salafistes plus ou moins liées à eux, tentent d’intimider au quotidien : violences contre des femmes non voilées, agressions contre des jeunes qui écoutent une musique « impie », destructions d’œuvres d’art, etc. Récemment, ce sont de véritables camps d’entraînement de groupes jihadistes qui ont été découverts du côté de la frontière algérienne, dans le gouvernorat de Kasserine, où plusieurs policiers et soldats ont été grièvement blessés par des mines antipersonnel.
Ennahda se présente comme un parti islamiste « modéré », que faut-il en penser ?
Ennahda ne veut surtout pas inquiéter les investisseurs étrangers. C’est le seul sens de sa « modération ». On notera que ses cousins d’Arabie Saoudite ou du Qatar sont des partenaires appréciés du capitalisme international, qui a amplement fait l’expérience de la parfaite compatibilité de l’islam politique avec le monde des affaires. En Tunisie, le nouveau pouvoir n’a cessé d’accroître la dette extérieure, dont il assure le service régulier, rubis sur l’ongle, aux dépens des besoins populaires. Il a négocié un plan d’ajustement avec le FMI, qui n’a rien à envier à ceux du RCD de Ben Ali. Pour encourager les investisseurs étrangers, il a ainsi décidé de réduire les dépenses sociales en abandonnant une série de subventions, si bien que les tarifs des services de base (eau, électricité, carburants) explosent. En revanche, de nombreuses dispositions coûteuses ont été adoptées pour favoriser les grandes sociétés multinationales, notamment dans le cadre du Partenariat privilégié avec l’Union européenne.
Ce libéralisme économique est dans la droite ligne des politiques de Ben Ali, qu’avait salué en son temps DSK, au nom du FMI. Il ne peut que précipiter la misère populaire et les protestations sociales. Comment Ennahda entend-il y faire face ?
J’ai évoqué le climat de violence entretenu contre la gauche et les syndicats. Ainsi, à Meknassi, près de Sidi Bouzid, les « amis » d’Ennahda ayant été engagés en priorité pour des emplois publics, les jeunes ont organisé des protestations. Après qu’ils ont été tabassés par les nervis du pouvoir, ce sont leurs mères qui ont pris le relais en occupant elles-mêmes la rue… Dans le monde du travail, la politique du patronat et des autorités se traduit par la multiplication des licenciements ou des procès intentés à des militant·e·s ouvriers sous différents prétextes fabriqués. Au Kef, des salarié·e·s en lutte de la cimenterie Oum Liklil viennent ainsi de faire l’expérience de la prison, avant d’être libérés par la mobilisation de leurs camarades. De façon plus générale, le projet de Constitution accouché par les islamistes annonce un véritable catalogue de régressions démocratiques, au premier rang desquelles figure la limitation du droit de grève, sans parler des restrictions aux droits des femmes ou à la liberté d’expression. C’est pourquoi ce 1er Mai s’est placé sous le signe de la défense des droits syndicaux et démocratiques !