La Tunisie vit toujours sous le choc de l’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février dernier. Celui-ci a été organisé de façon méthodique, à la façon des escadrons de la mort en Amérique latine ou du GIA en Algérie. Tout le monde en Tunisie a peur du déclenchement d’une vague de meurtres de ce type. Le risque est en effet réel qu’Ennahdha, voyant fondre son influence, se lance dans une fuite en avant, développant la violence et le chaos.
Le plan B d’Ennahdha
En partie sous la pression des USA et des gouvernements de l’Union européenne, le Premier ministre islamiste Jebali a visiblement un autre fer au feu. Il a tout d’abord proposé un improbable gouvernement « de technocrates » où les partis politiques n’auraient pas été représentés. Après le refus prévisible de ce projet par son propre parti, Jebali a ensuite proposé un élargissement de la coalition au pouvoir depuis 14 mois. Il a proposé dans ce sens des conciliabules à tous les partis politiques.
Si ceux regroupés dans le Front populaire ont refusé de servir de caution à cette manœuvre, un grand nombre se sont précipités au Palais. En plus des deux partis associés depuis 14 mois au pouvoir (le CPR du Président Marzouki et les sociaux-démocrates d’Ettakatol) se trouvait là Nida Tunes, dont les dirigeants se situent dans la continuité des gouvernements en place avant 2011 et qui comporte de nombreux anciens cadres du parti de Ben Ali. Les dirigeants de Nida Tunes avaient semble-t-il oublié qu’un de leurs responsable était décédé en octobre dernier sous les coups de nervis islamistes. Nida Tunes avait emmené dans ses bagages ses alliés du centre, dont Al Jomhouri (Parti républicain issu de l’ex-PDP) et Al Massar (la Voie démocratique et sociale, lointain rejeton de l’ancien PC).
Le discrédit d’Ennahdha
Ennahdha a perdu aujourd’hui la confiance de la plus grande partie des 18 % de TunisienNEs qui avaient voté pour lui en octobre 2011 (son score avait en effet été de 37 % des suffrages exprimés, mais la moitié des électeurs n’avaient pas voté). Les choix économiques et sociaux de ce gouvernement ont été à l’opposé des revendications économiques et sociales de celles et ceux qui ont fait la révolution. La poursuite de la politique néo-libérale en vigueur sous Ben Ali a aggravé la situation de l’emploi et la hausse des prix, en particulier dans les régions déshéritées de l’intérieur. Aujourd’hui, la population tunisienne vit plus mal que du temps de Ben Ali ! Les libertés démocratiques, le seul réel acquis de la révolution, sont menacées ainsi que les droits des femmes. Sans parler de la corruption, du népotisme et de l’infiltration méthodique de l’appareil d’État.
Face à cela, une réelle volonté de changement se développe, dont témoignent la multiplication des conflits du travail, les grèves générales régionales ainsi que la croissance du Front populaire. C’est ce processus que les islamistes ont voulu briser en développant la terreur : tirant à la chevrotine sur la foule à Siliana en novembre dernier, en attaquant le siège de l’UGTT en décembre. Quelle que soit l’identité exacte des tueurs et des commanditaires, l’assassinat de Chokri Belaïd se situe pleinement dans ce cadre.
Proposer une alternative
Le jour de l’enterrement de Chokri Belaïd, le pays était complètement paralysé par la grève générale, la deuxième depuis 1938 ! Cette grève touchait également des couches sociales qui ne sont pas organisées syndicalement, ainsi que des personnes ne se sentant pas forcément représentées par le « Front Populaire ». On a entendu comme en janvier 2011 le fameux « dégage » et « le peuple veut la chute du régime ». Mais est-il pour autant possible de chasser dès maintenant le gouvernement, même si la majorité de la population déteste aujourd’hui Ennahdha ?
Parmi les discussions en cours au sein de la gauche tunisienne revient l’idée qu’une des conditions d’un nouveau soulèvement populaire est le développement de luttes basées sur un programme qui simultanément :
– corresponde aux revendications présentes dans les mobilisations,
– représentent une rupture radicale avec les situations présente et passée,
– soit compréhensible et crédible auprès de la grande majorité de la population.
C’est un des objectifs majeurs auquel travaille le Front populaire.
De Tunis, Dominique Lerouge