Après l’annonce de la mort de Margaret Thatcher, une des choses les plus frappantes en Grande-Bretagne a été l’explosion de joie de tant de personnes : les fêtes dans la rue et dans les pubs, les blagues qui circulent et la chanson du vieux film le Magicien d’Oz, « La sorcière est morte ! » visionnée en boucle sur You Tube et qui grimpe même à la dixième place des ventes.
Lors de la mort d’une vieille femme réactionnaire, affaiblie par la maladie et absente de la scène publique depuis si longtemps, certains auraient pu s’attendre à un simple « Bon débarras ! » ou un « On ne la pleurera pas ». Mais c’est mal connaître la haine que des millions de personnes ont ressentie à l’égard de Thatcher et de sa politique pendant les années où elle était au pouvoir.
Repères chronologiques
1925 Naissance de Margaret Roberts.
1951 Épouse l’homme d’affaire Denis Thatcher.
1959 Élue député à Londres.
1971 Ministre de l’Éducation déjà détestée quand elle abolit le lait gratuit pour les écoliers de plus de sept ans.
1972 Des grèves non officielles empêchent les tentatives des conservateurs d’imposer des lois antisyndicales.
1re grève nationale des mineurs de charbon victorieuse.
1974 Deuxième grève des mineurs. Le Premier ministre conservateur Heath appelle à des élections générales autour du thème « Qui gouverne le pays, nous ou les mineurs ? » Les électeurs choisissent les mineurs et les conservateurs perdent.
1975 Thatcher devient leader du Parti conservateur dans l’opposition.
1979 Victoire des conservateurs. Thatcher élue Premier ministre.
1981 Bobby Sands, membre de l’IRA et gréviste de la faim, élu député le 9 avril. Il mourra le 5 mai.
1981 Des émeutes à Londres, Liverpool, Manchester, Birmingham et dans des dizaines de villes.
1982 Guerre des Malouines.
1983 • Réélection des conservateurs qui profitent de la fièvre nationaliste et de l’absence d’opposition travailliste.
• Missiles nucléaires US installés en Angleterre et campagne pour le désarmement.
1984 • Début de la grève des mineurs qui durera un an.
• Attentat à la bombe de l’IRA contre le congrès annuel du Parti conservateur. Thatcher échappe de peu à la mort.
• Grèves de dockers contre le transport du charbon en juillet (10 jours) et août (3 semaines) mais qui n’aboutissent pas.
• Le dirigeant du Parti travailliste, Kinnock, refuse de parler aux côtés du dirigeant du syndicat des mineurs, Arthur Scargill, lors d’une série de meetings.
• Les dirigeants des principaux syndicats refusent d’organiser des actions en faveur des mineurs.
1985 En mars les mineurs reprennent le travail.
1987 Réélection des conservateurs.
1989 Nouvelle taxe sur les habitations, la Poll Tax.
1990 • Manifestions de masse contre la Poll Tax.
• Les caciques du Parti conservateur craignent pour leurs sièges aux futures élections et poussent Thatcher à la démission.
• John Major la remplace et abolit tout de suite la Poll Tax.
Grève des mineurs : une épreuve de force perdue
Le premier mars 1984 a débuté la plus grande grève de toute l’histoire du mouvement ouvrier britannique. Pendant un an, 140 000 mineurs du charbon ont tenu tête à Margaret Thatcher et son gouvernement.
Parmi toutes les grèves et occupations de la précédente période bouillonnante du début des années 1970, ce furent les deux défaites humiliantes infligées aux conservateurs en 72 et 74 par les mineurs qui marquèrent Thatcher et l’ensemble de la classe dominante britannique [1].
Tirant les leçons de ces défaites, Thatcher et ses proches conseillers élaborent en 1978 dans le plus grand secret un plan détaillé. Arrivée au gouvernement en 1979, Thatcher s’attaque d’abord aux secteurs les plus faibles. Avant d’affronter enfin les mineurs, Thatcher applique les derniers éléments du plan. Certaines centrales électriques sont converties pour pouvoir fonctionner avec du fioul au lieu du charbon. D’énormes stocks de charbon sont accumulés. Des chauffeurs de camion non syndiqués sont organisés pour traverser les piquets de grève. Enfin, la police, historiquement décentralisée, est réorganisée afin de pouvoir coordonner la répression au niveau national. Il ne reste plus qu’à choisir la date pour provoquer l’affrontement, en annonçant la première d’une longue liste de fermetures de mines à la fin de l’hiver, au moment où les besoins en énergie baissent. Et pourtant, malgré toute cette préparation, les choses ne se passent pas comme Thatcher l’avait prévu.
Une vague de solidarité
Contre les piquets de grève, la police intervient massivement et avec une violence jamais vue (à part en Irlande du Nord !). Dans les villages miniers, elle se comporte comme une véritable armée d’occupation, en multipliant les contrôles et les arrestations. Les tribunaux fonctionnent à plein régime et les grands médias relaient la propagande de Thatcher, qui qualifie les mineurs d’« ennemis intérieurs », en référence à l’« ennemi extérieur », vaincu deux ans auparavant aux Malouines. Cette violence ne fait que renforcer leur détermination et celle du nombre croissant de leurs soutiens.
Des centaines de milliers de personnes formeront un véritable réseau à travers le pays. Pendant des mois, ils se mobiliseront pour collecter de l’argent, au travail, dans la rue, dans les pubs, pour envoyer des colis, organiser des meetings et des manifestations de soutien, le jumelage des villes et des villages. Des mineurs seront envoyés partout dans le pays mais aussi en Europe et au-delà pour organiser le soutien. Le syndicat avait peu d’argent à distribuer aux grévistes et le peu qu’il avait finira par être bloqué par les tribunaux ! Le gouvernement a fait pression pour que les allocations sociales soient retirées aux familles grévistes et on a même refusé à une famille les allocations obsèques pour enterrer leur fils.
Pourquoi la défaite ?
Le mouvement a montré une incroyable force mais le gouvernement a fini par l’emporter parce que l’ensemble des forces de la classe dominante (gouvernement, patronat, médias, police, etc.) étaient plus organisées, mieux préparées, plus déterminées et puissantes que celles de notre classe. Les directions des principaux syndicats et du Parti travailliste ont bien soutenu la grève en paroles, mais aucune tentative n’a été faite pour généraliser la grève, pour organiser des débrayages de solidarité ou des refus de toucher au charbon dans les secteurs clé comme les centrales électriques, la sidérurgie, les transports, etc.
Dans les mois et les années qui ont suivi la grève, pratiquement toutes les mines ont été fermées. Des communautés entières ont été dévastées par le chômage et son cortège de divorces, de suicides, d’addictions aux drogues et à l’alcool. Plus généralement, le mouvement ouvrier britannique en a pris un sacré coup et a mis des années à s’en remettre.
La grève a laissé des traces dans la tête des participantEs : de l’amertume et de la haine qu’on voit resurgir aujourd’hui avec la mort de Thatcher mais aussi de très bons souvenirs. Des centaines de milliers de personnes ont été transformées à jamais par cette expérience, notamment des femmes de mineur très actives dans des groupes de soutien à la grève. La grève a permis de casser aussi toute une série de préjugés, contres les femmes, les noirs, les gays et les lesbiennes, venuEs apporter leur solidarité.
Ross Harrold
Un mineur, se souvient de la grève...
« Un mythe existe selon lequel la grève n’aurait été que de la souffrance sans fin. C’était dur, c’est vrai et les gens manquaient de tout. Des mineurs sont morts en cherchant du charbon sur les terrils pour chauffer leur maison. Mais c’était aussi la meilleure année de ma vie, comme cela a été pour beaucoup d’autres familles de mineurs. Il y avait un sentiment de solidarité très fort et les vies des gens ont été transformées. Ils voyaient le monde et les gens de manière différente. Ils voyaient la solidarité comme la base d’un monde meilleur. Cela n’est pas mort avec la fin de la grève. Je n’oublierai jamais les semaines avant Noël 1984. On était tellement fiers d’être toujours en grève, fiers que les gens aient résisté à la propagande et aux énormes sommes d’argent qu’on nous proposait pour reprendre le travail. Nous avons rempli de cadeaux les sacs des enfants, les cuisines ont servi de superbes repas – et tout ça grâce à la solidarité de syndicalistes. Aujourd’hui, en se rappelant ce que nous avons fait, il ne s’agit pas de nostalgie. Il s’agit de se rappeler d’une simple leçon : c’est toujours mieux de se battre que de céder aux patrons. »
Ian Mitchell
Irlande : la longue lutte des prisonniers politiques
Plus qu’à l’habitude, la Guinness a coulé à flots dans les pubs de Falls Road à Belfast et du Bogside de Derry, à l’annonce de la mort de l’ennemie jurée des républicains irlandais. Inlassablement pistée par les brigades de l’IRA [1] et de l’INLA [2], Thatcher échappera de peu en octobre 84 à l’explosion d’une bombe déposée dans sa chambre du Grand Hôtel de Brighton où se tenait le congrès du parti conservateur.
Le dépit et la rage post mortem engendrés par le décès de Margaret Thatcher, tant en Angleterre qu’en Irlande, nous ramènent à l’un des épisodes les plus tragiques de l’histoire de la lutte de libération du peuple irlandais, celle de la grève de la faim de la prison de Long Kesh qui dura de mars à mai 1981. Contraints à un bras de fer avec les autorités britanniques, dix prisonniers politiques républicains y laissèrent leur vie, se heurtant à l’intransigeance meurtrière de la « dame de fer ». Emmenés par Bobby Sands et Patsy O’Hara, leurs responsables politiques et militaires au sein de la prison, les dix entraient tour à tour dans le mouvement, entamant un macabre compte à rebours qui devait permettre à la campagne internationale de soutien de faire monter la colère et l’indignation contre le gouvernement anglais.
Face à la mobilisation des quartiers républicains, et aux pressions internationales, Thatcher restera intraitable, refusant toute négociation, sourde aux protestations des autorités religieuses et des organisations internationales. Se réfugiant derrière le principe de droit britannique de l’habeas corpus, elle prononcera cette phrase terrible le jour de la mort de Bobby Sands « Monsieur Sands était un criminel condamné, il a fait le choix de s’ôter la vie… »
Déterminés, organisés
En n’en retenant aujourd’hui que son épilogue dramatique, les médias font généralement l’impasse sur le le mouvement ininterrompu qui depuis cinq ans secouait la prison de Long Kesh. En 1976, le gouvernement travailliste de Londres supprime le statut de prisonniers politiques, déclenchant une réaction immédiate des prisonniers républicains enfermés dans les H blocs, la grève de l’hygiène, et le refus du port de l’uniforme carcéral. Durant des années, ceux-ci vivront nus, hiver comme été, n’acceptant pour seul vêtement que les couvertures de l’administration, maculant leurs cellules de leurs excréments pour imposer leurs revendications : refus du port de l’uniforme, refus des travaux pénitentiaires, droit à l’organisation, droit à un parloir hebdomadaire, application des remises de peine.
La mort de leurs camarades grévistes de la faim n’entamera pas la détermination des prisonniers de Long Kesh. En 1983, leur niveau élevé d’organisation au sein de la prison aboutira à la grande évasion « the big escape » de 38 d’entre eux, un des fugitifs participera même à l’attentat de Brighton qui faillit coûter la vie à Thatcher.
Aujourd’hui, les sinistres H blocks ont été rasés, mais la mémoire des républicains reste intacte. Rien est réglé pour la minorité républicaine des six comtés d’Ulster qui subit toujours un système d’apartheid social et politique dirigé depuis Londres, relayé par ses supplétifs loyalistes, dont les groupes para-militaires continuent épisodiquement de faire régner la terreur à la lisière des quartiers républicains.
La mémoire politique est une arme, même si celle-ci passe par le miroir déformant des adaptations cinématographiques, comme le film Hunger paru en 2008 qui nous fait revivre la grève de la faim de Long Kesh, 27 ans après la mort de Bobby Sands. Sachons utiliser tous les supports qui nous permettent de la faire vivre.
Alain Pojolat
1. IRA : Irish Republican Army (nationaliste)
2. INLA : Irish National Liberation Army (marxiste-léniniste)
Poll Tax : la contre-réforme de trop
Thatcher était une combattante formidable pour sa classe, mais elle n’était pas indestructible. C’est un puissant mouvement populaire contre un nouvel impôt qui l’a dégagée.
Comme le dit un proverbe anglais « la vanité vient avant la chute ». Après avoir réussi à vaincre les mineurs, les imprimeurs, à privatiser largement, à taillader les droits syndicaux et sociaux, les Tories (conservateurs) et Thatcher se crurent invincibles. Ils voulurent revenir non seulement sur le caractère progressif de la fiscalité, mais même sur son caractère proportionnel ! En effet la Poll Tax, ainsi surnommée par référence à un impôt médiéval, signifiait que la même somme devait être payée par chaque adulte en guise d’impôt local, à la place d’un système basé sur la valeur locative des logements. Le ministre Nicholas Ridley n’hésitait pas à prétendre que la Poll Tax était juste puisque « un duc allait payer la même somme qu’un éboueur »…
Le nouvel impôt est d’abord introduit en Écosse. Les conservateurs, déjà impopulaires dans ce pays, finissent à cette occasion de se déconsidérer. Rapidement, un vaste mouvement d’opposition se développe, prônant le refus de payer la taxe, et organisant des meetings et des manifestations. L’extrême gauche met en place des structures, « unions anti-poll tax » auxquelles participent massivement des électeurs et militants travaillistes, cependant que la direction du parti travailliste cherche à tout prix à se démarquer du mouvement pour conserver son image légaliste. Certains de ses députés qui prônaient le refus de payer vont même être expulsés du parti.
Désobéissance massive
La campagne de non-paiement acquiert rapidement un caractère de masse alors que la taxe commence à être appliquée en Angleterre et au Pays de Galles. Les tribunaux censés condamner les contribuables défaillants sont submergés : 11 millions de personnes refusent de payer ! À chaque fois qu’une municipalité vote pour fixer le niveau de la taxe, des manifestations ont lieu, souvent des émeutes.
Le 31 mars 1990, plus de 200 000 manifestants défilent contre la Poll Tax. En plein centre de Londres, la manifestation tourne à l’affrontement violent : la police montée charge les manifestants, les bloquent, lancent des camions de police à 50 km/h dans la foule… Les manifestants répliquent, la police doit souvent battre en retraite, l’ambassade d’Afrique du Sud flambe !
La désapprobation de la Poll Tax est alors générale : même les catégories qui n’avaient pas souffert de l’ère Thatcher étaient touchées au porte-monnaie. Plutôt que d’approuver le gouvernement et l’action de la police contre les émeutiers, le sentiment général était « À quoi s’attendait-elle ? ».
Thatcher, fidèle à sa manière, a tout de même cherché à imposer à toute force sa dernière attaque, mais ses propres députés, craignant pour leurs sièges à l’élection suivante, finirent par la destituer de son rôle de dirigeante du parti et donc de Premier ministre quelques mois plus tard. Dans son premier discours en tant que Premier ministre, son successeur John Major annonça l’abandon de la Poll Tax. Cela n’empêcha pas les conservateurs de continuer leur politique antisociale, mais le spectre de la révolte populaire les hante depuis. Aujourd’hui encore, le cauchemar du Premier ministre conservateur David Cameron est que son nouvel impôt frappant les plus pauvres, la Bedroom Tax, fasse que l’histoire se répète…
Sylvestre Jaffard
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Dossier coordonné par Ross Harrold