Faut-il qu’un pouvoir soit impopulaire pour se barricader autant. C’est l’impression que donne le déploiement de sécurité autour du Palais du peuple, sur la place Tiananmen, où s’est ouvert, jeudi 8 novembre au matin, le 18e Congrès du Parti communiste chinois (PCC). Et ce n’est que la pointe de l’iceberg : une armée entière de sentinelles de la « stabilité » est partout à l’œuvre. Les suspects habituels ont été emmenés loin de la capitale. Les pétitionnaires de province sont, eux, assignés à résidence. Pour beaucoup, c’est une formalité. La confiance ne règne pas, c’est le moins qu’on puisse dire, entre le PCC et ses administrés.
Le Congrès, qui a lieu tous les cinq ans, ouvre une fenêtre sur un univers à part : le langage qu’on y tient est froid, déshumanisé. C’est une langue paralysée par des formulations autorisées, dont elle ne s’écarte jamais, comme si elle avançait sur un champ de mines : le consensus idéologique, au sommet du Parti, est fragile. Le rapport présenté par Hu Jintao, le 8 novembre au matin, est une variation minimale de celui qu’il a prononcé cinq années auparavant, lui-même quasi-reproduction de celui de son prédécesseur.
Le journaliste chinois Qian Gang décrypte ainsi le sens de ces discours successifs en s’attachant à l’emplacement, à la fréquence d’apparition et aux combinaisons entre elles des dix expressions-clés qui les structurent, comme « le maintien de la stabilité », la « construction sociale » ou « le socialisme aux caractéristiques chinoises ». Il a livré, le 8 novembre, sur le site de ChinaMediaProject, le laboratoire sur les médias chinois de l’université de Hongkong, ses observations sur le 18e Congrès : « Les forces conservatrices au sein du Parti sont encore très puissantes. » L’exercice est pour le moins abscons.
Ajouter à cela que le rituel communiste est toujours aussi désincarné, et le maître de cérémonie, l’actuel secrétaire général, particulièrement hiératique. Pour un consommateur chinois rompu aux méthodes des meilleures agences de publicité de la planète, ce degré zéro de la communication a quelque chose de pathétique et d’humiliant. Car autour de la citadelle du Parti a fleuri une société de plus en plus diversifiée, réactive, vivante, normale, pourrait-on dire. Où l’on parle beaucoup. Assez librement. De plus en plus fort.
Le premier Congrès de l’ère Weibo a magnifié ce contraste, ce fossé entre le soliloque du parti unique et la parole citoyenne. Weibo, le Twitter chinois, né en 2010, n’est qu’un microblog, dira-t-on, et c’est anecdotique. Faux. En Chine, il rassemble 300 millions d’usagers. Surtout, il permet d’échanger ce que l’on appelle des « Weibo longs », en fait des documents qui circulent sous format photo. On lit ainsi très confortablement des textes de toutes longueurs. Han Han, le blogueur le plus lu au monde, qui n’a jamais aimé les messages courts, distribue désormais ainsi ses pamphlets.
Récemment, l’une des tribunes libres qui a le plus circulé était signée de Li Chengpeng, un écrivain-blogueur dont la plume électronique compte 6,3 millions d’abonnés. Son texte portait sur les manifestations en octobre de la population de Ningbo contre un projet pétrochimique jugé dangereux pour la santé. C’est lyrique et politique : l’auteur parle de son enfance, de la vie, de la santé longtemps sacrifiée pour la grande cause de la construction nationale. Et puis d’un géant autiste, « incapable d’interagir avec la société, incapable de laisser la société l’aider ». L’écrivain brocarde « ce modèle chinois du pouvoir » qu’il juge « trop arrogant », et « plus il est arrogant, plus il est seul ». « N’ont-ils pas tout simplement oublié, au bout de soixante-trois ans, écrit-il au sujet du Parti communiste chinois arrivé au pouvoir en 1949, leur promesse de consulter le peuple sur les choses importantes ? »
Que fait le pouvoir-censeur, dira-t-on ? Il tolère ces débats qui le renseignent : le système de défense chinois vise essentiellement le « potentiel d’action collective » de ceux qui s’expriment sur les réseaux sociaux, et moins le degré de critique. Pourquoi, en outre, se priver d’une soupape ? Le texte de Li Chengpeng a eu un énorme succès, se diffusant instantanément auprès de centaines de milliers de personnes, sans doute des millions. Elles l’ont lu parce qu’il les touche, parle de ce qui leur importe. Et titiller le géant est toujours un acte de bravoure.
Ainsi s’est construite la République des tribuns du Net, une communauté de blogueurs, d’écrivains, d’universitaires, de journalistes, qui triomphent dans les cœurs, les âmes et les intelligences de la Chine ouverte. Une assourdissante conversation électronique est en train de noyer le monologue du pouvoir chinois, absent du marché des idées.
Cette déconnexion, dans le pays le plus connecté de la planète, est une défaite. Elle va s’amplifiant. Tocqueville l’avait prédite pour l’aristocratie française dans L’Ancien Régime et la Révolution, ce livre qui, dit-on, circule dans les premiers cercles du pouvoir chinois. La noblesse rouge ferait bien d’y réfléchir : « Une aristocratie dans sa vigueur ne mène pas seulement les affaires ; elle dirige encore les opinions, donne le ton aux écrivains et l’autorité aux idées. Au XVIIIe siècle, la noblesse française avait perdu cette partie de son empire ; son crédit avait suivi la fortune de son pouvoir : la place qu’elle avait occupée dans le gouvernement des esprits était vide, et les écrivains pouvaient s’y étendre à leur aise et la remplir seuls. »
Brice Pedroletti, correspondant du Monde à Pékin