L’arrivée sur les écrans du film “Lincoln”, la dernière réalisation de Steven Spiekberg, suscite un bon nombre de débats et de réflexions. Le regard rétrospectif posé sur la lointaine guerre civile américaine et sur le point d’inflexion, décisif pour le cours de l’histoire, qu’a représenté l’abolition définitive de l’esclavage aux États-Unis nous ramène, paradoxalement, vers des conflits et des dilemmes sociaux qui sont tout à fait de notre temps.
Le film a des mérites indiscutables – des interprétations formidables, une ferme direction, une récréation de l’époque fort réussie… - mais aussi certaines limites. Laissons aux critiques de cinéma analyser la portée artistique de l’œuvre. Pour ce qui est des carences, surtout d’ordre historique, nous pouvons nous en remettre à l’excellent article du professeur Vicenç Navarro à propos de ce que le film ne dit pas sur Lincoln ; c’est-à-dire, sur certains silences qui projettent une image incomplète, partielle et conditionnée du point de vue idéologique du personnage. L’histoire « officielle » américaine, marquée par les intérêts et le point de vue des grandes corporations, devenue la pensée dominante de la société, a occulté systématiquement la radicalité démocratique et sociale de la pensée de Lincoln ; une pensée largement influencée par le socialisme utopique en pleine ébullition en Europe et dont l’émigration ouvrière de l’époque fécondait les tendances les plus avancées de la politique américaine, notamment dans les rangs du Parti Républicain, très loin encore de devenir le fief de la droite la plus récalcitrante que l’on connaît aujourd’hui. L’AIT, la Première Internationale de Marx et Engels a prêté son soutien le plus enthousiaste aux efforts de Lincoln pour en finir avec l’esclavage. Et ce fut là, sans doute, l’une des plus grandes épopées émancipatrices du XIXe siècle, à côté de la lutte pour la démocratie politique en Europe ou l’insurrection de la Commune de Paris. La prééminence idéologique des forces conservatrices a effacé des mémoires, aussi bien en Amérique que dans le Vieux Continent, la portée de tels évènements dans la destinée des nouvelles générations. C’est fort utile, donc, que des voix autorisées nous le rappellent.
Ce déficit contribue à esquisser par moments une image quelque peu mystique du président Lincoln. Le film mérite cependant d’être vu. La force du personnage dépasse ces limitations. Le faits rapportés – la complexe lutte politique à travers laquelle Lincoln obtint à l’arrachée un vote favorable du Congrès a l’amendement constitutionnel abolissant formellement l’esclavage – constituent une formidable leçon de matérialisme et de politique révolutionnaire.
En effet, le récit se penche sur un épisode crucial de la guerre. Après quatre ans de combats, le Sud est épuisé ; on entrevoit une fin du conflit favorable à l’Union. C’est une question de quelques mois… qui peuvent tout de même représenter encore un nombre effrayant de nouvelles victimes. Lincoln, qui vient d’être réélu président, pose alors un problème de plus haute transcendance. Plus de deux ans auparavant, par décret, il avait émancipé les esclaves sous domination des rebelles sudistes. Ce fut un acte de guerre crucial qui avait mobilisé jusqu’à 200.000 Noirs sous le drapeau de l’Union. Mais cette « confiscation des biens de l’ennemi » n’équivalait pas encore à une abolition définitive de l’esclavage. Et c’est là que se sont révélées la grandeur de vues et la taille révolutionnaire de Lincoln, dont le rôle devint absolument irremplaçable : rendre irréversible l’abolition, forçant la main du Congrès au moment des pourparlers de paix avec le Sud se nouaient en secret. L’amendement a été voté de justesse, fin janvier 1865, au prix de mille manœuvres et pressions sur les députés républicains et démocrates. La fin de la guerre pouvait amener à toute sorte d’arrangements entre les classes aisées du Nord et du Sud. La population noire et ses aspirations pouvaient parfaitement en faire les frais. De là l’empressement opiniâtre de Lincoln, pour qui la démocratie était tout à fait incompatible avec l’esclavage. L’effort de guerre du Nord s’était basé en fait sur une certaine alliance sociale entre les fermiers, ennemis des grandes plantations du Sud, la classe ouvrière et une bourgeoisie industrielle en pleine expansion.
Mais l’histoire est pleine de bifurcations. Rien n’est joué d’avance. Seul le développement concret des antagonismes sociaux, condensés à certains moments cruciaux de la lutte politique, décide du cours final des évènements. Le vote du treizième amendement a failli échouer. Chacun en était conscient : l’abolition de l’esclavage ouvrait la porte à la revendication d’une égalité de droits que beaucoup redoutaient. La situation pouvait basculer dans un sens ou dans l’autre. Il faut se rappeler à quel point les classes possédantes d’Angleterre étaient favorables au commerce avec les États Confédéraux – tandis que le mouvement ouvrier anglais, allemand et français faisait sienne la cause de la liberté américaine. De partout, de fortes pressions s’exerçaient, poussant vers des dénouements bien différents de la guerre civile. Non, rien n’était joué d’avance, rien n’était sûr.
“Notre société n’est pas prête pour l’abolition”, dit à un moment donné un congressiste démocrate – un homme qui, pourtant, déteste sincèrement l’esclavage. “Qu’adviendra-t-il ensuite ? L’exigence d’une égalité complète entre les races ? Le droit de vote pour les femmes ?” “Nous ne sommes pas prêts non plus pour la paix, lui rétorque Lincoln, et pourtant… ». Voici le Lincoln révolutionnaire, léniniste « avant la lettre ». Il perçoit une rupture dans le continuum du temps historique ; une « fenêtre d’opportunité » s’ouvre, sans doute fugacement. Ce qui naguère n’était pas possible, soudainement le devient. Mais l’occasion peut être manquée si la détermination d’agir fait défaut. Un acte décisif peut changer la destinée de nombreuses générations. Lincoln saisit l’enjeu du moment : « Il ne s’agit pas seulement du sort des millions de Noirs qui gémissent aujourd’hui sous les chaînes et le fouet des maîtres esclavagistes ; il s’agit du sort des millions et des millions d’êtres humains qui sont à venir ». Mais il n’y a pas des garanties à propos de la future coexistence entre les races. Nul ne saurait prédire les difficultés auxquelles devra faire face la nouvelle société. Cependant, le démocrate révolutionnaire n’a pas le droit de s’arrêter, pris de vertige devant l’incertitude de l’avenir. L’occasion est là de forcer les portes de l’histoire, dépassant des siècles d’oppression et de barbarie. On ne peut pas attendre à ce chacun ait les idées tout à fait claires dans la tête ; même pas ceux de son propre parti, capables d’hésiter au moment où il faut faire preuve de courage. Il faut se lancer, susciter l’évènement qui ne permette plus de reculer ; il faut introduire un changement incontournable, possible parce que les conditions sociales ont suffisamment mûri pour l’assimiler, mais qui ne surgira pas de lui-même, spontanément, fruit d’un logique que rien ne saurait frustrer. C’est l’heure décisive de la politique ; c’est le moment de l’intervention osée, volontariste et opportune, qui pousse la société jusqu’à la conclusion – du moins l’une des conclusions possibles – de son propre développement et qui oriente son évolution ultérieure. Voici que la Constitution des États-Unis proclame de manière solennelle que nul n’a le droit de posséder des esclaves, obligeant le législateur et le gouvernement à faire effectif ce principe, gravé désormais sur le marbre dans les fondements juridiques de la Nation.
Bien sûr, nous connaissons la suite. Lincoln a été assassiné. Le programme de partage des terres défendu par l’aile la plus radicale du Parti Républicain n’a jamais vu le jour. Il a fallu attendre un siècle pour l’avènement des droits civils. Aujourd’hui encore, sous le gouvernement du premier président afro-américain, la population noire subit encore l’inégalité et l’injustice. Néanmoins, cela ne diminue en rien la portée historique de l’abolition de l’esclavage : certifié par le sang versé au cours d’une guerre effroyable, l’amendement constitutionnel de Lincoln a été décisif du point de vue de l’édification de la conscience démocratique de l’humanité. Chaque nouveau pas en avant vers l’émancipation complète, toute lutte progressiste, prend son élan à partir de ce seuil de la civilisation si difficilement atteint. C’est le débat, toujours d’actualité, à propos du rôle de l’individu dans l’histoire. L’esclavage était condamné, enseveli sous les décombres de la guerre civile américaine. Il a fallu cependant la volonté opiniâtre de Lincoln pour proclamer son abolition.
La prostitution, esclavage du XXIe siècle
Au temps de la deuxième révolution américaine, quatre millions de Noirs étaient soumis au régime esclavagiste des grands propriétaires terriens du Sud. Sous le capitalisme mondialisé de notre siècle, plus de quatre millions de femmes et des fillettes sont trafiquées chaque année dans le monde à des fins de prostitution. Le chiffre d’affaires produit par l’exploitation sexuelle d’êtres humains atteint – et dépasse même – les chiffres vertigineux propres du commerce des armes, des drogues ou du pétrole. Derrière ces énormes profits (pour les tenants des industries du sexe), il y a des flots de souffrance humaine, singulièrement féminine et infantile. Mais il y a surtout, au-delà des victimes proprement dites de l’exploitation et des trafics, l’induction d’un modèle de société inégale et violente à l’égard des femmes. Une société dans laquelle la femme est susceptible d’être pleinement objectivée, questionnée dans son humanité et transformée tout entière en marchandise, une telle société, donc, est loin d’être démocratique. En fait, elle l’est autant que cette jeune démocratie américaine au sein de laquelle subsistait l’esclavagisme.
De ce point de vue-là – celui du modèle de société -, l’analogie entre l’esclavage et la prostitution, une comparaison qui a le don d’irriter au plus haut point le lobby défenseur du « travail sexuel », devient tout à fait pertinent et même incontournable. Les ennuyeux débats autour de la prostitution « libre » ou « forcée », les savantes distinctions entre traite et prostitution, perdent tout leur sens lorsque l’on considère la question sous cet angle-là. Il y a traite parce qu’il y a prostitution, de la même manière qu’il y avait commerce d’esclaves parce qu’il y avait des plantations : hier comme aujourd’hui, les marchandises doivent parvenir à leurs acheteurs. D’un autre côté, l’attitude démocratique devant l’esclavagisme était fondée sur le rejet du statut dégradant pour la dignité humaine que ce régime-la représentait, et non pas sur la perception individuelle que chaque esclave pouvait avoir de sa propre condition. De nos jours, la pensée postmoderne nous inciterait plutôt à faire la différence entre le jacobin haïtien et l’Oncle Tom… pour essayer de nous persuader « qu’il n’y a pas un esclavage, mais des esclavages », et qu’il n’y a pas lieu d’adopter, par conséquent, une position abolitionniste générale et tranchante. Que le lecteur ne voit pas dans ces propos un excès polémique : le XIXe a connu aussi ses penseurs « postmodernes », partisans d’un traitement plus aimable à l’égard des esclaves, de la même manière que le colonialisme a eu ses mentors paternalistes.
N’en déplaise à certains pédants, le débat sur la prostitution prend tout son sens lorsque l’on aborde à la manière de Lincoln. « Il ne s’agit pas seulement des femmes et des enfants aujourd´hui violentés, mais des millions d’autres êtres humains qui risquent de subir le même destin ». « Il n’y a pas de démocratie avec prostitution ». Dans une société qui admet la prostitution comme un phénomène normalisé, la femme ne sera jamais l’égale de l’homme, même si toutes les lois proclament le contraire - et même si certains hommes de gauche se mettent à décliner le pluriel au féminin. Dans une telle société, il y aura des femmes prostituées… et puis le reste ; c’est-à-dire, celles dont le prix n’a pas été fixé, mais chez lesquelles rien de vraiment essentiel, aucune particularité saillante du point de vue de leur entité humaine, ne permet de les distinguer des premières.
Nos démocraties malmenées européennes ont besoin d’urgence, elles aussi, de leur treizième amendement. Un amendement constitutionnel proclamant « qu’aucun homme n’a le droit d’acheter une femme ou d’accéder à son corps au moyen de l’argent ou de menaces », parce qu’un tel état de choses représenterait l’intolérable privilège d’une moitié de la société sur l’autre, parce qu’une telle inégalité est source de violences, d’oppression et d’humiliation sur un nombre incalculable de femmes, et parce qu’une pareille iniquité suspend une épée de Damoclès sur la dignité, les droits et les aspirations de l’ensemble des femmes. Au milieu des ravages de la crise que nous sommes en train de subir, il ne s’agit pas là d’une discussion académique, mais d’une angoissante réalité sociale. Que c’est fatigant d’entendre encore les discours qui prétendent nous faire accepter la prostitution comme « un travail quelconque », qui nous disent que « de toutes façons, tout travail implique un degré plus ou moins grand d’exploitation », qu’il s’agit tout au plus de veiller au droit du travail des « professionnelles du sexe » ! La « petite différence » entre l’esclavage des plantations et l’esclavage salarié – au bout du compte, deux formes d’exploitation capitaliste du travail – a été établie par une rivière de sang, secouant les fondements d’une nation et même au-delà. La différence n’est pas mineure entre la condition des femmes travailleuses, aussi pénibles et précaires que soient ses conditions contractuelles, et la femme prostituée, chosifiée, systématiquement dépossédée de sa condition humaine.
D’autres parallélismes nous viennent à l’esprit. « Notre société -nous dit-on souvent- n’est pas mûre pour l’abolition de la prostitution. D’ailleurs, le phénomène a atteint de nos jours de telles proportions… Ce qui a été possible dans un petit pays avancé comme la Suède – aussi bien sur le plan législatif que du point de vue des résultats réels obtenus quant au recul de l’activité prostitutionnelle – est tout à fait impensable dans un pays comme l’Espagne… Il faut entreprendre un travail de longue haleine pour changer les mentalités… » Certainement, il faut entamer un débat social en profondeur autour de la prostitution. (Un débat, faut-il le souligner, réclamé seulement par les courants abolitionnistes : pour le camp adverse, il s’agit tout simplement d’accepter « l’ordre naturel des choses » et, tout au plus, charger la police de poursuivre les formes les plus brutales de la traite). Mais, là où certains voient les raisons objectives d’une « longue (et résignée) marche », il nous faudrait plutôt percevoir les signaux de détresse d’une urgence sociale. Non, la prostitution n’est pas un problème collatéral de la mondialisation. Au milieu de la crise de civilisation que nous traversons, par son ampleur et sa portée, elle devient une pierre de touche de la décadence ou de la possible régénération de la démocratie politique. À plus forte raison dans l’État espagnol, en plein collapse de son modèle économique de croissance et plongé dans une profonde crise institutionnelle. Notre avenir est en jeu. L’abordage que, dans un sens ou dans l’autre, nous ferons de la prostitution aura un rôle de première importance dans l’inévitable transformation de nos sociétés : soit dans un sens humaniste et solidaire, soit dans un sens régressif, vers une violente atomisation. La prostitution – ainsi que les industries du sexe, en pleine expansion et qui constituent le paradigme de la parfaite symbiose entre capitalisme et patriarcat – figurent parmi les indicateurs les plus fiables de cette alternative, tout en contribuant puissamment au basculement des sociétés.
Dans les différents pays européens, le processus sera long et plein d’embûches. La question de la prostitution ne sera pas tranchée par la simple qualité des arguments, la capacité de persuasion ou la pédagogie des courants abolitionnistes. Il s’agit d’un conflit dans lequel interviennent des puissants intérêts qui font appel aux atavismes les plus ancrés, aux inégalités structurelles les plus marquantes des sociétés patriarcales. La prostitution constitue un des plus anciens privilèges de l’homme. Tout au long de l’histoire, jamais une couche dominante n’a abandonné ses positions de bon gré, devant l’appel à l’équité, mais seulement sous l’emprise d’une nouvelle corrélation de forces sociales à même de renverser les anciens statuts. Nous avons, donc, à travailler pour regrouper ces forces-là afin de peser décisivement sur les évènements. Il nous faudra créer – et ce sera nécessairement d’une manière transversale – un puissant lobby abolitionniste féministe dont les activistes travaillent conjointement, se renforçant mutuellement, de sorte à influencer leurs respectifs syndicats, associations, mouvements, partis politiques. De telle sorte que, là où ce sera possible et dès que ce sera faisable, des lois d’inspiration abolitionniste soient promulguées. Plus elles seront avancées quant à la définition des programmes sociaux de prévention et de soutien aux femmes en situation de prostitution, mieux ce sera. Plus ces lois seront implacables en ce qui concerne la lutte contre l’exploitation sexuelle, osant la confiscation des biens de trafiquants et proxénètes, plus elles seront efficaces. Et plus la loi désignera-t-elle le caractère foncièrement illégitime – et, par conséquent, condamnable et méritant sanction – de l’achat de services sexuels, plus elle visera le cœur du problème, l’ancestral privilège viril qu’il s’agit d’abolir. Il faut le souligner une fois de plus : il s’agit d’un combat international et, singulièrement, européen. Il n’y aura pas d’abolitionnisme triomphant « dans un seul pays ». L’éducation sera, certes, décisive. Mais tout autant le seront les changements juridiques fondamentaux qui doivent marquer la voie de la société démocratique. Préparer, promouvoir et rendre possibles de tels changements, voici notre tâche militante.
L’ombre de Lincoln traverse toujours des champs de bataille désolés, le cœur rempli d’empathie vers toutes celles et tous ceux qui souffrent et se révoltent contre l’injustice. Le récit cinématographique qui aujourd’hui nous parvient de ces journées cruciales de janvier 1865 nous montre toute une série de femmes qui ont accompagné Lincoln dans son combat contre l’esclavage : son épouse, qui lui exige une victoire immédiate pour que leur propre fils puisse avoir une chance de survivre à la guerre ; la servante noire, dont le fils est déjà tombé sur le champ de bataille ; la gouvernante et amante du congressiste radical Thaddeus Stevens qui, d’une main tremblante, prend l’acte qui consigne la fin de l’esclavage, sachant qu’il arrive trop tard pour changer sa propre vie mais qu’il ouvre un espoir infini pour les nouvelles générations… Le vieux président américain fit son devoir. Désormais, c’est à nous de prendre le relais de ces femmes-là et de leurs rêves inachevés.
Sylviane Dahan
22/01/2013
De la abolición la esclavitud a la abolición de la prostitución
La llegada a las pantallas de “Lincoln”, la última realización de Steven Spielberg, propicia un buen número de debates y reflexiones. Y es que una mirada retrospectiva sobre la guerra civil americana y el punto de inflexión, decisivo para el curso de la historia, que supuso la abolición de la esclavitud, nos proyecta, por sorprendente que pueda parecer, hacia los conflictos y dilemas sociales de nuestro tiempo.
La película tiene sus méritos indiscutibles – formidables interpretaciones, firme dirección, recreación de la época… - y también sus limitaciones. Dejemos que los críticos cinematográficos desmenucen la obra. Por cuanto a las carencias se refiere, podemos remitirnos al excelente artículo del profesor Vicenç Navarro acerca de lo que no se dice de Lincoln en la película, silencio que proyecta una imagen incompleta, sesgada y condicionada ideológicamente del personaje. La historiografía oficial americana, finalmente dominada por los intereses y la visión de las cosas que las grandes corporaciones han ido imponiendo al conjunto de la sociedad, ha ocultado, hasta hacer caer en el olvido completo, la radicalidad democrática y social del pensamiento de Lincoln, influenciado por un socialismo utópico en plena ebullición en Europa – y cuya emigración obrera fecundaba las tendencias más avanzadas de la política americana, especialmente en las filas del Partido Republicano, lejos aún de convertirse en el feudo de la derecha más recalcitrante que hoy conocemos. La AIT, la Primera Internacional de Marx y Engels, nos recuerda oportunamente Vicenç Navarro, brindó su apoyo a Lincoln en su esfuerzo progresista por acabar con la esclavitud. Y es que esa fue una de las grandes epopeyas emancipadoras del siglo XIX, como lo fueron la lucha por la democracia política en Europa o la insurrección de la Comuna de París. La preeminencia ideológica de las fuerzas conservadoras ha desdibujado, en América como en el viejo continente, la proyección y la vigencia de tales acontecimientos en el destino de las nuevas generaciones. Bueno es, por lo tanto, que una voz autorizada nos lo recuerde.
Ciertamente, ese déficit contribuye a esbozar una imagen por momentos un tanto mística de Lincoln. Sin embargo, la película merece ser vista. La fuerza del personaje trasciende esos límites. Y los propios hechos narrados – la compleja lucha política a través de la cual Lincoln consiguió del Congreso un ajustadísimo voto favorable a su 13ª enmienda constitucional, aboliendo formalmente la esclavitud – constituyen una impagable lección de materialismo y de política transformadora.
En efecto, el relato se concentra en un episodio crucial de la contienda. El Sur está exangüe ; el final de la guerra, con un resultado favorable al Norte, es cuestión de pocos meses – aunque de no pocas víctimas todavía. Lincoln, reelegido presidente, plantea entonces un problema de gran calado. Algo más de dos años antes, por decreto, había liberado a los esclavos bajo dominio de los rebeldes sureños : un acto de guerra crucial, que había movilizado a miles y miles de negros, enrolados bajo la bandera de la Unión. Pero esa “confiscación de los bienes del enemigo” no equivalía a una abolición definitiva de la esclavitud. Y ahí estuvo la grandeza de miras y el papel revolucionario de Lincoln, absolutamente irremplazable en aquella encrucijada : hacer irreversible la abolición forzando un voto del Congreso – la enmienda pasó por los pelos, después de mil maniobras y presiones individuales sobre republicanos y demócratas. El fin de la guerra podía traer toda clase de componendas entre las clases adineradas del Norte y del Sur, y la población negra y sus aspiraciones ser moneda de cambio. Para Lincoln, la democracia era incompatible con la esclavitud. El esfuerzo bélico del Norte lo había sostenido una cierta alianza social entre granjeros enemigos de las plantaciones sureñas, obreros y una burguesía industrial en plena expansión.
Pero la historia está repleta de bifurcaciones. Nada está predeterminado y sólo el desarrollo concreto de los antagonismos, condensados en momentos nodales en la lucha política, acaba decidiendo el curso de los acontecimientos. El voto de la enmienda estuvo en un tris de perderse. Porque una cosa era abolir la esclavitud… y otra la igualdad de derechos a la que acabaría abriendo la puerta. La situación podía bascular en un sentido o en otro. Las clases pudientes de Inglaterra eran favorables al comercio con los Estados Confederados, mientras que el movimiento obrero inglés, alemán o francés sentía como propia la causa de la libertad americana. Nada estaba decidido de antemano.
“Nuestra sociedad no está preparada para la abolición”, dice un congresista demócrata… a quien repugna sin embargo la esclavitud. “¿Qué vendrá después ?, inquiere. ¿La exigencia de igualdad ? ¿El derecho de voto para las mujeres ?”“Tampoco estamos preparados para la paz, le replica Lincoln, y sin embargo…”. Ese es el Lincoln revolucionario, leninista “avant la lettre” : hay una ruptura en el continuum del tiempo, se presenta una “ventana de oportunidad” histórica. Lo que antes no era posible, lo deviene durante un breve lapso de tiempo, pero la ocasión puede malograrse por falta de determinación. Un acto decisivo puede cambiar el destino de varias generaciones. Y esa dimensión la capta Lincoln : “No se trata sólo de algunos millones de negros que sufren hoy bajo el látigo y las cadenas ; se trata de la suerte de los millones y millones que vendrán después”. No hay garantías acerca de la futura convivencia, nadie puede adelantar a qué dificultades tendrá que enfrentarse la sociedad. Pero el demócrata revolucionario no puede detenerse, presa del vértigo de la historia : se presenta la oportunidad de forzar sus puertas, dejando atrás siglos de opresión y barbarie. No le cabe esperar que todo el mundo lo vea claro, ni siquiera los suyos. Hay que dar el salto, generar el acontecimiento que no permita marcha atrás ; insertar aquello que es posible en una sociedad – porque las condiciones han madurado lo suficiente para ello -, pero que no surgirá espontáneamente y por descontado de ella como resultado de una lógica evolución. Es, por antonomasia, la intervención de la política, decidida, voluntarista y oportuna, la que da a la sociedad el empujón necesario para que siga evolucionando en un determinado sentido : la Constitución de los Estados Unidos proclama solemnemente que nadie puede poseer esclavos, obligando al legislador y al Gobierno a hacer efectivo ese principio, grabado en mármol a partir de entonces en el ordenamiento jurídico de la nación.
Por supuesto, sabemos lo que ocurrió después. Lincoln fue asesinado. El programa de reparto de tierras propugnado por el ala más radical del Partido Republicano jamás se realizó. Hubo que esperar casi cien años para la llegada de los derechos civiles y, hoy, bajo el gobierno de un presidente afroamericano, la población negra americana vive aún sumida en la desigualdad y la injusticia. Eso no resta valor alguno al hecho revolucionario de la abolición de la esclavitud : escrita con la sangre vertida en una larga contienda, la decimotercera enmienda fue decisiva para la construcción de la conciencia democrática de la humanidad. Cualquier paso hacia la emancipación efectiva, cualquier lucha progresista, parten y partirán de esa cota de civilización tan duramente alcanzada.
Inacabable debate acerca del papel del individuo en la historia. La esclavitud estaba condenada, sepultada bajo los escombros de la guerra civil americana. Hizo falta, sin embargo, la voluntad de Lincoln para abolirla.
La prostitución, esclavitud del siglo XXI
En tiempos de aquella segunda revolución americana, cuatro millones de personas afroamericanas vivían esclavizadas por los hacendados sureños. Bajo el capitalismo globalizado de nuestro siglo, más de cuatro millones de mujeres y niñas son traficadas cada año en el mundo con finalidad de prostitución. El negocio generado por la explotación sexual de seres humanos se sitúa al mismo nivel, cuando no lo rebasa en volumen, que el tráfico de armas, las drogas o el petróleo. Tras esas fabulosas ganancias, hay un inmenso reguero de sufrimiento humano, singularmente femenino e infantil. Pero, sobre todo, la inducción de un modelo de sociedad, desigual y violenta para la mujer. Una sociedad en que la mujer es susceptible de ser objetivada, deshumanizada y convertida en mercancía, no es una sociedad democrática. O lo es tanto como aquella joven democracia americana en cuyo seno medraba el esclavismo.
Desde ese punto de vista – el del modelo de sociedad -, la analogía entre esclavitud y prostitución, una comparación que irrita sobremanera al lobby de los defensores del “trabajo sexual”, resulta pertinente e insoslayable. Las tediosas discusiones acerca de la “prostitución libre” o la “forzada”, o las elaboradas diferenciaciones entre trata y prostitución, carecen de sentido bajo esa óptica. Hay trata porque hay prostitución, del mismo modo que había tráfico de esclavos porque había esclavitud : las mercancías deben llegar hasta sus compradores. Y la actitud democrática ante la esclavitud se basa en el rechazo a un estatuto degradante para la dignidad humana, no en la percepción que cada esclavo tuviese individualmente acerca de su condición. El pensamiento postmoderno nos incitaría a distinguir entre el jacobino haitiano y el Tío Tom… para llegar a la brillante conclusión de que “hay esclavitudes, y no esclavitud”, y que por lo tanto no cabe adoptar una posición abolicionista general y tajante. Que nadie vea en esto una exageración polémica : el siglo XIX tuvo también sus “postmodernos”, partidarios de un trato más amable hacia los esclavos, como el colonialismo tuvo a sus mentores paternalistas.
Mal que les pese a algunos pedantes, el debate sobre la prostitución adquiere todo su sentido cuando se aborda a la manera de Lincoln. “No sólo se trata de las mujeres y niñas que hoy son violentadas, sino de los millones y millones que seguirán su destino”. “No hay democracia con prostitución”. En una sociedad que admita la prostitución como algo normalizado, la mujer nunca será la igual del hombre, por mucho que sus leyes proclamen lo contrario y por más que algunos hombres de izquierdas declinen el plural en femenino. Habrá mujeres prostituidas… y el resto ; es decir, aquellas cuyo precio no ha sido determinado, pero que nada esencial, ninguna particularidad relevante desde el punto de vista de su entidad humana, distingue de las primeras.
Las maltrechas democracias europeas necesitan su decimotercera enmienda. Una que proclame que “ningún hombre tiene derecho a comprar a una mujer o a acceder a su cuerpo mediante dinero o amenazas”, porque ello certifica el privilegio intolerable de una mitad de la sociedad sobre la otra, porque semejante desigualdad es fuente de violencias, opresión y vejaciones sobre un número incalculable de mujeres, porque suspende una amenazadora espada de Damocles sobre la dignidad, derechos y aspiraciones de todas ellas. En medio de la crisis sistémica que vivimos, no se trata de un debate académico, sino de una angustiosa realidad social. ¡Qué cansancio produce ya el mantra de quienes nos hablan de “un trabajo como otro” o de que “todo trabajo conlleva explotación” y que, en todo caso, se trataría de regular derechos laborales ! La “pequeña diferencia” entre la esclavitud de las plantaciones y la esclavitud asalariada – al fin y al cabo, dos formas de explotación capitalista del trabajo – se dirimió con ríos de sangre y conmovió los cimientos de una nación y del mundo entero. No es menor la diferencia entre la condición de la trabajadora, por precaria que sea su situación laboral, y la mujer prostituida, objetivada, sistemáticamente desposeída de condición humana.
Otros paralelismos vienen a nuestra mente. “Nuestra sociedad no está madura para la abolición de la prostitución. Además, el fenómeno ha adquirido tales proporciones… Lo que ha sido posible en Suecia a nivel legislativo – y en cuanto a ciertos resultados significativos por lo que respecta al retroceso de la prostitución – sería impensable en España… Es necesaria una larga labor para cambiar las mentalidades…” Por supuesto, es necesario un debate social en profundidad acerca de la prostitución. (Un debate que en realidad sólo promueven las corrientes abolicionistas : para el campo adverso, se trata de adecuar el orden natural de las cosas y, como mucho, encargar a la policía que persiga las formas más brutales de trata). Pero, allí donde algunas y algunos ven las razones objetivas de una “larga (y resignada) marcha”, otras vemos la señal inequívoca de una emergencia social. La prostitución no es un problema colateral. Por su amplitud y su calado deviene, en medio de nuestra actual crisis de civilización, piedra de toque de la decadencia o la regeneración de la democracia política. Con tanta mayor fuerza en el Estado español, colapsado su modelo económico y sumido en una profunda crisis institucional. Nuestro destino está en disputa y el abordaje que hagamos de la prostitución jugará un papel determinante en la ineluctable transformación de nuestras sociedades : en un sentido humanista y solidario o, por el contrario, regresivo, hacia una violenta atomización. La prostitución – y las expansivas industrias del sexo -, paradigma de la simbiosis entre capitalismo y patriarcado, serán los indicadores más fiables de esa disyuntiva, pero también tendrán peso propio para hacer bascular las sociedades hacia un lado o hacia otro.
En los distintos países europeos, el proceso será complejo y conflictivo. No lo decidirá la calidad argumental, ni la capacidad persuasiva o la simple pedagogía del abolicionismo. Se trata de un conflicto de poderosos intereses materiales que interpela a lo más profundo de la desigualdad estructural de nuestras sociedades patriarcales. La prostitución es un privilegio masculino. A lo largo de la historia, ningún estamento dominante ha cedido sus posiciones ante la razón, sino ante una correlación de fuerzas capaz de descabalgarlo. Debemos, pues, trabajar para agrupar esas fuerzas y pesar sobre los acontecimientos. Habrá que crear, necesariamente de modo transversal, un lobby abolicionista feminista cuyas – y cuyos – activistas trabajen conjuntamente y se refuercen mutuamente para influir en sus respectivos sindicatos, movimientos y asociaciones, partidos políticos. De tal modo que, allí donde sea posible y en cuanto sea factible, se promulguen leyes de inspiración abolicionista. Cuanto más avanzadas sean en el diseño de programas sociales de prevención y de apoyo a las mujeres en situación de prostitución, mejor. Cuanto más implacables en la lucha contra la explotación sexual, atreviéndose a confiscar los bienes de traficantes y proxenetas, más eficaces. Y cuanto más claras por lo que respecta a lo ilegítimo – y, por lo tanto, condenable y merecedor de sanción – de la compra de favores sexuales, más certeramente dirigidas al corazón del problema, al privilegio ancestral que es necesario erradicar. Es preciso subrayarlo una vez más : se trata de una lucha internacional y, singularmente, europea. No habrá abolicionismo triunfante “en un solo país”. La educación es decisiva. Pero también cambios jurídicos fundamentales que marquen el rumbo de la sociedad. Prepararlos, propiciarlos y hacerlos posibles es nuestra tarea militante.
Lincoln cabalga todavía a través de asolados campos de batalla, con el corazón henchido de empatía hacia quienes sufren y se rebelan contra la injusticia. El relato de aquellos días cruciales de enero de 1865 nos dice que distintas mujeres acompañaron a Lincoln en su combate contra la esclavitud : su esposa, que le exigía vencer para que su hijo no muriera en la guerra ; su sirvienta negra, que ya había entregado la vida del suyo ; el ama de llaves y amante del congresista radical Thaddeus Stevens, que tomó en sus manos el documento de la triunfante enmienda, sabiendo que llegaba demasiado tarde para cambiar su vida, pero que era portadora de esperanza para las generaciones que habían de venir… El viejo presidente americano cumplió con su tiempo. Ahora nos toca a nosotras tomar el relevo de aquellas mujeres, de sus sueños inacabados.
Sylviane Dahan
22/01/2013
* http://blogs.publico.es/dominiopublico/6405/lo-que-la-pelicula-lincoln-no-dice-sobre-lincoln/