D’après le Manifeste communiste, la conquête du pouvoir politique et l’abolition de la propriété privée des moyens de production constituent les leviers essentiels sur la voie de l’émancipation : « Le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital à la bourgeoisie ». Cette « première étape de la révolution ouvrière », au cours de laquelle le prolétariat se constitue en classe dominante, est rigoureusement synonyme de l’établissement du suffrage universel et de « conquête de la démocratie ». Au fur et à mesure des progrès de l’association et du dépérissement des antagonismes de classe, le pouvoir public est appelé à perdre son « caractère à proprement parler politique ». Ainsi, la Commune de Paris sera-t-elle comprise comme « la reprise du pouvoir d’Etat par la société dont il devient la force vivante au lieu d’être la force qui la domine et la subjugue », ou comme « la forme politique de l’émancipation sociale » au détriment d’un Etat parasite, « avorton surnaturel de la société ».
Par une ruse de la raison révolutionnaire, cette anticipation audacieuse, empreinte d’impatience libertaire, court-circuite l’élaboration d’une pensée institutionnelle et juridique de la démocratie : le dépérissement annoncé de l’Etat est censé résoudre les antinomies de la représentation. De même, la métamorphose spontanée de la “ classe sociale ” en “ classe politique ” dispense de concevoir la spécificité de la lutte politique et les formes institutionnelles de la démocratie.
Il n’en demeure pas moins que Marx, soucieux de surmonter le dédoublement entre l’homme privé et le citoyen, a posé la question essentielle, et toujours actuelle, du rapport entre démocratie politique et démocratie sociale.
« Ce qui va de travers, écrivait Hannah Arendt, c’est la politique, c’est-à-dire nous-mêmes dans la mesure où nous existons au pluriel. » Entre les deux guerres, elle dressait un tableau saisissant de cet affaissement : « Le développement prodigieux de toutes les forces industrielles et économiques entraîna l’affaiblissement constant des facteurs purement politiques, tandis que, simultanément, les forces purement économiques prédominaient de façon toujours croissante dans le jeu international du pouvoir. Le pouvoir devint synonyme de puissance économique devant laquelle les gouvernements devaient s’incliner. Telle était la raison pour laquelle ces gouvernements n’avaient qu’un rôle totalement vide, dénué de représentation et sombraient de plus en plus ouvertement dans le théâtre, voire l’opérette. » On sait trop bien, hélas, où cela a conduit. Cette évocation paraît hélas aujourd’hui d’une troublante actualité. La vie démocratique dépérit et la scène publique se réduit à un théâtre d’ombres.
Une modalité de cette “ disparition de la politique ” nous est bien connue : c’est l’abolition totalitaire de la pluralité politique dans un principe monolithique, l’abolition de son incertitude dans le sens fétichisé de l’histoire, son effacement au profit des déterminations « naturelles » de l’origine et de la race.
« L’ère des dépolitisations » présente cependant une autre forme de menace, moins évidente : l’écrasement de la politique entre l’enclume d’un marché automate et le marteau d’un impératif éthique illimité, allié au monopole de la puissance militaire. La civilité, la « common decency » chère à Georges Orwell, ne résiste pas à ce despotisme libéral. Le sentiment démocratique se brise sur l’égoïsme privatif porté à ses extrêmes conséquences. Laminé entre la montée en puissance de la procédure judiciaire et le discours culpabilisant du moralisme humanitaire, l’espace public dépérit. Sœur jumelle de l’Histoire majuscule, l’Humanité majuscule devient le nouveau fétiche qui sert de masque à un impérialisme meurtrier. La confusion de l’éthique et du droit annonce alors inhumanité accrue, tant il est vrai que l’homme cesse d’être humain lorsqu’il cesse d’être politique.
Une figure de la politique se meurt ainsi sans qu’apparaissent encore les conditions de sa renaissance. L’enflure rhétorique de la citoyenneté est symptomatique de cette politique perdue, dont Paul Valéry annonçait, dès le lendemain de la Première guerre mondiale, les périlleuses métamorphoses : « Les grandeurs, les superficies, les masses en présence, leurs connexions, l’impossibilité de localiser, la promptitude des répercussions imposeront de plus en plus une politique bien différente de l’actuelle. » La politique est affaire d’espace et de temps, de dimension et de rythme, d’accords et d’échelles à inventer.
La question de la démocratie se confond ici avec celle de la pluralité. La politique, telle qu’elle s’énonce chez les Grecs, participe d’une révolution culturelle : elle va de pair avec l’exercice de l’argumentation rationnelle visant à la persuasion et avec la reconnaissance des incertitudes de l’agir historique. Inversement, sa disparition complète signifierait une crise majeure de civilisation.
Certains indices préoccupants sont d’ores et déjà perceptibles. La critique postmoderne de l’historicité a pour corollaire une mythologisation de l’histoire. La décomposition des espaces démocratiques et la recomposition des systèmes de domination favorise une ethnicisation et une racialisation des conflits. Les paniques identitaires liées à ces bouleversements traduisent une naturalisation des appartenances communautaires et dans une quête mythique des « origines ». Partant d’une défense légitime du droit des minorités contre toute discrimination, les « politiques de la différence » finissent souvent par s’enfermer dans une identité de groupe exclusive. La voie est étroite entre la reconnaissance exigée d’une singularité niée et le renoncement relativiste à tout horizon d’universalité.
Cette tendance à la fragmentation sociale prend parfois la forme de la “ political correctness ” et d’une intolérance réciproque régie par une loi inquisitoriale des suspects. Dans la mesure où chaque groupe affirme ses droits au détriment des autres et aux dépens de la société politique tout entière, les acquis démocratiques, si imparfaits soient-ils, se trouvent menacés [1].
Cette décomposition identitaire a pour corollaire un individualisme réduit à l’épanouissement d’un « soi minimal » banalisé et au ressassement inconsistant d’un narcissisme désolé. On est loin de l’individualité pleinement singulière opposée aux hypostases spéculatives du sujet, qu’il s’agisse de l’Esprit selon Hegel ou du Genre selon Feuerbach. Pas plus que Joseph de Maistre, Marx n’a rencontré l’homme et l’individu en général. L’affirmation “ en tant que personnes ” d’êtres socialement et historiquement déterminés passe par la suppression réelle des chaînes de leur servitude involontaire. La société communiste peut alors se concevoir comme une libre association “ d’individus en tant qu’individus ” [2].
La condition première d’une réhabilitation de la politique réside dans le conflit social où elle prend sa source. La vie démocratique souffre du discrédit des pratiques parlementaires, du dégoût de la corruption (les affaires qui font les affaires !), de la promiscuité opaque des élites financières et politiques. La méfiance envers les pratiques de manipulation dont, tout au long du siècle, les appareils sociaux-démocrates et staliniens ont été coutumiers, est parfaitement légitime de la part des mouvements sociaux. Aussi n’est-il pas étonnant que resurgisse le débat qui a animé le mouvement ouvrier avant la Première guerre mondiale, sur les rapports entre mouvements et institutions, entre syndicats révolutionnaires et partis parlementaires.
L’écueil, ici, est double. Il s’agit d’une part de refuser la subordination des mouvements sociaux aux institutions et aux appareils politiques sous prétexte que tout serait “ politique en dernière instance ” ; mais il s’agit aussi de ne pas glisser d’une exigence légitime d’indépendance à l’abandon du champ politique en s’installant dans une division de fait des rôles entre social et politique qui laisserait en l’état la politique institutionnelle et ceux qui la font.
La politique s’invente aussi bien au quotidien dans les luttes sociales que dans les campagnes directement politiques ou électorales. L’activité civique s’alimente à ces deux sources. Il n’en existe pas moins une différence de fonction entre mouvements sociaux et partis (ou mouvements) politiques. Les premiers visent à organiser de manière unitaire et démocratique des milieux spécifiques à partir d’intérêts communs. Ils sont tenus pour cela de respecter en leur sein un pluralisme démocratique, sans quoi ils seraient condamnés à une fragmentation infinie en fonction des appartenances politiques de leurs membres. Ils ne sont pas confinés pour autant à un rôle de revendication salariale dans l’entreprise. La renaissance, sous le choc de la crise, d’un syndicalisme combatif passe par le redéploiement des pratiques syndicales, par le soutien aux chômeurs ou aux sans-papiers, par l’intervention sur des questions de santé publique ou par la participation aux assises sur le droit des femmes. Ce syndicalisme tend à renouer avec les traditions originelles du syndicalisme révolutionnaire et des Bourses du travail, antérieures à l’institutionnalisation du syndicalisme d’entreprise dans le cadre du compromis keynésien.
En revanche, l’intervention directe des mouvements sociaux sur le terrain électoral serait à l’évidence un facteur de division interne. Les mouvements sociaux semblent parfois écartelés entre la velléité de se constituer en force politique ou électorale pour pallier les carences de la représentation politique, et une distance hostile envers la lutte des partis considérée comme intrinsèquement compromettante. Le premier choix les conduirait à la division interne et au risque d’explosion. Le second reviendrait à abandonner le terrain institutionnel et électoral à ceux qui en font profession (et parfois commerce). Le rejet de la politique conduirait ainsi paradoxalement à perpétuer les phénomènes de délégation pour se cantonner dans une pratique de lobbying social. Or, la lutte des partis et les rapports de forces électoraux sont aussi constitutifs des rapports de forces sociaux.
Aucun artifice ne permet d’escamoter ces contradictions réelles. Elles doivent être travaillées à partir d’une compréhension partagée des relations d’indépendance et de respect réciproque entre partis et mouvement sociaux. Les proclamations de principes ne sont pas sans importance. Mais elles doivent toujours être soumises à l’épreuve des pratiques. La prééminence reconnue dans les luttes de la démocratie sociale sur les partis - “ les syndicats ou les partis proposent, les assemblées disposent ” -, le respect des mandats et le contrôle des mandataires par les mandants, celui du pluralisme démocratique et du droit des minorités dans les mouvements unitaires constituent autant de principes intangibles en la matière.
Le dénigrement systématique de la « forme parti » et de la politique institutionnelle en général est en revanche dangereusement démagogique. Il flatte le cynisme stérile, le désinvestissement civique, l’indifférence dépolitisée du “ tous pourris et chacun pour soi ”. Plus que la forme-parti (par quoi la remplacer ?), c’est le contenu qui fait problème. La vie des partis, y compris leur régime interne, se présidentialise. La controverse démocratique tourne au plébiscite permanent au détriment des projets, des programmes, des engagements contrôlables par les militants et les électeurs. La suppression de la présidence de la République, auquel ont renoncé tous les partis parlementaires qui dénoncèrent jadis “ le coup d’Etat permanent ”, serait d’ailleurs l’une des premières mesures d’assainissement démocratique.
La critique des partis - ceux du mouvement ouvrier en particulier - vise souvent le centralisme disciplinaire et tatillon lié à l’idée qu’ils se feraient de leur rôle d’avant-garde. Là n’est pourtant pas - ou plus - le problème essentiel. Dès lors qu’il repose sur l’adhésion volontaire à un projet, se dote de statuts, se délimite, élabore ses propositions sur une série de problème, un parti, quel qu’il soit se distingue de la masse des électeurs et des citoyens. Il joue alors dans une certaine mesure un rôle d’avant-garde et le nombre de ses membres ne fait rien à l’affaire : les gros appareils des grands partis manifestent souvent des tendances bureaucratiques et autoritaires prononcées. On oublie trop souvent en revanche que la constitution en parti et l’acceptation par ses membres d’un système statutaire de droits et de devoirs a une fonction démocratique : elle tend à soustraire partiellement, sans toujours y parvenir, la délibération et la décision en son sein aux mécanismes de cooptation médiatique et de concurrence marchande.
À défaut de modèle idéal, seuls les rapports de forces entre mouvements politiques et mouvements sociaux peuvent permettre dans une certaine mesure une relation équilibrée d’échange et d’enrichissement réciproque. Les partis seront en effet d’autant plus respectueux de l’indépendance des associations et des syndicats qu’ils disposeront de leurs propres moyens d’expression. Ils doivent convaincre de leurs propositions par le débat au grand jour et non par la manœuvre de coulisse, accepter loyalement que leurs militants puissent se trouver en minorité, à la seule condition que soit garanti leurs droits démocratiques. Les militant(e)s doivent respecter leurs mandats respectifs (syndicaux, associatifs, politiques), sans user de leur fonction à d’autres fins que celles pour lesquelles ils ont été élus. Réciproquement, les mouvements sociaux peuvent faire leur propre apprentissage du pluralisme en admettant que leurs membres puissent être aussi des militants de partis ou d’organisations politiques, à condition de respecter scrupuleusement la souveraineté des instances auxquelles ils participent. Il s’agit ni plus ni moins que de faire vivre une politique de l’opprimé, contre le danger de sa confiscation étatique et de sa dégradation plébiscitaire.
Avant de s’auto-dissoudre, la fondation Saint-Simon a consacré l’une de ses dernières notes aux « nouvelles radicalités ». Décrétant péremptoirement que l’utopie d’extrême-gauche s’est « à peu près vidée de son contenu démocratique », son auteur reconnaît malgré tout à cette gauche radicale le mérite de mettre l’accent sur « deux problèmes majeurs de la démocratie contemporaine » : « celui de la difficulté que rencontrent les régimes démocratiques à l’époque du déclin de l’Etat-providence dans sa version nationale », et celui « de la puissance constituante et collective de la démocratie ».
Ce n’est pas rien.
La question des rapports entre mouvements sociaux et représentation politique rejoint celle, inhérente à la critique du parlementarisme, des rapports entre démocratie directe et démocratie représentative. Les termes de cette controverse ont souvent été source de confusion plus que de clarification. À moins de concevoir, comme Aristote pour la cité grecque ou Rousseau pour la Corse, un espace démocratique mesuré de manière à permette l’assemblée fréquente du peuple citoyen sur la place publique et l’exercice permanent de son pouvoir constituant, la démocratie comporte toujours un certain degré de délégation et de représentation. Sous l’effet de la mondialisation et de la dilatation des espaces politiques, le danger de dépossession et de professionnalisation bureaucratique du pouvoir s’accentue. Il est enraciné dans les effets de la division du travail (non seulement sa division entre travail manuel et intellectuel, mais aussi sa division sexuelle), qu’il entretient en retour. Les défauts de la politique des partis sont la conséquence de cette tendance lourde à la bureaucratisation et non sa cause. La preuve en est que, s’il existe bel et bien des bureaucraties d’Etat et des appareils de partis, les bureaucraties et les appareils syndicaux ou associatifs, petits ou grands, n’en sont pas moins redoutables.
Dès le début du siècle et de l’institutionnalisation parlementaire, Roberto Michels soulignait les raisons pour lesquelles les organisations ouvrières sont particulièrement vulnérables aux phénomènes de monopole oligarchique et d’inertie gérontocratique : alors que la mobilité économique permet une circulation et un reclassement plus faciles des élites bourgeoises et de leur personnel dirigeant, la difficulté des classes populaires à produire leurs intellectuels organiques favorise en leur sein un fort conservatisme d’appareil.
Face à ces contradictions, inscrites dans la logique sociale des rapports de production, il n’est pas d’arme absolue. La seule solution, modeste et pourtant difficile, réside dans la vigilance organisée contre les privilèges sociaux ou moraux, dans les mesures tendant à limiter la professionnalisation des fonctions de représentation, le contrôle collectif des élus responsables de leurs mandats, autrement dit dans l’organisation systématique de contre-pouvoirs.
Dans cette perspective, la notion de démocratie participative, qui insiste sur le droit permanent de regard et d’intervention des citoyen(ne)s, permet d’éviter en partie les faux débats résultant de l’opposition simplifiée entre démocratie directe et représentative. Souvent citée en exemple ces derniers temps dans la presse de gauche, l’expérience de Porto Alegre-la-rouge et de son budget participatif est à cet égard éclairante. Capitale de l’Etat brésilien du Rio Grande do Sul, Porto Alegre est une grande ville portuaire de près d’un million et demi d’habitants. Depuis une douzaine d’années (trois mandats), elle est gérée par la gauche radicale majoritaire au sein du Parti des Travailleurs. Alors que d’autres expériences modérées (à Sao Paolo notamment) se sont achevées dans la confusion et la corruption après un seul mandat, il s’agit de la plus importante municipalité administrée durablement par ce parti.
L’expérience du « budget participatif » est pour beaucoup dans la légitimité dont jouit la majorité municipale. Pour l’actuel maire, Raoul Pont, “ le Budget participatif a démontré que la gestion démocratique et transparente des ressources est la meilleure façon d’éviter la corruption et le mauvais usage de l’argent public. Contrairement à ce que prétendent certaines visions technocratiques, la participation populaire aux décisions favorise des dépenses publiques utiles et efficaces pour la population ”.
Dès le début des années quatre-vingt, le Parti des Travailleurs alors dans l’opposition municipale, a lutté pour que les orientations du budget soient rendues publiques plusieurs mois avant leur adoption, afin qu’un collectif de citoyens ou un groupe de syndicats puissent proposer des modifications et des correctifs. Avec la conquête de la municipalité par le PT, a été institué un système de concertation entre le conseil municipal élu au suffrage universel et un Conseil du Budget participatif élu sur la base de seize comités de quartiers et de cinq commissions thématiques (développement urbain, santé, transports, éducation et culture, fiscalité). Deux fois par an, la municipalité impulse les réunions plénières de ces structures, auxquelles participent activement environ 50 000 personnes. Le Conseil issu de ces réunions est composé de deux conseillers élus dans chacun des seize quartiers, de deux conseillers élus dans les cinq structures thématiques, d’un représentant du syndicat des fonctionnaires municipaux et d’un représentant des associations d’habitants. L’exécutif municipal dispose de deux représentant(e)s sans droit de vote. Le mandat des conseillers est d’un an renouvelable une fois. Ils sont révocables à tout moment par le Forum des délégués de quartiers à une majorité qualifiée des deux tiers.
Le Conseil municipal a l’initiative de la proposition budgétaire que le Conseil du Budget a le pouvoir d’amender et de modifier. La municipalité ratifie le budget ainsi modifié. Tout se passe bien dans la mesure où il existe entre ces deux instances (où le PT est hégémonique) une convergence sur les objectifs et un consensus sur la légitimité de la procédure. Un conflit ouvert poserait un problème épineux : qui aurait le dernier mot, de la démocratie majoritaire, incarnée par le conseil municipal élu par plusieurs centaines de milliers d’électeurs, ou de la démocratie participative du Conseil du Budget, émanant d’une minorité active significative de quelques dizaines de milliers ? Il s’agit donc d’une forme instable de double pouvoir institutionnalisé, inséré dans un réseau de contraintes au niveau de l’Etat (du Rio Grande do Sul) comme de l’Etat fédéral.
L’élection en 1998 du candidat du PT au poste de gouverneur de l’Etat de Rio Grande do Sul a consolidé le rapport de forces. L’une de ses premières mesures a été de tenir sa promesse de généralisation du budget participatif à l’échelle de la province. Des assemblées populaires mobilisant 200 000 citoyen(ne)s se sont ainsi réunies dans 622 municipalités de l’Etat et dans les quartiers des grandes villes. Les frais de fonctionnement et de publicité de l’appareil gouvernemental ont été réduits de 80 %, essentiellement par suppression de privilèges. Un processus de “ Constituante scolaire ” de deux ans, réunissant toute la communauté scolaire, a été initié. Un système unique de santé publique en partenariat avec les municipalités est mis en place. Le succès de ces initiatives exaspère l’opposition de droite (majoritaire dans l’assemblée de l’Etat). Elle a essayé en vain d’obtenir la mise hors la loi du processus de démocratie participative.
Face à la suppression des subventions généreusement accordées par l’ancien gouverneur libéral, l’entreprise Ford a décidé de délocaliser sa production vers l’Etat plus accommodant de Bahia. Dans la mesure où son développement industriel est traditionnellement lié à un fort secteur agro-exportateur et où il est inséré au cœur du Mercosur, l’Etat du Rio Grande do Sul est particulièrement vulnérable aux politiques monétaristes du gouvernement fédéral et du Fonds monétaire international. L’avenir de ces expériences dépend bien évidemment de l’évolution des rapports de forces, non seulement au niveau de Porto Alegre ou de l’Etat, mais du Brésil tout entier, et au-delà.
La mondialisation capitaliste et la constitution d’ensembles économiques, juridiques, politiques régionaux bouleversent les conditions de l’intervention démocratique. À quelle échelle d’espace et de temps la souveraineté populaire peut-elle s’exercer aujourd’hui ? Son avenir passe probablement par une échelle mobile, par de nouvelles manières de nouer les temporalités sociales de l’urgence et du long terme, d’articuler les territoires et de distribuer les compétences. Il faudra pour cela se défaire de l’idéal désormais illusoire de concordance parfaite entre un pays, un peuple et un Etat. L’avenir est aux mélanges de peuples, aux Etats plurinationaux, aux combinaisons de rythmes et d’espaces nationaux, régionaux, continentaux et mondiaux [3].
Cette mutation risque de favoriser les pouvoirs économiques et judiciaires au détriment des légitimités démocratiques. Une nouvelle organisation politique des espaces et des temps exige au contraire un souci scrupuleux de la pluralité des acteurs exprimant non seulement des antagonismes sociaux, mais des différences de lieux et de durée entre lesquels il faut chercher des compromis et négocier des accords imparfaits. Dans une telle perspective, on pourrait fort bien imaginer la suppression du Sénat (assemblée éminemment anti-démocratique à l’avantage d’une caste notabiliaire) et son remplacement par une chambre de l’Egalité, représentant syndicats et associations. Un tel système tendrait à généraliser l’expérience brésilienne de double pouvoir institutionnel. On objectera qu’il est gros d’un danger corporatiste : chaque organisation défendant ses propres intérêts, nulle volonté générale ne saurait émerger de points de vue particuliers qui finissent par se neutraliser. C’est alors l’impuissance et la porte ouverte, sous prétexte d’efficacité, au substitutisme bureaucratique.
La situation inverse a aussi ses inconvénients : dans l’héritage de la Révolution française, les citoyens universels sont détachés de toute appartenance sociale ou professionnelle. Supposé entièrement dévoué à un intérêt général défini par d’autres, il devient en réalité une abstraction sans qualités. La formation d’une Chambre sociale permettrait au contraire de nouer la controverse entre des acteurs collectifs de la vie publique appelés à se multiplier. On retrouve alors le rôle irremplaçable des partis. Le seul moyen d’éviter qu’une telle assemblée se réduise à une coalition des corporatismes en tous genre, c’est que les partis y introduisent le point de vue général et y proposent des synthèses.
La délibération politique semble au contraire coincée aujourd’hui entre l’autorité du savant et celle du sondeur, entre le philosophe et le doxosophe, entre une vérité autoritaire et une opinion tyrannique, entre le despotisme du vrai et celui du nombre (du tirage ou de l’audimat). C’est pourtant dans la tension de leur entre-deux que s’inscrit l’action politique.
À mesure que l’espace public dépérit, l’expertise scientifique et technique prolifère, comme s’il s’agissait de placer la démocratie défaillante sous tutelle et garantie de la Science : « Le rapport de dépendance entre le spécialiste et le politique semble s’être inversé : le politique devient l’organe d’exécution d’une intelligentsia scientifique. Le politique ne conserve plus alors dans l’Etat technique qu’une activité de décision tout à fait fictive. Il serait tout au plus comme le bouche-trou d’une rationalisation encore imparfaite de la domination [4]. » Le recours à l’expertise, en droit comme en politique, est l’une des formes de cette inversion.
L’expertise n’a ni la même fiabilité ni le même statut selon son domaine d’exercice. La précision et la rigueur ne sont pas les mêmes en balistique, en résistance des matériaux, en histoire ou en psychiatrie ; dans des grands procès récents, les juges n’en ont pas moins cité les historiens à la barre pour transférer au jugement judiciaire l’assurance scientifique prêtée du jugement historique. L’expertise diffère également en fonction de ses destinataires, selon qu’il s’agit de concourir à une procédure judiciaire ou d’éclairer la délibération démocratique.
L’article 2 des Règles déontologiques de l’expertise judiciaire stipule que « l’expert est une personne expérimentée dans un art, une science, ou un métier inscrit sur des listes prévues par la loi ou les textes réglementaires, à qui le juge confie la mission de lui apporter les renseignements et avis d’ordre technique nécessaires à la solution d’un litige. » L’expertise n’en tend pas moins à promouvoir l’autorité des « experts en décisions ». Convoquée dans le champ de l’action politique, elle échappe aux procédures et aux modes de contrôle de sa discipline, perdant en distance ce qu’elle gagne en croyance [5]. S’ils sont par définition ceux qui savent, comment évaluer non l’expertise, mais les savoirs dont les experts se prévalent ? Qui expertisera les experts ? S’il suffit de savoir pour juger, l’expertise devient une forme déchue du jugement divin (l’exorcisme était à sa manière, une expertise théologique ?).
Nous n’entendons pas en récuser le rôle, mais en souligner les limites (en insistant sur le droit systématique à la contre-expertise) et rappeler que la décision finale revient à la représentation politique responsable. Il est à craindre en effet que cette responsabilité ne défausse sur la double autorité du juge et de l’expert : de même qu’une société qui n’est plus capable de s’enseigner incrimine son école, une société qui refuse les incertitudes du jugement politique prétend imposer le jugement judiciaire ou scientifique à tout ce qui la remet en question.
Le principe de précaution, loin de se confondre avec une recommandation de prudence conservatrice, met en relief l’importance de la décision politique aux prises avec l’incertitude des sciences. Si tel n’était pas le cas, remarque Bruno Latour, on ne verrait pas quel serait le rôle propre des politiques, si ce n’est de gérer docilement les décrets de la science. Agir dans l’obligation de faire la part du doute (comme dans le cas de la vache folle), découpler la procédure de décision politique du travail de recherche scientifique, éclairer l’une par l’autre, c’est engager une réorganisation de la vie publique à laquelle la démocratie comme les sciences ont tout à gagner.
Lucien Sève insiste de même sur le caractère consultatif du Comité national d’éthique. Le rôle de l’éthique en question est celui d’entremetteuse ou de médiatrice entre jugements scientifiques et jugements politiques, et de garde-fou à leur confusion. La fonction d’un tel comité, par définition transitoire, est d’abord pédagogique et propédeutique. Il est voué à « passer le relais au peuple français » pour ne pas se transformer en rouage inamovible non élu de l’appareil d’Etat. Sève s’inquiète notamment de la possible constitution d’une bioéthique savante professionnalisée, enseignée par des bioéthiciens de métier, à l’instar de la bioéthique américaine qui fut conçue dès l’origine comme une nouvelle discipline plutôt que comme une auxiliaire du débat public. Son but devrait être au contraire de mettre en circulation des connaissances « fondées sur une coopération mutuelle ». Le dialogue entre instances et acteurs devient alors décisif pour l’établissement d’une vérité à construire plutôt qu’à découvrir : une "vérité incertaine et toujours négociée, un devenir-vrai et des rapports de vérité.
La critique constructive de l’expertise renvoie ainsi aux défaillances de la démocratie dont se peuvent se nourrir ses abus de pouvoir : “ Chaque fois que l’on fait taire, au nom de la science, des intérêts, des exigences, des questions qui pourraient mettre à l’épreuve la pertinence d’une proposition, nous avons affaire à un double court-circuit : celui des exigences de la démocratie et celui de la mise en risque qui donne sa fiabilité au savoir. [6] ” Mais la démocratie est de plus en plus exposée au « despotisme doux » (pas toujours si doux en réalité) du marché d’opinions et du marché tout court. Pour la vivifier, il s’agit au contraire de pluraliser les sciences et les jugements, de multiplier les points de vue et les intervenants dans la controverse publique, d’animer un réseau de pouvoirs et de contre-pouvoirs, où les citoyens « construisent la signification politique de ce qui leur arrive, où les malades ne soient plus des patients au sens étymologique mais des acteurs de leur maladie, les drogués ou les alcooliques des victimes souffrantes mais aussi les protagonistes d’une culture de la consommation de drogue ou d’alcool. »Je soutiendrai donc, écrit Isabelle Stengers, que ce que nous appelons rationalité aussi bien que ce que nous appelons démocratie, progresse chaque fois que se constitue un collectif rassemblant des citoyens jugés jusque là incapables de faire valoir leurs intérêts, ou porteurs d’intérêts indignes d’être pris en compte [7].« La démocratie passe par ce souci de compliquer la vie de la cité en empêchant que ce qui aura été (provisoirement) jugé secondaire soit réduit au silence. »Il n’y aura pas de contrôle scientifique de la science", écrit Samuel Johsua [8]. C’est même l’une des raisons d’être de la démocratie politique : un tel contrôle n’est concevable qu’à partir de références et de points d’appui qui lui sont hétérogènes. On doit souhaiter une société dotée d’une culture scientifique de haut niveau et concevoir un système éducatif qui y contribue. Toutefois, la multiplication et la spécialisation des savoirs rendent désormais improbable l’idéal de l’honnête homme polyvalent des Lumières. L’équilibre démocratique optimal repose donc sur la capacité à multiplier les acteurs et à ralentir les procédures de décision. Car la démocratie est lente. Elle doit prendre le temps de l’information, de l’enquête, de la dispute contradictoire. Elle implique de nouveaux compromis et de nouveaux équilibres entre des temporalités désaccordées. C’est aussi pourquoi elle est soumise en permanence, sous la pression de l’urgence (médicale, militaire, humanitaire), à la tentation du court-circuit.
Le principe du débat démocratique n’est pas celui du débat scientifique ; on ne décide pas de la validité d’une théorie par un vote majoritaire. En politique, la part d’incertitude est irréductible. Puisque la politique n’est pas un métier comme celui de l’architecte, du boucher, ou du géomètre, lorsque les questions scientifiques sont constituées en question sociale, il faut supposer que la somme des incompétences individuelles constitue une compétence collective, au risque irréductible de l’erreur. À vouloir y échapper, on retombe dans la redoutable confusion du savoir et du pouvoir et dans les rêves inquiétants d’un despotisme scientifique éclairé. Car “ il n’existe pas d’instance méta-sociale, d’où la combinaison des espaces sociaux pourrait être pensée et dominée à coup sûr. [9] ”
L’exigence de Walter Benjamin, « que la politique prime désormais l’histoire » au lieu de se présenter sournoisement comme le simple accomplissement d’un destin historique, implique la reconnaissance de « la part non fatale du devenir », dans une tension permanente entre le sens du possible et celui du réel. La politique constitue alors un art du conflit, de la conjoncture, et du contretemps. A la différence des systèmes anti-démocratiques fermés sur eux-mêmes, qui “ sont des systèmes d’homogénéisation et de calculabilité intégrale, la “ démocratie à venir ” est, selon Derrida, le lieu d’une négociation et d’un compromis permanents entre le champ de forces qui existe réellement et l’ouverture à l’événement qui peut surgir. C’est en raison de cette tension que l’action politique est toujours stratégiques. On n’échappe pas au calcul. Il faut des votes, des majorités, des alliances et des règles, donc “ une perpétuelle négociation ” entre l’ouverture singulière à l’impossible et la technique du calcul démocratique. Cette négociation indispensable, “ c’est peut-être çà, la politique ! ” [10]
Mais ce que Derrida appelle négociation ne signifie pas seulement négocier le négociable. C’est aussi une négociation “ entre le négociable et le non négociable ”, entre l’inconditionnalité des principes et la conditionnalités des règles. C’est, dit-il, “ négocier tragiquement ”.
Résolument profane, cette politique organise la décroyance. Elle exige, selon la formule de Max Weber, de « se montrer à la hauteur du quotidien ». Elle implique aussi la « vie à découvert » invoquée par Merleau-Ponty. En politique, en démocratie, on est embarqué, tenu de « travailler pour l’incertain », sans le secours des grandes transcendances déchues.
« On prétend aujourd’hui, écrivait Chateaubriand en des temps de Restauration, que les systèmes sont épuisés, que l’on tourne sur soi en politique, que les caractères sont effacés, les esprits las ; qu’il n’y a rien à faire, rien à trouver, qu’aucun chemin ne se présente ; que l’espace est fermé ; sans doute, quand on reste à la même place, c’est le même cercle de l’horizon qui pèse sur la terre. Mais avancez, osez déchirer le voile qui vous enveloppe et regardez, si toutefois vous n’avez pas peur et n’aimez mieux fermer les yeux. » Ouvrir les yeux, ne pas plier, ne pas se résigner, ne pas se réconcilier avec les vainqueurs de toujours, ne pas contribuer à leur butin, résister malgré tout à l’irrésistible, c’est la condition nécessaire de toute société démocratique à venir.
Car “ celui qui est convaincu qu’il ne s’effondrera pas si le monde, jugé de son point de vue, est trop stupide ou trop mesquin pour mériter ce qu’il prétend lui offrir et qui reste néanmoins capable de dire “quand même”, celui-là seul à la vocation de politique ” [11].
Notes
1. Voir Charles Taylor, Le Monde du 15 mai 1995.
2. Dans Homo Aequalis, Louis Dumont voit en Marx l’héritier conséquent du libéralisme classique. La problématique de “ l’émancipation de chacun comme condition de l’émancipation de tous ” éclaire d’ailleurs l’opposition entre propriété individuelle et propriété privée que nous avons rencontrée à la fin du livre I du Capital.
3. J’ai développé ces questions, à propos de la mondialisation et de la construction européenne dans Le Pari mélancolique (Fayard 1997), Leur gauche et la nôtre (Albin Michel, 1998), Contes et légendes de la guerre éthique (Textuel, 1999)[D.B.].
4. Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, Paris, Denoël Gonthier, coll. Médiations, 1978.
5. Isabelle Stengers, La science et le pouvoir, Paris, La Découverte, 1997 ; voir aussi Bourcier et de Bonis, Les paradoxes de l’expertise, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998.
6. Isabelle Stengers, La science et le pouvoir, op.cit.
7. Ibid.
8. Samuel Johsua, Le marxisme, le progrès, les sciences : nouveaux regards sur la démocratie, fascicules polycopiés pour le cent cinquantième anniversaire du Manifeste communiste, édités par Espaces Marx (volume 9).
9. Samuel Johsua, article cité.
10. Jacques Derrida, « Politics and Friendship », in The Althusserian Legacy, Londres-New York, Verso, 1993.
11. Max Weber, Le savant et le politique, Paris, UGE, coll. 10-18.