Pendant des décennies, notre peuple a souffert sous un régime despotique, policier, anti-patriotique et anti-populaire, caractérisé :
* politiquement, par le pouvoir individuel et la domination du Parti destourien à travers ses différentes versions (le Néo-destour, le Parti socialiste destourien, le Rassemblement constitutionnel et démocratique) sur toutes les formes de la vie politique, ainsi que par la violation des libertés et des droits de l’homme ;
* économiquement, par l’hypothèque de l’économie de notre pays et de ses richesses au profit des sphères coloniales et de leurs alliés : les capitalistes locaux ;
* socialement, par la marginalisation des couches populaires, la pauvreté, le chômage et la corruption. Ces maux ont atteint leur sommet du temps de Ben Ali, notamment par la mainmise de sa famille, de ses collaborateurs et de sa mafia – politique et économique – sur toutes les structures de l’État et de la société.
Le peuple tunisien, par ses forces révolutionnaires patriotiques, démocratiques et sociales, n’a jamais cessé de lutter contre la dictature et l’oppression depuis l’avènement du régime destourien. Il l’a payé par des centaines de martyrs et des milliers de prisonniers. Il a engagé des combats héroïques dont les principaux sont :
* le mouvement des paysans pauvres à la fin des années soixante du siècle dernier ;
* le mouvement des étudiants et des jeunes en février 1972 ;
* les luttes des syndicalistes et de la classe ouvrière qui a été couronnée par la grève générale du 26 janvier 1978 ;
* le soulèvement du bassin minier de 2008.
Tout cela, outre les mouvements et les luttes à l’échelle nationale, qui ont traversé toute cette période et qui ont eu pour objectif le soutien à la Palestine, à l’Irak, au Liban, et aux autres pays arabes dans leur lutte contre l’entité sioniste et les puissances impérialistes.
L’accumulation de toutes ces luttes a abouti à l’éclatement de la Révolution le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid, laquelle a permis aux masses populaires de déposer Ben Ali – symbole du despotisme, de la collaboration [avec l’impérialisme] et de la corruption – le 14 janvier 2011, au prix de centaines de martyrs et de milliers de blessés dans les diverses régions du pays.
Le peuple révolté a scandé, durant ce soulèvement, des mots d’ordre exigeant la chute du régime despotique, exploiteur et vendu [à l’étranger] et son remplacement par un régime de liberté, d’égalité, de dignité qui assure l’emploi et la justice sociale, – objectifs dont il a rêvé durant toutes ces années de lutte.
Notre peuple a pu faire chuter Ben Ali ainsi que ses héritiers, les deux gouvernements Ghannouchi.
Il a pu, grâce aux luttes populaires et en particulier les sit-in de Kasbah I et II, réaliser plusieurs acquis, dont notamment une marge de libertés publiques, la dissolution du RCD [de Ben Ali], celle des deux chambres des députés et des conseillers, l’abolition des lois liberticides (loi sur les partis, loi sur les associations, le code de la presse…), la suspension de la Constitution de 1959, la contribution à la revendication d’une Assemblée constituante pour la rédaction d’une nouvelle constitution.
Mais la plupart des objectifs de la révolution, notamment ceux relatifs au domaine économique, social et patriotique, n’ont pas été réalisés sous les gouvernements successifs, y compris l’actuel gouvernement, issu des élections du 23 octobre 2011. C’est ce qui a poussé le peuple tunisien à continuer la lutte pour un changement politique et social digne de ses ambitions.
Des élections du 23 octobre, a émané une Assemblée constituante dominée par le gouvernement de la Troïka [coalition entre le Congrès pour la République, Ettakatol et Ennahda] sous l’égide du mouvement Ennahdha. Aujourd’hui, à peu près huit mois après l’arrivée de cette alliance au pouvoir, il apparaît clairement qu’elle se dirige promptement vers l’occultation des objectifs de la Révolution de notre peuple et la préparation du terrain pour le retour d’un régime dépendant, despotique et corrompu, sous une couverture religieuse.
L’unité du peuple tunisien est menacée par des luttes doctrinaires artificielles, mues par des forces étrangères à travers des agents locaux qui se cachent derrière la religion.
Les libertés arrachées par le peuple au prix de son sang sont aussi menacées par le gouvernement et les bandes criminelles, attribuées à certains courants salafistes qui agissent sans vergogne.
On est encore revenu sur les réformes démocratiques exigées par la Révolution dans les domaines de l’information, de la justice, de l’administration et des institutions sécuritaires sur lesquelles la dictature s’est appuyée pour réprimer le peuple et contrôler la société.
Le gouvernement tergiverse, jusqu’à aujourd’hui, quant à la prise en charge des blessés de la Révolution et à la traduction en justice des assassins des martyrs, ainsi que des symboles de l’oppression et de la corruption, essayant plutôt de les gagner à sa cause et d’acheter leur collaboration.
Il continue encore à refuser de dresser un agenda clair pour la période de transition, de fixer des dates officielles pour l’achèvement de la rédaction de la Constitution, la formation d’une institution indépendante pour les élections, l’élaboration d’un code électoral et l’organisation des prochaines élections.
Le mouvement Ennahdha, qui domine et dirige l’alliance au pouvoir, s’emploie, avec la complicité de ses deux partenaires, à mettre la main sur les institutions de l’Etat afin de les utiliser, comme l’a déjà fait le RCD, pour imposer son dictat et les instrumentaliser, pendant cette période transitoire, pour gagner les prochaines élections et instaurer une nouvelle dictature qui liquide les acquis de la Révolution, ainsi que les acquis historiques et civilisationnels du peuple tunisien dans les différents domaines : sociaux, culturels et éducatifs et notamment ceux de la femme…
Sur le plan économique, le gouvernement ne s’est nullement départi de la politique de Ben Ali qui a mené à l’appauvrissement du peuple. Les richesses du pays continuent à être accaparées par des minorités locales et étrangères. Le gouvernement est encore sous la coupe des institutions financières internationales, ainsi que des accords et traités injustes.
La privatisation des richesses (mines, pétrole…) continue encore, de même que celle des établissements publics, le tout au profit du capital étranger et surtout celui du Golfe, y compris les entreprises confisquées après la Révolution. N’ont pas même été épargnées les terres tunisiennes, cédées à de sociétés occidentales et du Golfe ; ce qui augure d’un nouveau colonialisme agraire, aux dépens des paysans pauvres, des petits paysans et des ouvriers agricoles. A tout cela s’ajoutent l’incompétence du gouvernement dans la gestion des affaires quotidiennes, le chaos administratif et l’hégémonie bureaucratique ; ce qui menace le pays d’un vrai cataclysme.
L’effet désastreux de cette politique sur la vie des classes et des couches laborieuses et populaires n’a cessé de s’accroître, sous la forme du chômage, de la marginalisation, de la cherté de la vie, d’une fiscalité abusive et injuste, de l’inégalité régionale, d’une dégradation des services (coupures d’eau et d’électricité, accumulation des ordures et gravats à travers le territoire national, détérioration des services municipaux et d’hygiène…).
Mêmes si de tels phénomènes sont un héritage du régime déchu, et même s’ils ont été une cause de la révolution du peuple, il n’en reste pas moins qu’ils se sont accrus sous l’actuel gouvernement, qui n’a rien changé à la politique économique [de son prédécesseur] et n’a pas su prendre les mesures urgentes qui soient de nature à limiter l’effet nocif de ces phénomènes sur la vie des citoyens et citoyennes.
Sans parler de son incompétence dans la gestion des affaires du pays et la marginalisation des compétences nationales, sacrifiant ainsi à la logique de l’appartenance partisane aux dépens du mérite, – ce qui ne manque pas d’offrir un terrain favorable au renforcement du système de la corruption encore en vigueur.
Quant à la politique étrangère du gouvernement, elle continue à être soumise aux milieux capitalistes internationaux.
Il est devenu clair qu’il s’agit d’intégrer la Tunisie dans un axe Turquie-Golfe sous une direction américaine. L’objectif de cet axe est la liquidation des luttes des masses arabes, la ruine de leurs espoirs dans la libération, l’impulsion de divisions dans leurs rangs et la dislocation de leur unité ; toutes choses qui assurent la pérennité de la domination coloniale américaine, occidentale et sioniste sur la région.
Notre pays vit actuellement une vraie crise dont il ne peut sortir que par la continuation de la lutte du peuple tunisien, lutte nationale, démocratique, sociale, culturelle et environnementale pour la réalisation complète des objectifs de la Révolution et l’instauration du pouvoir du peuple.
Cela ne sera possible que par la rupture avec l’éparpillement des forces révolutionnaires, nationales, démocratiques et progressistes, qu’il s’agisse de partis, d’associations, d’organisations, de jeunes, ou de personnalités indépendantes, et leur alliance commune au sein d’un front populaire qui représente une alternative pour un vrai gouvernement et dépasse par là la fausse dualité prétendant opposer « deux pôles » - Ennahdha et la coalition Nidaa Tunès autour de Caïd Essebsi - qui, en fait, se rencontrent autour du maintien des mêmes orientations économiques, acquises aux milieux libéraux et soumises aux sphères étrangères, même si l’un se drape de la couverture « religieuse » et l’autre d’une couverture « moderniste », cherchant, par là, à cacher la vraie contradiction entre les forces attachées à la réalisation des objectifs de la Révolution et celles qui cherchent à les brader.
Cette alternative se fonde sur une charte politique qui représente le dénominateur commun sur le plan politique et national de toutes les forces et les composantes nationales et populaires attachées à la lutte pour la réalisation des objectifs de la Révolution et qui œuvrent à son succès.
Cette charte est fondée sur les choix, les principes et les valeurs suivants :
1° La question nationale et démocratique
L’édification d’un régime républicain, civil et démocratique, qui soit au service du peuple et qui :
* réalise une indépendance effective du pays ;
* se fonde sur le principe de la souveraineté du peuple, laquelle apparaît dans l’élection de toutes les institutions du pouvoir au niveau national, régional et local, avec la possibilité de les contrôler, de leur demander des comptes et, éventuellement, de les destituer ;
* repose sur la séparation des pouvoirs et la nécessité de leur équilibre ;
* assure l’indépendance de l’autorité judiciaire selon les critères internationalement reconnus ;
* garantit la neutralité de l’État à l’égard des partis et des forces politiques ainsi que sa gestion démocratique ;
* garantit les libertés publiques et individuelles et notamment la liberté de pensée, de création et d’expression, ainsi que celle de la presse, de l’information et de la diffusion ; de même que la liberté de s’organiser, de circuler, de protester, de manifester et de faire grève ; il garantit aussi bien les conditions matérielles de leur exercice ;
* réalise l’égalité totale et effective entre l’homme et la femme et reconnaît l’égalité des chances entre eux dans tous les domaines et les lieux et protège les acquis de la femme ; il consolide et promeut le Code du statut personnel et combat toutes les formes de discrimination et de violence physique et morale à son encontre ;
* établit une séparation entre le religieux et le politique et garantit la liberté de conscience et la liberté de culte et de sa pratique, et combat toute forme d’instrumentalisation politique de la religion, des lieux de culte, des institutions religieuses, éducatives et culturelles, ainsi que les institutions du travail social, et leur exploitation à des fins sectaires ou partisanes ;
* mène une politique étrangère indépendante et nationale, reposant sur le soutien à la résistance nationale en Palestine, en Irak et au Liban, ainsi que le soutien à tous les mouvements de libération nationale et d’émancipation sociale dans la patrie arabe et le monde, de même que le soutien aux révolutions arabes et la lutte contre toute intervention étrangère qui les menace, la criminalisation de toutes les formes de normalisation des relations avec l’entité sioniste et les mouvements racistes ; il œuvre à la réalisation de l’unité arabe sur la base des principes de liberté, d’égalité, de dignité, de démocratie et de justice sociale.
2° La question économique et sociale
L’édification d’une économie nationale, indépendante, équilibrée et cohérente, qui assure la souveraineté du peuple sur les richesses du pays, garantisse une croissance effective pour toutes les régions et repose sur une distribution juste des richesses de façon à satisfaire les besoins fondamentaux du peuple dans les domaines matériel et moral ; ce qui suppose les procédures suivantes :
* la révision des accords préjudiciables aux intérêts du pays et à son indépendance ;
* la nationalisation des secteurs stratégiques et la garantie de leur gestion démocratique et efficace ;
* la nationalisation des entreprises confisquées et l’interdiction de leur cession au capital étranger ;
* la promotion d’une industrie nationale qui soit en rapport avec les besoins du pays, ses compétences et ses capacités ;
* l’annulation de la dette sur la base d’une étude minutieuse des prêts engagés par la dictature déchue ;
* l’instauration d’un système fiscal juste et transparent ;
* une réforme agraire au profit des paysans pauvres et des petits paysans ;
* la garantie des droits fondamentaux à un travail digne, à un logement décent, à l’éducation publique gratuite et de qualité, ainsi qu’aux soins gratuits ;
* la garantie de la liberté syndicale et du droit de grève ;
* la garantie du droit de tout citoyen et des générations futures à un milieu équilibré et sain et à un environnement favorable à la santé et exempt de déchets, ainsi que la lutte contre la pollution et la concentration des efforts sur les énergies renouvelables qui ne soient pas nocives aux êtres vivants.
3° La question culturelle et éducative
* la garantie de la liberté de création sous toutes ses formes : artistique, culturelle, intellectuelle et scientifique ainsi que l’assurance des cadres et des formes qui lui sont adéquats ;
* l’instauration d’une culture nationale ouverte sur les autres cultures, qui soit également avantageuse à tous les citoyens sans discrimination de groupes ou de régions ;
* la garantie des libertés académiques et la promotion des institutions de recherche scientifique avec l’assurance de leur indépendance ;
* l’instauration d’un système d’enseignement démocratique, populaire et unifié ;
* la garantie de la suprématie de la langue arabe, sa protection et sa promotion, ainsi que la garantie de son usage dans l’enseignement, sur les plans officiel et administratif, tout en s’ouvrant sur les autres langues ;
* œuvrer à l’enracinement de notre peuple dans son identité nationale qui s’est formée à travers un processus historique long et varié, qui s’est enrichie et développée continuellement dans une interaction fructueuse de ses éléments civilisationnels arabo-islamiques éclairés et des acquis du progrès de l’humanité ; le combat contre toute tentative de remise en cause de son appartenance nationale, patriotique et civilisationnelle, ainsi que contre les formes de domination culturelle et tous les genres de fanatisme et d’intolérance ;
* œuvrer à la diffusion des valeurs de la raison, des Lumières et du progrès, ainsi que des valeurs de la citoyenneté et des droits de l’homme ;
* œuvrer à dépasser l’individualisme et promouvoir des valeurs et des rapports sociaux de solidarité au sein du peuple.
Les signataires de ce document considèrent que le principal objectif du Front est d’achever le processus révolutionnaire et d’instaurer le pouvoir du peuple à travers toutes les formes de lutte possibles, y compris les élections.
Ils affirment leur disposition à réagir positivement à toutes les initiatives nationales et populaires qui s’accordent avec les orientations et les tâches du Front.