L’architecte brésilien Oscar Niemeyer vient de mourir à l’âge de 105 ans. Il a laissé derrière lui un ensemble de projets et des formes atypiques qui ne laissent pas les observateurs indifférents. Oscar Ribeiro de Almeida de Niemeyer Soares, son nom d’état civil, est né le 15 décembre 1907 à Rio de Janeiro dans une famille de six enfants. En 1929, il entre à l’Ecole des Beaux Arts de Rio de Janeiro où il commence une formation en architecture dont il sort en 1934. C’est l’époque où le modernisme et le style international font la pluie et le beau temps dans l’univers architectural et urbain. Très proche des thèses de Le Corbusier, introduites au Brésil par l’architecte Lucio Costa, Oscar Niemeyer devient stagiaire dans l’agence de ce dernier dans le but de parfaire sa formation : « Malgré mes difficultés financières », dira t-il en 1999, « j’ai préféré travailler, gratuitement, dans l’agence d’architecture de Lucio Costa et de Carlos Leão, où j’espérais trouver les réponses à mes doutes d’étudiant en architecture. C’était une faveur qu’ils me faisaient. Et ma décision prouve que je n’avais pas un esprit léger et terre-à-terre, mais, qu’au contraire, j’avais comme objectif d’être un bon architecte ».
C’est la période où émerge en Europe et en Amérique du nord un modernisme architectural et urbain avec des figures telles que Ludwig Mies van der Rohe, Le Corbusier, Frank Lloyd Wright ou encore Walter Gropius. Niemeyer sera leur fidèle compagnon de route. Il poussera l’idée Moderne jusqu’à son ultime expression. Sa touche latine ! Des arrondis dans la forme en béton. Inspiré surement par la Samba ou le tango, ou encore comme il l’avouera plus tard, par ses phantasmes en « hommage au courbes des femmes » !
Connu sous le terme de « Mouvement Moderne », en M Majuscule, le courant dominant de la modernité en architecture et en urbanisme du 20° siècle s’inscrit dans ce qu’on pourrait définir comme le 3° âge du capitalisme et l’hégémonie du capital industriel dans la production et la planification urbaine, notamment après la deuxième guerre. Il sera porté à ses débuts par les futuristes italiens, les constructivistes russes, le mouvement Dada, le De stjil hollandais... Il prendra toute sa légitimité intellectuelle et théorique dans l’école allemande du Bauhaus avec W. Cropuis ou encore Mies Van der roh comme figures de proue. Il prendra sa dimension « institutionnelle » avec les architectes du CIAM (congrès internationale de l’architecture moderne) et la Charte d’Athènes (1933) avec son porte parole incontournable Le Corbusier ou encore l’historien d’architecture S. Giedion [1].
Ce mouvement a comme hypothèse commune : inventer une nouvelle architecture et un nouvel espace urbain, et leur corolaire une nouvelle esthétique, en s’appuyant sur l’invention et les prouesses des technologies modernes, jusqu’à leur fétichisation. Son esthétique : la pureté de la forme inhérente aux caractéristiques du béton et de l’acier. « L’ornement est un crime » [2] déclarait l’un des protagonistes du Mouvement Adolf Loos. L’urbain : restructurer la ville en changeant l’échelle typologique. La parcelle comme structure de base d’intervention, en vigueur jusqu’au 19° siècle, est décriée au profit du « grand ensemble ». Les bâtiments de l’aéro-habitat, l’ensemble des Annasser ou encore la cité connue sous le nom « des Groupes » au champ de manœuvre à Alger de l’architecte Zehrfuss, en sont de exemples illustratifs.
Cette attitude a comme point de départ la révolution industrielle du 19° siècle ; comme prémisses théoriques, le siècle des lumières. Elle a comme origine lointaine, la Renaissance au 15° siècle avec la dialectique qui l’accompagne : « le traité » d’Alberti et « l’utopie » de Thomas More. La règle et le modèle, selon F. Choay [3]. « Les deux courants principaux de l’art et de l’architecture moderne se sont donc déjà en place » écrit M. Tafuri ; « on retrouvera toujours par la suite la même opposition dialectique entre ceux qui tentent de se prolonger au plus profond du réel pour en connaitre les valeurs et pour en assumer les misères, et ceux qui veulent se projeter au-delà du réel, pour construire ex novo de nouvelles réalités, fonder de nouvelles valeurs et ériger de nouveaux symboles ». Autrement dit, c’est soit la structure urbaine en tant que telle qui est le vecteur des nouveaux messages culturels et fonctionnels, ou au contraire, la restructuration de la ville se réalise par l’introduction d’un espace de rupture, susceptible de diffuser des effets sur la ville, sans jamais être contaminé par elle.
C’est ici où s’opère la conjonction entre les idéologies au pouvoir et les anticipations des avant-gardes intellectuelles.
L’un des porteurs de cette dernière voie est incontestablement Le Corbusier. Agissant comme intellectuel sans mission officielle et sans compensation financière, il élabore des plans expérimentaux pour Montevideo, Buenos-Aires, Sao-Paulo, Rio qui le conduisent au plan Obus pour Alger. Ce dernier reste pour l’historien italien M. Tafuri, « l’hypothèse théorique la plus achevée de l’urbanisme moderne, hypothèse qui n’a pas encore été dépassée, ni sur le plan idéologique, ni sur le plan formel » [4]. Prenant appui sur une orographie et une stratification historique exceptionnelle, la Casbah, les collines du palais du Dey, la courbe formée par la baie, Le Corbusier les utilise comme des matériaux bruts au service d’une forme seconde nature ; une sorte de ready-made objects [5] à une échelle gigantesque.
C’est Niemeyer qui prend le relai au Bresil. Soutenu par son ami et admirateur Juscelino Kubitschek, maire de Pampulha puis gouverneur de l’état de Mina Gerais et enfin président de la république du Brésil - il fut son Médicis [6] –, Niemeyer pousse l’idée de Le Corbusier jusqu’a son ultime expression formelle. Dans ses différents projets, depuis le ministère de l’Education et de la santé à Rio de Janeiro en 1935, construit sous les conseils direct de son maître spirituel, jusqu’à la ville de Brasilia en 1956, Niemeyer explose et laisse faire ses phantasmes.
Influencé comme les Modernes de sa génération par les arts plastiques, le cubisme pour le Corbusier, les tableaux de Mondrian pour Mies Van der roh, Oscar Niemeyer lui confond l’architecture et la sculpture : l’auditorium sous forme d’un livre ouvert de l’université de Constantine, la coupole sous forme d’œuf du stade du 5 Juillet à Alger ou encore les « volcans » du Havre en France ou le musée sous forme de soucoupe volante à Rio de Janeiro sont tous des objets, des monuments sculptés. Objets offerts à la contemplation, à la consommation visuelle et à la sublimation du mythe machiniste !
En Algérie, O. Niemeyer est connu par ses projets emblématiques d’une période où les utopies révolutionnaires se conjuguent avec les utopies techniciste et technologiques. L’université de Constantine, celle De Bab Ezzouar, la coupole de 5 Juillet, l’EPAU (école polytechnique d’architecture et d’urbanisme) et même une mosquée non réalisée expriment, par les formes et les structures choisies, une facette d’une idéologie et d’une politique d’une époque : celle d’un capitalisme d’Etat qui cherche sa voie pour son émancipation culturelle et sociale et son indépendance économique. Une facette ! Car le projet de développement économique, social et culturel de l’Algérie indépendante engagée dans les années 1970 n’est pas dénué de contradictions. La forme architecturale avec toutes ses implications symboliques et ses référents sémantiques exprime une culture où se combinent des choix esthétiques et des options idéologiques. Niemeyer fut choisi pour exprimer l’image « futuriste » voulue pour les sièges de la science et de la technologie et du sport (le corps et l’esprit). Le tourisme est confié à F. Pouillon, l’architecte moderne le plus culturaliste. Dans le même sillage, l’architecture de l’université des sciences islamiques « Emir Abdelkader » à Constantine est marquée par le sceau architectonique évoquant le décor arabo-islamique. Et pour la petite histoire, l’hôtel « l’Aurrassi » surplombant la ville d’Alger fut initialement attribué pour sa conception et sa réalisation à un bureau égyptien avec des éléments architectoniques ou se mêlent coupoles, arcs dans leurs connotations « orientales ». Destiné à abriter les travaux de la conférence afro-asiatique en 1967, les travaux furent, après le coup d’Etat de 1965, confiés à un architecte Moderne italien, L. Moretti. Tout un symbole !
« Est-ce donc que la forme soit vide ? », nous interpelle H. Focillon, manipulable au service des enjeux idéologiques ou des phantasmes des architectes démiurges. La forme a une vie. Elle est le résultat d’un processus de structuration et de codifications collectives. Elle est histoire. « La forme a un sens » nous répond H. Focillon, « mais qui est tout d’elle, une valeur personnelle et particulière qu’il ne faut pas confondre avec les attributs qu’on lui impose » [7]. Autrement dit, ce sont les usagers, en s’appropriant des formes conçues, qui leur donnent un sens et une signification, et qui ne sont pas forcement celles attribuées au départ. L’usage particulier qu’en fait une société à des fins mystiques, artistiques, politiques varie à travers le temps.
Par ses formes atypiques, à l’échelle territoriale et urbaine (la ville de Brazillia) ou à celle du projet architectural (université de Constantine), l’architecture de Niemeyer est élevée, ou réduite, selon le regard critique que l’on adopte, à sa forme pure, jusqu’à confondre ou assimiler l’architecture à de la sculpture. Le livre ouvert de l’auditorium de l’université de Constantine n’a de sens que vu du ciel (c’est le passage des avions vers l’aéroport de la ville à Ain L’bey). Le pied droit en béton au centre de la grande esplanade de la même université ne sert à rien sur le plan constructif. Il symbolise parait-il un stylo !
Quoiqu’il en soit, à travers l’œuvre de Niemeyer, le débat sur l’architecture et la ville est ouvert. Laissons-le ouvert…comme l’auditorium de Constantine !
Il aura toutefois marqué l’architecture du 20° siècle. Il a aussi accompagné la formation de l’espace algérien le temps d’un espoir, espoir d’une société qui venait de sortir des décombres d’une colonisation atroce. Aujourd’hui, l’espace algérien est toujours à la recherche d’une modernité qui entre temps est passée au post-modernisme. Le post-modernisme n’est au fait qu’un modernisme de bas étage, ou se combine « le symbolisme du laid et de l’ordinaire en architecture » que revendique l’architecte américain R. Venturi [8]. Une architecture qui exalte l’activité commerciale la plus vulgaire, celle des enseignes lumineuses, des façades de casinos des centres commerciaux et des pompes à essences, celles qui encombrent nos routes et les bordures des autoroutes.
Le 15-12-2012
Nadir Djermoune
Architecte-Urbaniste ; Enseignant au département d’architecture à l’université de Blida.