Chokri Belaid était un des animateurs du Front populaire, une nouvelle coalition de gauche qui grimpe dans les intentions de vote le plaçant à la troisième position derrière les islamistes d’Ennahda et Nidaa Tounes (Appel de la Tunisie) mouvement de l’ancien chef de gouvernement provisoire Beji Caïd Essebsi (laïque). Cet assassinat politique, le premier du genre, fait suite à une série d’actes d’intimidation et d’agressions commis par les groupes salafistes mais aussi par les comités de protection de la révolution, sorte de milice d’Ennahda qui agit de plus en plus comme appareil répressif garant de « bonnes mœurs » et dont les interventions publiques portent atteinte aux libertés fondamentales des citoyens et citoyennes.
Sur le plan institutionnel et politique, l’assemblée constituante n’arrive toujours pas à s’entendre sur un projet de constitution qu’elle aurait dû présenter au peuple tunisien, au plus tard, en octobre dernier soit un an après son élection. Enfin, au sein même de la coalition qui gouverne le pays, les divergences se multiplient sur la façon de sortir de la crise entre, d’un côté, les partisans d’un remaniement ministériel qui verrait le principal parti de la troïka, l’islamiste Ennahda, perdre quelques ministères régaliens afin d’élargir la base du régime et de l’autre côté l’aile dure de ce même parti qui ne veut rien céder sur le principe de son hégémonie sur la composante du gouvernement ne serait ce que pour garder dans son giron les islamistes les plus radicaux.
Pendant ce temps, la situation économique et sociale ne s’améliore pas et les ingrédients qui ont été à l’origine du déclenchement de la révolution comme le chômage et particulièrement celui des jeunes est à un niveau dramatique d’autant que le secteur du tourisme, un des principaux pourvoyeurs de devises, s’est effondré. Autant dire que la situation est explosive même si l’impressionnante mobilisation populaire à laquelle la Tunisie a assisté le jour de l’enterrement de Chokri Belaid recrée l’espoir à un point où elle est perçue comme annonçant le troisième acte de la révolution. Cette mobilisation est en tout cas de nature à redistribuer les cartes entre les différents protagonistes.
Quelles sont les forces en présence ?
Une série de sondages organisés ces derniers mois font ressortir trois principaux blocs. Le premier est représenté par les islamistes et particulièrement le mouvement Ennahda de Rached Ghannouchi opposant historique à l’ancien régime du président Bourguiba notamment sur la question du Code du statut personnel adopté dès l’indépendance du pays et visant l’instauration de l’égalité entre les hommes et les femmes. Ghannouchi est rentré d’un long exil le 30 janvier 2011, après la chute du dictateur Ben Ali. Dix mois après et alors qu’on plafonnait son poids électoral à 20%, son parti est arrivé premier aux élections de l’assemblée constituante mais n’a pas obtenu la majorité. Depuis quelques semaines, ce parti semble tiraillé par des divergences internes entre, d’un côté, des « modérés » ou plutôt des réalistes soucieux de donner une image rassurante du mouvement et surtout de rallier une partie de l’opposition dont le soutien lui est nécessaire dans cette période de transition et, d’un autre côté, les rigoristes, purs et durs, qui ne veulent pas se laisser voler l’initiative par des Salafistes qu’on soupçonne d’être derrière l’assassinat de Chokri Belaid et qui s’illustrent régulièrement par leurs sorties musclées interdisant des spectacles et s’attaquant à des activités des forces politiques anti-islamistes.
Les Salafistes s’investissent au pas de charge dans la réislamisation par le bas (voile, interdiction de la mixité, etc.) de la société en espérant que ça leur permettra d’accéder au pouvoir. La troisième force islamiste est Hizb at Tahrir (parti de la libération) aile locale d’une mouvance internationale qui ne privilégie pas la violence, mais qui est pour l’interdiction des partis politiques une fois qu’il accèdera au pouvoir. Ces trois courants partagent entre eux le projet de construction d’un Etat théocratique régi par la Charia, mais seul Ennahda est au pouvoir et gouverne le pays dans une Troïka formée avec le Congrès pour la république (CPR) – parti fondé par une figure de la résistance à la dictature Moncef Marzouki (président de la république) – et du Forum démocratique pour le travail et les libertés (Ettakatol) de Mustapha Ben Jaafar, autre opposant à la dictature et qui préside l’assemblée constituante. Accusés de suivisme et de n’être que des marionnettes aux mains des islamistes, ces deux partis de centre gauche ont perdu près de la moitié de leur députation et leur base électorale se réduit en peau de chagrin.
La deuxième force politique qui est perçue jusqu’ici comme la seule capable de déloger les islamistes du pouvoir est représentée par Nidaa Tounes. Son président, Beji Caid Essebsi, a été un compagnon et un ministre du premier président de la Tunisie Habib Bourguiba. Après la prise de pouvoir par Ben Ali (1987), il occupera le poste de président de la chambre des députés puis quittera la vie politique en 1991 avant d’être appelé pour diriger le gouvernement provisoire en 2011 jusqu’à l’élection de l’assemblée constituante. Même si d’anciens cadres de l’ancien régime en sont membres, certains observateurs ont tort de réduire Nidaa Tounes à une formation recyclage du RCD, parti de Ben Ali. Le numéro 2 du mouvement n’est autre que Taeib Baccouche ancien secrétaire général de la puissante centrale syndicale UGTT et d’autres forces comme les anciens communistes de Tajdid ont rejoint le parti suivis depuis quelques jours par le parti républicain, Al Massar et le parti socialiste pour former l’Union pour la Tunisie. Même si les déclarations des dirigeants de ce mouvement indiquent que leurs priorités sont la sécurité, l’emploi et l’identité, on n’en sait pas davantage sur le programme de ce mouvement. Sa force réside, pour l’instant, dans le soutien et la sympathie dont il bénéficie chez les Tunisiens et les Tunisiennes de diverses couches de la population et qui sont attachés à une Tunisie moderne, tolérante et aux acquis de la femme et qui croient que l’enjeu principal est de se débarrasser des islamistes.
L’autre force qui monte, c’est le Front populaire. Appelé aussi Front pour la réalisation des objectifs de la révolution, cette coalition est née au début de l’automne dernier et regroupe une douzaine de partis, de groupes de gauche et d’extrême gauche mais aussi des intellectuels, artistes et syndicalistes. Parmi ces groupes, le Parti des Travailleurs tunisiens de Hamma Hammami, autre opposant historique au régime de Ben Ali, le Mouvement des Patriotes démocrates (Watad) de Chokri Belaid et la Ligue de la gauche ouvrière section tunisienne de la IV internationale (Secrétariat unifié). Ces organisations, conscientes de leur faiblesse électorale, ont posé un geste salutaire en s’unifiant dans un mouvement large qui refuse d’enfermer le débat en Tunisie dans l’affrontement entre Laïcs et islamistes. Ils mènent leur campagne autour des mots d’ordre de la révolution à savoir la nécessité de nouvelles orientations économiques et sociales rompant avec le néo-libéralisme et à même de développer le pays, de créer des emplois, d’assurer la justice sociale et de garantir les libertés fondamentales.
Quelques mois après sa constitution, le Front populaire enregistre une ascension fulgurante dans les sondages qui le placent comme une force capable de brouiller les cartes. Le combat mené notamment par Chokri Belaid qui n’avait de cesse de dénoncer le vrai visage d’Ennahda montre que le Front populaire ne néglige pas les menaces sur les libertés et sur le statut de la femme que représentent Ennahda et les Salafistes. Le défi du Front populaire, c’est de pouvoir transformer cette sympathie politique et médiatique – qui n’avait d’ailleurs pas manqué à des figures comme Hamma Hammami – en victoires électorales et surtout en implantation chez les travailleurs, les paysans et les démunis d’une façon générale.
En dehors de ces principaux blocs politiques, une autre force sociale, l’Union générale des Travailleurs tunisiens, avec son demi-million d’adhérents est capable de peser sur le cours des événements dans le pays, comme elle l’avait fait lors de la chute de Ben Ali ou encore vendredi dernier, jour de l’enterrement de Chokri Belaid, en décrétant une grève générale qui a été massivement suivie. L’UGTT semble soucieuse de son autonomie vis à vis des formations politiques même si au niveau de ses structures de bases nombre de leaders syndicaux sont proches des formations de gauche. Ce faisant, L’UGTT semble – du moins pour le moment – à l’abri des divisions et de l’instabilité.
Quelles sorties de crise ?
La mort de Chokri Belaid a contribué à rendre publiques et à exacerber les divergences au sein de la Troïka et même à l’intérieur d’Ennahda. Ça faisait plusieurs mois que la presse relatait les différends autour de la revendication de remaniement du gouvernement, pour retirer à Ennahda deux ministères régaliens (justice et affaires étrangères), vu comme condition pour l’élargissement de la base du régime. Cet élargissement est nécessaire pour l’adoption d’un texte constitutionnel étape préalable à l’organisation des élections législatives.
La sortie ’’unilatérale« de Hammadi Jabali, chef du gouvernement, annonçant – initialement – sa volonté de former un gouvernement de »technocrates" avant de se contenter de la décision d’opérer un remaniement ministériel – seul changement qu’il est autorisé à faire sans l’aval de l’assemblée –, illustre le niveau de blocage des institutions de transition et l’échec de la Troïka à mener la Tunisie vers la démocratie. Les rumeurs vont bon train sur les scénarios possibles du règlement de la crise politique et entre autres un scénario à l’Algérienne qui verrait l’armée prendre les choses en main. Les puissances étrangères et impérialistes jouent aussi leurs pions. Autant dire que les risques d’aggravation de la crise sont multiple. À moins que la formidable mobilisation populaire de vendredi dernier sonne le réveil du peuple tunisien et ses forces vives pour imposer la réalisation des objectifs de la révolution. Et dans cette configuration, le front populaire mais aussi l’UGTT pourraient jouer un rôle moteur.
Rabah Moulla