L’intervention militaire internationale au Timor-Est a souvent été présentée comme le corollaire logique de celle du Kosovo. Toutes deux illustreraient, de façon exemplaire, la primauté du droit et de l’éthique dans le nouvel ordre mondial. Mais si tel était bien le cas, comment alors expliquer les différences flagrantes qui les séparent ? La Serbie a été systématiquement bombardée et la tête de Milosevic a été mise à prix. Pourtant, malgré l’ampleur des massacres et des destructions, les grandes puissances ont fait d’un compromis avec le régime indonésien la condition préalable à tout emploi de la force dans le territoire timorais occupé.
Au moment de la guerre du Golfe déjà, le contraste était frappant entre le sort fait à l’Irak au nom de l’indépendance du Koweït, et l’absence de toute mesure de rétorsion contre l’Indonésie alors que l’indépendance du Timor oriental était foulée à la botte depuis de longues années. Pour mieux contrôler les ressources pétrolières timoraises, l’Occident n’a pas menacé l’occupant de ses missiles, bien au contraire : l’Australie a signé des contrats d’exploitation offshore avec le pouvoir indonésien, quitte pour cela à reconnaître diplomatiquement l’annexion forcée du pays.
Géopolitique
Aux yeux des puissances, Djakarta n’est ni Belgrade ni Bagdad. Car l’indifférence des capitales occidentales au sort du Timor-Est n’a pas été le simple fruit de l’éloignement. L’archipel indonésien est bien trop important pour être ignoré, tant sur le plan économique (un vaste marché, de nombreuses ressources naturelles) que géostratégique : il commande les voies de communication entre l’océan Indien et le Pacifique donc l’acheminement vers le Japon du pétrole moyen-oriental. Mais c’est surtout l’histoire contemporaine qui permet de comprendre les liens privilégiés noués entre Washington, Canberra ou Paris, et Djakarta. Au détriment de Dili, la capitale timoraise.
Le renversement au Portugal de la dictature de Salazar en 1974 a permis au Timor oriental de gagner, l’année suivante, son indépendance. Mais la révolution des oeillets , malgré sa dynamique initiale démocratique, populaire et solidaire, s’est révélée incapable d’apporter assistance à sa petite et lointaine colonie asiatique. La mobilisation révolutionnaire en métropole était trop forte pour que le processus de décolonisation soit maintenu sous contrôle impérialiste, mais aussi trop faible, vu le contexte européen, pour assurer aux combattants indépendantistes une aide effective. Ainsi, c’est dans l’isolement que le Fretilin, principal mouvement de résistance, est devenu l’ossature du premier gouvernement timorais ; et que 10 jours après avoir proclamé son indépendance, le pays a été envahi par l’armée indonésienne. Avec la discrète bénédiction US.
Nous sommes en 1975, année de la débâcle américaine au Viêt-nam, d’une poussée des luttes en Afrique, d’une exacerbation du sentiment antiguerre aux Etats-Unis mêmes. Le Fretilin s’affirme alors comme un mouvement de libération radical, de facture marxiste. Washington ne veut à aucun prix risquer l’apparition d’un « petit Cuba » au fin fond du Sud-Est asiatique. Or, durant les années charnières qui suivent sa défaite indochinoise, la puissance militaire américaine est neutralisée, paralysée par le « syndrome vietnamien » : Washington est politiquement incapable d’envoyer à nouveau GIs et B52 régenter le monde. Le sale travail doit être fait par d’autres. En l’occurrence par Djakarta, au nom du nationalisme indonésien et au prix de 200 000 morts plus du tiers du peuple timorais tués en 2 ans dans les combats, lors des déplacements de population, par la famine et les épidémies. Impossible, bien entendu, de soutenir ouvertement une telle occupation sanglante. Le Portugal ne cesse de protester violemment. Le Conseil de sécurité des Nations unies condamne, de façon répétée, mais se garde de rien faire.
L’Australie a été le seul Etat occidental à reconnaître formellement l’annexion du Timor oriental, proclamée en 1976 par l’Indonésie. Cependant, Washington, Tokyo, Paris et Londres ont eux aussi maintenu d’excellentes relations d’affaires, y compris militaires, avec Djakarta. Aussi dictatorial qu’il soit, le régime indonésien était reconnu comme un allié stratégique depuis la terrible contre-révolution de 1965-1966 ; quand le général Suharto a véritablement éradiqué du pays le Parti communiste indonésien (PKI), puis écarté du pouvoir le « père de l’indépendance », Sukarno, l’une des figures historiques de la conférence de Bandoeng et du Mouvement des non-alignés, avec l’Egyptien Nasser ou le Chinois Zhou Enlai. Dix ans avant 1975, la dictature indonésienne avait déjà fait place nette pour que règne l’ordre impérialiste dans le Sud-Est asiatique insulaire. Au prix, cette fois, d’un million de morts chez les militants et sympathisants communistes, ainsi que dans la communauté commerçante chinoise dont les biens intéressaient les militaires, et qu’il était facile d’accuser d’être une cinquième colonne au service de Pékin.
Espoir
Retour aux temps présents. En 1998, la crise financière régionale, les faux pas du FMI et la chute du général Suharto ont ouvert la crise indonésienne. Une lucarne s’est entrebâillée, dont a su profiter le peuple timorais. L’histoire a échappé au contrôle étroit des puissants que ce soit l’armée et le nouveau président indonésiens, ou les services américains. Le référendum d’autodétermination, en août dernier, s’est conclu sur une victoire éclatante des indépendantistes, engageant l’Onu bien au-delà de ce qu’aurait souhaité son Conseil de sécurité. Djakarta s’est révélé incapable de réprimer dans la discrétion. L’émotion soulevée par les massacres de septembre, en Australie et au Portugal avant tout, ont donné aux mouvements de solidarité une efficacité remarquable. L’intervention militaire internationale, sous direction australienne, a été un choix tardif, contraint, pris sous la pression des événements et de l’opinion.
Certes, le régime australien souhaitait depuis longtemps jouer un rôle militaire accru en Asie du Sud-Est. Mais il aurait préféré que la première intervention réalisée sous son commandement depuis la seconde guerre mondiale s’opère en collaboration plus harmonieuse avec le pouvoir indonésien, son principal allié en cette partie du monde. Et non dans une situation aussi contradictoire qu’aujourd’hui. Les choses étant ce qu’elles sont, Canberra va évidemment chercher à conforter son influence régionale, à rétablir ses intérêts économiques au Timor-Est, à normaliser ses rapports avec Djakarta. Mais l’Australie devra compter avec la résistance timoraise, forte d’une double légitimité militante et électorale, acquise dans la lutte et lors du référendum d’indépendance. Car la brèche ouverte 1998 ne s’est pas refermée, comme en témoigne la montée des luttes à Atjeh, à l’autre extrémité de l’immense archipel, et la persistance du combat démocratique en Indonésie même. Une brèche, après 30 ans d’un règne dictatorial ! Voilà bien ce qui représente le neuf dans les événements si dramatiques de ces derniers mois. Et qui donne espoir.