Voici un compte rendu de l’intervention d’Éric Toussaint à la rencontre méditerranéenne contre la dette, les politiques d’austérité et la domination étrangère, pour une Méditerranée libre, démocratique, sociale, solidaire, féministe et respectueuse de l’environnement.
Éric Toussaint, président du CADTM Belgique, a souligné que l’alliance politique qui est en train de naître s’inscrit dans la poursuite du combat entamé par Thomas Sankara, président du Burkina Faso, assassiné le 15 octobre 1987, après qu’il a appelé les peuples d’Afrique et du monde à s’unir dans le combat pour le non paiement de la dette illégitime. Le mouvement naissant prolonge aussi le combat entrepris par tous les martyrs du printemps arabe et par Chokry Belaïd, porte parole du Front populaire tunisien, assassiné le 6 février 2013. Sans oublier Ahmed Ben Bella, premier président de l’Algérie indépendante décédé en avril 2012 [2], qui, à la fin de sa vie, avait fait de la lutte pour l’annulation de la dette illégitime un de ses combats prioritaires.
Les organisations politiques réunies à Tunis à l’invitation du Front populaire sont confrontées à un enjeu de taille. Trop souvent, des partis de gauche se limitent à une dénonciation radicale de la dette au niveau rhétorique sans en faire réellement une de leurs priorités pour le travail quotidien en direction des citoyens et des citoyennes. Certains d’entre eux, une fois proches du pouvoir ou au gouvernement, abandonnent leur promesse de mettre fin à la dette illégitime et finissent par s’accommoder de son remboursement.
Éric Toussaint a énoncé la définition initiale de la dette odieuse, contractée par un régime dictatorial tel que le régime de Ben Ali. Selon le droit international, à la chute d’un tel régime dictatorial, cette part odieuse de la dette est nulle et ne doit donc en aucun cas être remboursée. Certes, il faut souvent se battre pour que le droit international soit pleinement respecté. Dans ce but, seule une forte mobilisation populaire peut convaincre un gouvernement de recourir à un acte de suspension et de répudiation de la dette odieuse. Il est donc fondamental de constituer un rapport de force favorable pour affronter les créanciers.
Au niveau de droit international, une dette odieuse correspond aujourd’hui à 3 critères [3] :
• l’absence de consentement de la population de l’État endetté ;
• l’absence de bénéfices pour la population de cet État endetté ;
• les créanciers savaient que les prêts qu’ils octroyaient ne servaient pas les intérêts de la population et n’avaient pas fait l’objet d’une approbation populaire.
Les dettes de pays comme la Grèce, le Portugal et l’Irlande à l’égard de la Troïka (Banque centrale européenne, Commission européenne, FMI) doivent être dénoncées parce qu’elles correspondent aux trois critères mentionnés plus haut :
1. les populations des pays concernés n’ont pas donné leur accord et nombre de gouvernements élus sur un programme anti-austérité finissent par se plier aux volontés de la Troïka une fois au pouvoir ;
2. ces dettes ne bénéficient pas aux populations, au contraire elles sont liées à des violations de leurs droits économiques, sociaux, civils et politiques (réduction des budgets sociaux et des salaires, licenciements massifs, dégradation de l’accès à la santé et à l’éducation, annulations de conventions collectives, non respect de la volonté des électeurs, soumission du pouvoir législatif au pouvoir exécutif…) ;
3. les créanciers, dont la Troïka et les banquiers, savent parfaitement que les crédits qu’ils octroient ne servent pas les intérêts des populations puisque ces crédits sont accordés afin de rembourser la dette et en échange de plans d’austérité drastiques. C’est la Troïka elle-même qui impose ces violations des droits humains et qui dicte ses conditions aux gouvernements et aux parlements des États endettés.
De leur côté, depuis 2011, les gouvernements qui ont succédé aux dictatures de Ben Ali et de Moubarak ont eux aussi contracté des dettes qui ne servent nullement les intérêts de la population, mais bien ceux des créanciers. Ces gouvernements endettent leur pays pour rembourser les dettes odieuses des dictatures et pour mener des politiques qui augmentent la vulnérabilité de leur pays. Ces dettes sont donc illégitimes.
La Tunisie, tout comme l’Égypte, négocie actuellement un emprunt auprès du FMI [4]. Il n’y a aucune issue possible avec une telle démarche. Mais si ces prêts sont octroyés, ils seront illégitimes pour au moins deux raisons : ils serviront au paiement des anciennes dettes odieuses et ils sont liés à la poursuite de politiques contraires aux intérêts des populations.
D’autres éléments entrent en considération pour déterminer le caractère illégitime de la dette.
D’une part, elles peuvent être des conséquences de politiques fiscales injustes. Concrètement, les États octroient des avantages fiscaux aux grandes entreprises (nationales ou étrangères) et aux ménages les plus fortunés, ce qui a pour effet de diminuer les recettes d’impôts et de creuser le déficit. Cela entraîne donc une augmentation de la dette publique car les États doivent recourir à l’emprunt pour financer leur budget. Des dettes contractées dans ces conditions sont marquées d’illégitimité car elles sont injustes socialement.
D’autre part, elles peuvent provenir du sauvetage des banques. Depuis 2007, les gouvernements des États des pays les plus industrialisés viennent au secours des banques privées responsables de la crise en leur apportant des milliards d’euros sous forme d’injection de capital ou de garanties diverses [5]|. Les dettes contractées pour financer ces sauvetages sont également illégitimes.
Les créanciers et les gouvernements affirment qu’il faut toujours rembourser ses dettes sans questionner leur origine, bien qu’elles soient illégitimes, et ils utilisent l’argument de la recherche de l’équilibre budgétaire pour imposer des politiques antisociales d’austérité. C’est dans ce contexte, qu’une partie croissante de la population des pays méditerranéens (et au-delà) rejette le remboursement de la dette illégitime. Dans certains de ces pays (Tunisie, Espagne, Portugal, Grèce, France, etc.), des audits citoyens sont mis en place afin de déterminer la part illégitime des dettes publiques contractées par les États. Ils cherchent à déterminer comment, pourquoi, par qui la dette a été contractée et si elle a réellement servi les intérêts de la population. Ces comités d’audit citoyen visent à convaincre le plus largement possible de la nécessité d’annuler la dette illégitime.
Désobéir face aux créanciers
Il est possible et nécessaire de désobéir aux institutions financières internationales et à la Troïka, de refuser les diktats des créanciers privés afin de retrouver une marge de manœuvre pour améliorer la situation des pays et de leur population. La fermeté paie ! Plusieurs exemples concrets de pays qui ont osé défier leurs créanciers le démontrent.
L’Argentine et la suspension du remboursement de la dette
Ainsi, l’Argentine, après trois années de récession économique (1999-2001) et dans le contexte d’une rébellion populaire massive qui a fait tomber le président De La Rua, a décidé de suspendre, fin décembre 2001, le paiement d’une grande partie de sa dette extérieure publique pour un montant d’environ 90 milliards de dollars.
Une partie des sommes dégagées ont été réinvesties dans les secteurs sociaux, notamment dans des indemnités versées aux chômeurs organisés dans le mouvement des piqueteros. Certains affirment qu’en réalité la récupération économique de l’Argentine à partir de 2003-2004 est uniquement due à l’augmentation du prix de ses produits d’exportation (soja, minerais…). C’est faux car si l’Argentine n’avait pas suspendu le paiement de sa dette à partir de fin 2001, les recettes publiques générées par les exportations auraient été englouties par le remboursement de la dette. Le gouvernement n’aurait pas eu le moyen de relancer l’activité économique. Par ailleurs, grâce à la suspension de paiement des 90 milliards de dettes commerciales qui a duré jusqu’à mars 2005, l’Argentine a pu imposer à ses créanciers une réduction de la moitié de ce montant. Le CADTM ainsi que de nombreux mouvements sociaux et partis de la gauche argentine proposaient à l’époque d’aller plus loin vers l’annulation totale de la dette illégitime, non seulement à l’égard des créanciers privés mais également envers le FMI et d’autres créanciers publics. Le gouvernement argentin a refusé de suivre cette voie.
Il est important d’ajouter que l’Argentine est en suspension totale de paiement de sa dette de 6,5 milliards de dollars envers le Club de Paris depuis 2001. On peut donc constater que depuis 12 ans déjà, ce pays tient tête au Club de Paris. Malgré les 44 procès devant la Banque mondiale auxquels l’Argentine doit faire face et malgré les menaces récentes de se faire expulser du FMI, Buenos Aires s’en tire. Depuis 2001, l’Argentine n’emprunte plus sur les marchés financiers et pourtant le pays continue de fonctionner !
Il est important de ne pas se méprendre sur l’expérience argentine, il faut éviter d’en faire un modèle, il est nécessaire d’adopter un point de vue clairement critique. Le gouvernement argentin a œuvré pour maintenir le pays dans un cadre capitaliste, aucune réforme structurelle n’a été entreprise, la croissance économique argentine est largement fondée sur l’exportation de produits primaires (soja transgénique de surcroît, et minerais). Il s’agit d’un modèle extractiviste-exportateur. Néanmoins, ce que l’Argentine a fait démontre qu’on peut parfaitement désobéir aux créanciers. Sous d’autres cieux, un authentique gouvernement de gauche pourrait s’appuyer sur ce précédent pour aller beaucoup plus loin.
Équateur : audit et suspension
Autre exemple : l’Équateur. Sept mois après avoir été élu, le président équatorien Rafael Correa a décidé en juillet 2007 de faire procéder à un audit de la dette du pays, et des conditions dans lesquelles celle-ci s’était constituée. À cette fin, une commission d’audit de la dette composée de 18 experts, dont le CADTM faisait partie, a été mise en place à partir de juillet 2007. Après 14 mois de travail, un rapport a été remis. Il montrait notamment que de nombreux prêts avaient été accordés en violation des règles élémentaires. En novembre 2008, le nouveau pouvoir, prenant appui sur ce rapport, a décidé de suspendre le remboursement de la dette constituée de titres de la dette venant à échéance les uns en 2012, les autres en 2030. Finalement, le gouvernement de ce petit pays est sorti vainqueur d’une épreuve de force avec les banquiers nord-américains détenteurs des titres de la dette équatorienne. Il a racheté pour moins de 1 milliard de dollars des titres valant 3,2 milliards de dollars. Le trésor public équatorien a ainsi économisé environ 2,2 milliards de dollars de stock de dette auxquels il faut ajouter les 200 millions de dollars d’intérêts par an pour la période 2008-2030. Cela a permis de dégager de nouveaux moyens financiers permettant au gouvernement d’augmenter les dépenses sociales dans la santé, l’éducation, l’aide sociale et dans le développement d’infrastructures de communication. Il a également intégré dans sa constitution l’interdiction de transformer des dettes privées en dettes publiques et l’interdiction de contracter des dettes illégitimes [6].
Il faut ajouter que l’Équateur ne reconnaît plus la compétence du tribunal de la Banque mondiale. Il a refusé de signer un traité de libre échange avec l’Union européenne et avec les États-Unis. Le président équatorien a annoncé son intention de lancer un audit sur les traités bilatéraux d’investissement. Enfin, les autorités de Quito ont mis fin à la présence de l’armée des États-Unis sur le territoire équatorien.
Dans le cas de l’Équateur, il faut également se garder d’ériger en modèle l’expérience en cours. Un regard critique est indispensable. Il n’en demeure pas moins que l’expérience équatorienne en terme d’audit et de suspension unilatérale du remboursement de la dette démontre qu’il est parfaitement possible de désobéir aux créanciers et d’en tirer avantage pour améliorer les dépenses publiques dans des domaines comme l’éducation et la santé publique.
L’Islande : le refus de payer la dette réclamée par le Royaume-Uni et les Pays-Bas
Enfin, suite à l’effondrement du système bancaire en 2008, l’Islande a refusé d’indemniser les ressortissants des Pays-Bas et du Royaume-Uni qui avaient placé des fonds dans des filiales de banques islandaises privées qui venaient de s’effondrer, pour un total de 3,9 milliards d’euros. Les autorités britanniques et hollandaises ont alors indemnisé leurs ressortissants et ont exigé de l’Islande qu’elle les rembourse. Sous la pression populaire (manifestations, occupations de places, référendums), les autorités de Reykjavik ont refusé. Cela a eu pour conséquence l’inscription de l’Islande sur la liste des organisations terroristes, le gel des avoirs islandais au Royaume-Uni et le dépôt d’une plainte de Londres et de La Haye contre Reykjavik auprès de la Cour de l’Association européenne de libre échange (AELE) [7]. Par ailleurs, l’Islande a bloqué totalement les sorties de capitaux du pays. Finalement elle s’en tire beaucoup mieux que d’autres pays d’Europe qui ont accepté les exigences des créanciers. Ici encore évitons de faire de l’Islande un modèle mais tirons des enseignements de son expérience.
Ces exemples nous démontrent que désobéir aux créanciers n’est pas une catastrophe et n’entraîne en aucun cas l’effondrement du pays.
Soulignons également que ces expériences ont été précédées ou réalisées dans un contexte de mobilisations populaires faisant pression sur le gouvernement. D’où l’importance, comme l’a rappelé Éric Toussaint, de toucher l’ensemble de la population au travers des moyens de vulgarisation de cette question parfois complexe. Le travail d’audit est donc un vrai travail de prise de conscience. Il s’agit de rendre visible l’illégitimité de la dette auprès de la majorité de la population.
En conclusion de cet atelier, Éric Toussaint a répété que les exemples cités ne sont pas des modèles politiques à suivre, mais que ce sont des expériences dont il est tout à fait pertinent de tirer des leçons politiques importantes !
Marie Dufaux