La bande des quatre a encore sévi : plus de 25 ans après ses débuts, à l’aube des années 1980, son vingtième album studio officiel - si l’on ne compte pas les projets solos et autres albums parallèles expérimentaux - semble ouvrir une nouvelle décade sonique pour ce groupe désormais culte.
Les débuts de Sonic Youth, poursuivant le travail de déconstruction musicale entamé par les Velvet Underground, sont fortement marqués par les expérimentations de Pierre Henry, qui proclame, dans son manifeste, qu’il faut « détruire la musique et que pour lutter contre la mécanique de la musique, il faut employer des méthodes mécaniques, ainsi la machine se retournera contre elle-même ». Tout un programme (plus maximaliste que de transition) qui ne sera pas tombé dans l’oreille de sourds, à l’écoute des trois premiers albums du groupe, Confusion is Sex, Bad Moon Rising et, surtout, l’impressionnant Sonic Death, véritable machine de guerre guitaristique, à la limite de l’audible.
Chaînon manquant
Mais c’est surtout la splendide trilogie Evol-Sister-Daydream Nation qui fera de Sonic Youth le chaînon manquant entre l’avant-garde bruitiste du New York arty et le renouveau du rock et de la pop : refusant le calibrage imposé par les radios FM, les titres de ces trois albums s’étirent, ou se raccourcissent brutalement, dans une architecture sans concession. À l’époque, le décalage entre la musique à « tubes », imposée par les majors du disque, et l’aspiration de la jeunesse des campus américains, de plus en plus attirée par la radicalité du rap émergeant, participera à faire de Sonic Youth le fer de lance du combat pour redonner ses lettres de noblesse au rock, décrédibilisé par dix ans d’ère commerciale MTV.
Vite devenus incontournables, les majors ne pourront désormais plus faire l’impasse sur un rock libéré de toute contrainte économico-médiatique, et ce sont logiquement ces défricheurs de Sonic Youth qui, par le bal des signatures sur les gros labels, ouvriront ainsi la porte à une nouvelle génération de musiciens rétifs (notamment la vague grunge).
Signés par la major Geffen en 1990, les deux albums suivants, Goo et Dirty, constitueront un véritable travail « d’éducation populaire pour jeunes oreilles », en rendant accessibles leurs expérimentations sonores, mâtinées de rock et d’engagement politique sans faille, sans pour autant y laisser leur âme. Le succès sera au rendez-vous pour Sonic Youth, qui sortira alors du cercle restreint de l’underground pour toucher un public plus large : l’hymne Youth Against Fascism ou encore Sugar Kane imprégneront des générations entières, pour qui le quatuor new-yorkais deviendra la référence musicale ultime, culte.
Culte, car Sonic Youth est sans nul doute le groupe le plus influent du monde depuis 25 ans. Ses enfants, légitimes ou pas, se recrutent dans tous les milieux : Placebo, Nirvana, Smashing Pumpkins, etc. À peu près tous les groupes qui ont émergé depuis les années 1990 considèreront Sonic Youth comme leurs parrains/parents putatifs. Bref, une belle descendance...
Mais après les succès du début des années 1990, Sonic Youth, pour rester fidèles à son slogan, « Kill your idols », et par esprit de contradiction afin de faire rager Geffen qui comptait bien sur ces parrains désormais reconnus pour toucher une rente d’albums sans danger, met tout le monde dehors et revient à des disques magnifiques, mais plus difficiles d’accès : le bien- nommé Experimental Jet Set, Trash And No Star, le bijou Washing Machine, leur dernier grand album qui, avec son chef-d’œuvre, Diamond Sea, offrait plus de dix minutes d’extase pure. Aussi, après avoir remis toute une génération à l’école des oreilles, la famille composée des quatre mêmes depuis leurs débuts, généreuse, décide de recueillir un cinquième membre devenu officiel pendant cinq ans et deux albums (Murray Street et Sonic Nurse), le producteur/expérimentateur en chef Jim O’Rourke qui, une fois son travail de sape(ur) accompli, repartira vivre de folles aventures au Japon. C’est donc sur le noyau originel (Thurston Moore à la guitare et au chant, Kim Gordon à la basse et au chant, Lee Ranaldo à la guitare, et Steve Shelley à la batterie), que s’est organisé ce nouvel album, Rather Ripped.
Tuez-les tous !
Et là, la surprise est complète : pas de dissonances exagérées, pas de guitares troubles qui transpercent des morceaux à la durée resserrée. Alors, à 50 ans, les papys se rangent et s’embourgeoisent ? Pas vraiment, car la rage de leurs débuts est toujours présente, même si plus apaisée : poursuivant leur croisade contre les oreilles assoupies par un commerce musical douillet, Sonic Youth prend, cette fois, des pincettes et s’adresse à un public plus large, moins rétif aux expériences musicales et aux guitares aléatoires.
Même si moins préoccupés par l’installation d’un mur de son, c’est plus le mur du con (Bush) que les Sonic Youth tentent de briser, avec d’autres armes que les attaques soniques : quoique le débat fît rage en leur sein lors de la dernière campagne électorale US (« tout sauf Bush », ou bien « Nader toujours »), l’engagement est toujours là, tant dans la musique que dans la politique. Do you Believe in Rapture ? règle son compte à la nouvelle mystique politique fondamentaliste américaine, et le décapant Turquoise Boy est une charge grinçante contre l’évangélisme bushien.
Avec le recul, dans une sérénité retrouvée, moins sombre, plus lumineuse, Sonic Youth, apaisé mais pas posé, avec 25 ans de plus, boucle la quadrature de leur carré, et en revient au manifeste de ses débuts en proclamant : « Télécharger, c’est tuer l’industrie de la musique, pas la musique. Tuez-les tous. » Si, pour certains, Dieu reconnaîtra les siens, nous, on reconnaîtra les nôtres...
* Sonic Youth « Rather Ripped » (Geffen/Polydor) En concert à Paris le 13 décembre au Zénith.