On se souviendra sans doute du temps très doux de cette semaine lors du passage en force du mémorandum III. Sans transport en commun et sans taxis les trottoirs retrouvent leurs heures de gloire de jadis, de même que les axes routiers, car les embouteillages sont de retour. La grève générale est décrétée depuis hier, sauf qu’elle n’est pas vraiment générale. Les commerçants par exemple n’ont pas tous fermé leurs commerces, certaines écoles étaient en grève et d’autres non, et surtout, l’essentiel des employés (restants) du secteur privé sont au travail, n’ayant guère d’autre choix, rajoutant l’imbroglio à la terreur. Chez les banques aussi, certaines agences étaient fermées et d’autres pas, mais on apprend que sept centrales productrices d’électricité ont été mises à l’arrêt depuis ce matin (06/11). On manifeste depuis hier au centre-ville d’Athènes, tandis que d’autres manifestations ont lieu ailleurs en Grèce ou dans les quartiers de l’agglomération athénienne.
Nous sommes certes usés, et usés de tout, mais enfin, on peut penser (et espérer) que nous sommes aussi moins dupes qu’en juin. Pourtant, notre intelligence sociale déjà lyophilisée, se lézarde chaque jour davantage au point de se demander s’il n’est pas temps d’emprunter un autre chemin, qui plus est, dans l’urgence. Mais enfin, au moyen de quelles substances sociales… ainsi « rescapées » et néanmoins décisives, lors de l’inévitable recomposition du futur ? Difficile à prévoir. Notre univers immédiat se transforme rapidement. Je remarque par exemple que ces dernières semaines, les « métiers » de la crise s’installent et progressent dans tous nos quartiers. De plus en plus souvent, certains hommes et femmes récupèrent le contenu des bennes à ordures destiné au recyclage, bien avant le passage des camions appropriés, dont les conducteurs sont d’ailleurs en grève cette semaine. Le mémorandum et son acte III nous « transporte », il nous change alors la vie et sans retour. « On nous ramène soixante ans en arrière, c’est l’occupation, qu’ils suppriment tout pour en finir, nous mourons, c’est notre vie qui est usurpée… Dans la famille nous sommes tous au chômage. Prenons enfin les armes… Les salopards sont toujours en place, comme ce Georgiou, installé à la tête de l’office statistique du pays par les banques pour faire mijoter les chiffres. Parmi les politiciens certains quittent le pays, Giorgos Papandréou par exemple qui est fort bien payé à Harvard, ses ministres aussi quittent ou quitteront le pays, tantôt afin de rejoindre certaines universités américaines comme Anna Diamantopoulou, ou tantôt, se faisant embaucher au sein même du FMI, comme Papakonstantinou [ministre de l’Economie sous Papandréou – rumeur invérifiable pour le moment], nous les connaissons bien maintenant… » (reportage radiophonique sur Real-FM, 06/11).
Nos univers sociaux s’entrecroisent aussi sans pour autant obligatoirement dialoguer. Ce matin, certains manifestants issus du quartier, et à vrai dire peu nombreux, assez jeunes, et certainement déterminés, ont brièvement occupé la rue ainsi qu’une partie de la place centrale. Sur la terrasse du café d’en face (ses gérants viennent d’ailleurs de baisser le prix du café glacé de 2€10 à 1€60), certains retraités et clients habitués commentent l’instantané historique : « Ah voilà encore ces c…ards du gauchisme habituel, les cousins de Tsipras. Ils n’iront pas nous gouverner tout de même. Certes, nous vivons déjà sous le signe de la catastrophe mais il y a certaines limites à ne pas dépasser. Autour de cette table nous subissons tous ce même carnage. Nous avons perdu pratiquement la moitié de nos retraites, car à part Yannis, le… miraculé qui perçoit encore 1.400 euros par mois, nous autres, nous nous contentons d’un peu moins de 700 euros par mois. On s’en sort pourtant, et je ne pense pas que nos retraites baisseront davantage ». Autour d’une table voisine, une jeune femme et son compagnon, peut-être au chômage, observaient sans intervenir. Sans un seul mot, la jeune femme se leva brusquement pour rejoindre le cortège des manifestants. Après avoir échangé quelques mots avec eux, elle revint apporter un tract à son compagnon le regard triomphant. Les retraités ont également observé sans réagir non plus.
Histoires parallèles, destins désolidarisés, simples voisins de table et de palier social et générationnel. Deux mètres plus loin une femme la quarantaine passée, offrit un café à cet homme âgé connu de tout le quartier. Depuis plus d’un an, il incarne avec courage et finalement dignité, une figure parmi ces êtres des ombres que constituent nos mendiants résidentiels nouveaux, occasionnels ou pas. Cet homme n’est pas inconnu et de ce fait, il n’est pas complètement seul. La femme lui expliqua qu’il peut aussi compter sur elle et sur sa famille « pour trouver un plat chaud pendant que c’est encore possible… ». J’ai ensuite rencontré Pétros, un vieux commerçant. Il est en colère : « Ah, la Grèce est morte, c’est dans quinze ans qu’une certaine lumière réapparaitra je crois, et encore. Nos jeunes partent, ils quittent le pays. Ici on leur propose du travail pour deux cent euros par mois, ce n’est pas un avenir tout cela. Mais ailleurs, ils ne trouveront pas le paradis non plus. Costas, un jeune homme qui habite de l’autre côté de la place est venu me voir pour acheter une valise il y a six mois. Son père déjà, était un bon client depuis les années 1970. Costas est donc parti en Allemagne. Il a trouvé du travail, d’ailleurs facilement, sauf qu’il gagnait environ 30 euros par jour, disons au mieux, mille euros par mois. Il devait pourtant financer son loyer, six cent euros, un casse-tête. Ce n’était donc pas une vie à poursuivre, et en plus en Allemagne, loin d’ici, loin de sa famille, coupé de ses amis. Au bout de six mois il est donc revenu, il recherche un travail, n’importe quoi, et évidement, il habite chez ses parents. D’autres jeunes, disons plus chanceux, gagnent mieux leur vie hors de la Grèce, environ 1.600 euros par mois mais aux Pays Bas, eux certainement, ne reviendront plus jamais. La Grèce c’est terminé, il n’y a plus rien à faire… sauf… quitter l’euro et l’U.E., car désormais nous le savons, l’Europe signifie la mort, la nôtre. Les politiciens ne veulent pas comprendre, ils sont payés pour, puis sans doute, ils doivent être menacés en même temps car il ne faut pas changer de cap… ».
Inéluctablement, et à travers le nœud gordien des représentations collectives méta-mémorandaires, c’est déjà la ficelle de l’européisme qui se fragilise. Dimanche après-midi, lors d’une réunion publique initiée par le collectif « Stop euro – U.E. » proche de l’extrême gauche, le public était bien plus large que celui des habitués… historiques en pareilles circonstances. Est-ce déjà un signe ? Encore une fois, c’est difficile à prévoir. Quoi qu’il arrive ce même nœud gordien devient de plus en plus difficile à supporter. Le personnel politique mémorandiste le sait, et ce n’est pas par hasard qu’il est sous pression ces derniers jours, pour ne pas dire, sous le coup de la panique : « C’est la dernière fois que nous diminuons les salaires et les retraites », martèle Samaras se ridiculisant davantage. Après tout, pour lui aussi c’est bientôt la fin politique, car on sent que ce « gouvernement » aura rempli son contrat de sous-traitance, aussitôt le mémorandum III adopté, et très probablement, Samaras sera alors remplacé. Le problème demeure pourtant entier : par qui sera-t-il remplacé, et suivant quelle procédure ?
Assisterons-nous à la mise en place d’un « gouvernement technocrate », introduit par les Troïkans et soutenu par la coalition actuelle tripartite, ou sinon, il va falloir se remettre au verdict des urnes, comme le réclame depuis hier, Alexis Tsipras ? Afin de mobiliser les troupes et les mauvaises consciences, le scenario catastrophe reprend du service au ministère de l’Economie ou à Bruxelles. « C’est la dernière heure », titrait un journal hier, toujours présent au kiosque car à cause de la grève il n’y a pas de quotidiens ce mardi. Comme on le fait remarquer aussi du côté de la presse française « les bailleurs de fonds internationaux, UE et FMI, ont fait de l’adoption de ces mesures, ainsi que de celle du budget d’Etat de 2013, qui doit être voté dimanche, une condition sine qua non pour débloquer la prochaine tranche d’aide (31,2 milliards d’euros) des prêts consentis à la Grèce. Le ministre des Finances Yannis Stournaras a justifié le choix de la procédure d’urgence pour l’adoption de cette loi-cadre, en affirmant que la Grèce a besoin « du versement imminent de la tranche (du prêt) afin d’éviter une faillite désordonnée ». Répondant devant le parlement aux accusations du député de Gauche radicale Syriza, Panayiotis Lafazanis, qui a qualifié « de coup d’Etat » et « d’anticonstitutionnelle » la procédure adoptée, M. Stournaras a estimé qu’il n’y avait « pas de violation de la procédure parlementaire ». Le leader de gauche radicale, Alexis Tsipras, qui participait à la manifestation, a estimé que le gouvernement de coalition « ridiculisait » la constitution « en transformant le parlement en un club d’approbation des décrets de la troïka » UE-BCE-FMI ».
Mais en arrière fond de la procédure adoptée, effectivement anticonstitutionnelle, il y a notre survie immédiate. Politiquement parlant, nous sommes de plus en plus en colère et déterminés parait-il. Mon ami M. qui n’est pas au chômage, considère que « leur moment arrive pour bientôt. Je passe mon temps libre à lire Aristote ainsi que le texte de notre Constitution. Nul besoin d’être juriste pour en déduire l’essentiel. Elle est violée et ceci perdure depuis le temps du mémorandum I. J’attends patiemment, je veux savourer ce moment où quelqu’un enfin, se mettra à la tête d’un mouvement inspiré de l’article 120 [“L’usurpation, de quelque manière que ce soit, de la souveraineté populaire et des pouvoirs qui en découlent est poursuivie dès le rétablissement du pouvoir légitime, à partir duquel commence à courir la prescription de ce crime. L’observation de la Constitution est confiée au patriotisme des Hellènes, qui ont le droit et le devoir de résister par tous les moyens à quiconque entreprendrait son abolition par la violence.”] Le personnel politique, à l’image de la société depuis trente ans, n’est pas à la hauteur… »
En arrière fond, il y aussi la survie. Mon autre ami K., au chômage depuis deux ans, ne sort presque plus de chez lui, s’enfermant de plus en plus dans la spirale de l’impuissance. Je lui ai proposé une promenade sur le mont Hymette, il accepta avec plaisir. Une fois sur place, nous avons remarqué que des citoyens de tout âge pratiquaient la même promenade, sans doute aussi « grâce » au chômage. Enfin, un peu d’horizon, la baie devant nous s’offrant à notre regard, pourtant K. ne se sent plus tellement libre… son regard reste fixé ailleurs : « Mon épouse ira voir Alexandra, une de ses amies, elle dirige une agence de la Banque Nationale. Nous pensons hypothéquer notre appartement, pour bénéficier disons d’un emprunt et ainsi survivre deux à trois ans en attendant… » Dimanche, après la réunion initiée par le collectif « Stop euro – U.E. », j’ai voulu me faire une certaine idée de la sociabilité des quartiers sud et aisés de l’agglomération. Le contraste fut bien saisissant. Terrasses pleines, bistrots fréquentés, grosses cylindrées garées sur les trottoirs, le règne en somme de la… belle époque et de sa bulle. On dirait que pour certaines classes aisées rien ne change, en apparence en tout cas. Leur gestuelle, leur usage des mots ainsi que leur manière d’en habiller de la sorte le sens de leur univers, se situent désormais loin, très loin des nôtres.
Un autre monde, un autre pays dans un pays qui n’existe plus. Les autres habitants de la baronnie, ceux qui n’appartiennent pas à cette minorité et surtout, qui n’espèrent plus en appartenir un jour maintenant que le lifestyle redevient… enfin un luxe de classe, se rappelleront à l’occasion que les classes sociales n’ont pas été abolies par les inepties de la télé-réalité. Eh bien, chez ces déclassés nouveaux, c’est d’abord la haine qui devient le sentiment dominant. Il n’y a qu’à observer les regards furtivement croisés pour le comprendre. La haine vis-à-vis des possédants, la haine vis-à-vis des semblables, la haine vis-à-vis des immigrés par exemple, sans oublier les politiques bien entendu.
Heureusement qu’une société, même lyophilisée, ne se résume pas à un ulcère généralisé, accompagné d’une désintégration irréversible du tissu collectif. Nos médecins hospitaliers viennent d’instaurer par exemple, la journée d’accès libre à leurs services, une fois par semaine, pour les femmes et les hommes qui habitent ce pays et qui ne sont plus rattachés au système de Sécurité Sociale, et nous sommes presque un tiers de la population à connaitre ce sort. Ils passeront outre des directives du ministère (et de la Troïka), pour ainsi rester fidèles à leur serment et à l’aspect humain de leur mission. En réaction peut-être à ce geste des médecins hospitaliers, « nos » autorités politiques et… sanitaires de la seule santé des banques, viennent d’annoncer que désormais, les personnes dépourvus de protection sociale, peuvent se faire vacciner contre la grippe, aux dispensaires ou à certains hôpitaux « ce qui reste à préciser dans les prochains jours ». Mon ami M. n’y croit pas un seul mot en tout cas : « il ne faut pas s’y rendre. Leurs vaccins comportent aussi bien d’autres substances. Déjà que depuis hier nous sommes tous très fatigués, ils propagent de leur chimie dans l’air ou sinon ils utilisent des ultrasons afin de nous rendre amorphes maintenant que le moment de manifester se précise de nouveaux. Je n’ai plus aucune confiance aux autorités ».
Le petit garagiste du quartier ne dit pas autre chose à sa manière, depuis un moment ses positions se radicalisent : « Je n’ai plus aucune confiance en eux. Samaras est un laquais. Notre syndicat de petits patrons de la branche participe aux manifestations et pour une première fois dans notre histoire professionnelle, dans un récent communiqué, nos représentants affirment que seule une désolidarisation vis-à-vis de l’U.E., peut nous faire reprendre notre destin économique en main car sinon, les mesures du mémorandum répété et sans cesse renouvelé, signeront rapidement la mort de notre branche, du jamais vu. Les remèdes européens n’offrent plus aucun salut ».
Du jamais vu sans doute aussi, du côté du laboratoire allemand Merck, qui en ce 3 novembre, « a fait savoir par son directeur financier, Matthias Zachert, qu’il avait cessé de livrer l’anticancéreux Erbitux aux hôpitaux publics grecs en raison de factures impayées », la nouvelle a fait grand bruit en Grèce et certains médias en France ont eu le mérite de la reproduire, dont Marianne sur son site. C’est aussi cela le cannibalisme social, le mémorandum III en plus. La guerre contre les algorithmes sera effectivement longue et pénible…
Panagiotis Grigoriou