Nos existences se transforment chaque jour davantage au gré de « l’accomplissement mémorandaire » dont vraisemblablement la mise au point… est réglée à l’infini. Et ce n’est plus la normalité apparente d’une certaine sociabilité du centre-ville d’Athènes par exemple, qui dissimulera la concomitance ahurissante dans la décomposition des parures et celle, des parousies humaines. Visages décomposés, regards absents, petits et grands énervements, suspicion… panhéllenique et courbes de survie en compost, tel est l’essentiel de la vie quotidienne sous la première méta-démocratie officielle, inaugurée par l’Union Européenne et le FMI.
Du reste, la récente déclaration d’Angela Merkel depuis Berlin, lors de la visite du Premier ministre irlandais Enda Kenny en Allemagne (parfaitement ignorée des médias français), a été en revanche, largement soulignée et commentée par nos médias hier matin (02/11). « Un pays dont la dette dépasse 80% ou 90% du PIB, perd sa souveraineté et son indépendance » a déclaré Angela Merkel selon le communiqué officiel du gouvernement allemand (01/11), prônant par la même occasion « la nécessité d’adopter des mesures en faveur de la croissance ». On comprend d’ici-bas du fond de la Baronnie que la « gouvernance » par la dette, c’est-à-dire la spoliation, l’expropriation et l’extermination lente et « homéopathique » des peuples de la vieille Europe, doit être une priorité aux yeux des élites du pays de Goethe, de la Deutsche Bank Group, et des travailleurs allemands (aussi potentiellement et suffisamment) nouveaux pauvres. On comprendra par la même occasion que de nombreux pays seraient potentiellement dans la situation ainsi décrite par la chancelière de l’Europe Ultime (E.U. !), au vue en tout cas, de leurs dettes exprimées en ratio de leur PIB, un calcul déjà aberrant et irrationnel, mais passons. On croit savoir par ailleurs [1], que « la dette publique de la France a augmenté de 72,4 milliards d’euros au premier trimestre [2012] pour atteindre 1.789,4 milliards fin mars, soit 89,3 % du PIB, selon les statistiques publiées vendredi par l’Insee ».
Depuis Athènes, on entend déjà les salves… du canon du MES (mécanisme européen de stabilité) et de son… vaillant artilleur Klaus Regling. On l’entend déjà, le bruit est assourdissant. Choqués et suspendus à nos décompositions, nous nous accrochons aux rares bonnes nouvelles. Comme celle de l’acquittement du journaliste Costas Vaxevanis, il a publié comme on sait, une liste « Lagarde » remaniée, mais néanmoins significative, du moins quant au geste. Ensuite, la semaine prochaine sera de nouveau une semaine de grève. On vient d’apprendre aussi, que plusieurs volets de la réforme des retraites imposée par « nos » créanciers, seraient contraires à la Constitution, selon une décision (jeudi) du Conseil d’État à Athènes. Des dispositions, telles que l’augmentation de l’âge légal de la retraite à 67 ans ou la baisse des pensions de 5 à 10% par exemple, ont été jugées anticonstitutionnelles. La rue observe, et finalement elle fait preuve d’un certain courage face aux grandes et aux petites « fatalités ». Début novembre par exemple, c’est aussi le moment de la carte mensuelle, et les athéniens patientaient devant les guichets de la Régie des transports, derrière la Bibliothèque Nationale.
Un homme, visiblement excédé, sortit brusquement de la file d’attente pour aussitôt clamer son désarroi à un interlocuteur joint par téléphone : « C’est aberrant. Se mettre ainsi dans la file d’attente, finalement pour rien. Après-tout, je ne descends plus tellement souvent au centre-ville, je n’ai plus les moyens ». Mais tout n’est pas morose. Signe encourageant, certaines librairies du quartier de l’Académie demeurent fréquentées. Le secteur du livre est certes en crise, ceci-dit, il s’agit d’abord de l’ancienne offre pléthorique, qui désormais est remise en cause. « Je crois qu’il y a un recentrage autour de la qualité. Lorsque les gens arrivent encore à s’acheter un livre, ils recherchent, soit un essai très contemporain, soit de la littérature disons de qualité. Certains livres de philosophie ou d’économie par exemple, sont plus demandés qu’avant, les théories de Karl Polanyi par exemple », explique un libraire. Parmi les nouveautés de cette semaine, je distingue l’ouvrage de Marcel Gauchet : « L’Avènement de la démocratie, t. 3, A l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974 », puis, l’enquête du journaliste Dimitri Psaras : « Le livre noir de l’Aube dorée ». Je n’étais d’ailleurs pas le seul à acheter le livre de Psaras. Une étudiante et un retraité l’ont choisi au même moment, « nous n’avons plus le droit de ne pas savoir », s’exclama-t-elle la jeune femme. Qui dira le contraire ?
Ce n’est pourtant pas aussi évident pour de nombreux autres grecs. Le même jour j’ai rencontré Yannis D., médecin à la retraite, venu à Athènes depuis son île en mer Égée, une visite de courte durée, le temps juste, pour effectuer certains travaux de rénovation à son appartement athénien. Son fils, également médecin et sa belle-fille y habitaient encore il y a un an. Mais ils sont repartis sur leur île, car « à Athènes, c’est-à-dire au sein des hôpitaux de la capitale, les médecins se sont déjà transformés en galériens ». Yannis est pessimiste : « Notre île connait aussi la criminalité. Agressions, vols et cambriolages, voilà le nouveau quotidien depuis un pratiquement un an, et la police ne fait rien. C’est triste mais on dirait que sur place, nous attendons comme ailleurs, l’inauguration des locaux de l’Aube dorée… Nous nous nous adresserons je pense… à eux, et ils nous protégeront… » Costas, un voisin d’immeuble témoin de la scène, cachait mal sa colère. Nous avons indiqué… un certain remède au médecin atteint de sclérose… en histoire. Il fut alors question du livre de Psaras et de la vraie vie, autrement-dit, de la fascisation d’une partie des classes moyennes, alors facilitée par la déshumanisation et l’acculturation durant toutes ces années du « monstre doux », désormais sans masque. « Voyez-vous docteur, il y a le totalitarisme des usuriers, des banquiers et de l’U.E. qui nous est imposé d’en haut, puis, en ʻréactionʼ, celui des nazillons… en état de nature. Le jour où ils iront vous tabasser ou menacer vos enfants parce que supposons, vous désavouez publiquement leurs idées, vous verrez que c’est bien d’autre chose qu’il s’agit ».
Docteur Yannis n’a pas réagi à nos propos. A-t-il réellement compris ? C’est flagrant, la « koinè » des Grecs se fissure à son tour, on ne se comprend plus tout à fait. D’ailleurs, ce n’est même pas sûr qu’avant, nous nous comprenions davantage entre nous, mais passons. Les linguistes étrangers qui se passionneront bientôt des nos cadavres dotés de parole, relèveront sans doute cette éclosion des langues ou plutôt des « dialectes liturgiques » croisés. Car à part le vocabulaire imposé par les Troïkans et par leurs interprètes politiques et médiatiques locaux, on peut déjà faire la part des choses, entre le dialecte Syriziste, celui des Aubedoriens, par exemple et à titre tout à fait indicatif. Seul le Pasokisme est désormais socialement aphone et c’est tant mieux. Car politiquement, nous assistons à la mort du Pasok (ses anciens ministres sont en train de l’abandonner ces derniers jours), dans l’indifférence la plus totale. Seuls certains journalistes dramatisent encore ce néant plus qu’évident. Un graffiti, jouant sur les mots, illustre à sa manière cette transformation du Pasok en « Flicsok », signe tangible des temps mémorandaires. Sauf que nous n’avons plus envie d’en rire.
L’air du temps présent, amène aussi la suspicion et une certaine haine de classe. Rue de l’Académie jeudi dernier, un député de la majorité se rendant à pied au Parlement et absorbé par son appel téléphonique, s’est arrêté un moment devant un passage piéton. « Tu sais bien mon vieux, notre ami Théophilos s’est retiré des affaires, il a tellement gagné d’argent ces dernières années, c’est largement suffisant pour le faire vivre, lui et ses enfants. La situation actuelle est disons délicate, il ne veut plus être exposé tu vois ce que je veux dire. Il s’enfermera chez lui ou sinon il voyagera… » Nous autres piétons piétinés, avons été témoins de cet échange malgré nous, non sans une certaine stupeur. Les regards se sont alors tournés vers le député bavard. Le malaise devint d’un coup palpable à tort ou à raison finalement peu importe. Soudainement, le député a compris qu’il était « entouré » d’un échantillon assez représentatif du bas peuple : un mendiant, le… blogueur inconnu, une femme employée au café d’en face, et un retraité. Ce dernier a d’ailleurs murmuré une seule phrase : « Vêpres Siciliennes, il faut en arriver là ». La culture historique du député demeurant un mystère, il a néanmoins réalisé qu’il s’est montré imprudemment bavard, surtout en dehors des cercles habituels. Aussitôt écourté sa communication, il a vite accéléré le pas. Temps de crise, temps dangereux.
Place de Constitution, devant le Parlement, je suis tombé sur les manifestants policiers, pompiers, et militaires du 1er Novembre. D’autres policiers étaient postés comme d’habitude autour du bâtiment le bâtiment, mais « gentiment ». Des militaires à la retraite aussi réunis près du Musée de la guerre, s’apprêtèrent à joindre à leur tour les autres manifestants. Bien qu’interrogés par certains journalistes, ils n’avaient pas le verbe facile, on peut aussi comprendre. Au centre-ville également, sur une affiche désormais familière des habitués des lieux, celle du « Plan B » (abandon de l’euro), quelqu’un a collé une autre affichette : « Projection du film ʻCésar doit mourirʼ des frères Taviani ». Un passant a cru en saisir le sens de cette fusion : « Ah oui… c’est un vrai Plan B, tuer César mais alors lequel ? », pas de réponse. Une autre affichette, vante les mérites des « véritables arts martiaux indispensables ». La décomposition c’est aussi un moment historique où le grotesque rencontre l’aporie. On peut finalement en rire si possible et profiter par la même occasion de ce rare moment d’existentialisme suspendu, c’est selon. Sauf que nous risquons notre propre chute, à défaut de celle du… du faucon noir.
Nos préoccupations ne sont pas toutes liées à la philosophie, ni à la lutte. Ainsi la nouvelle « version » des factures d’électricité comportent désormais l’avertissement suivant : « Interruption probable du service – taxe impayée ». Les Tribunaux ont pourtant interdit cette pratique. « Je ne peux plus payer cette taxe, mais alors, nous serons privés d’électricité en plein hiver, c’est une forme supplémentaire de chantage », expliquait hier un ami chômeur. D’autres amis ne se poseront plus cette question. Nous nous sommes rendus chez eux pour une dernière fois ce matin. Sans travail, ils quittent Athènes. Le déménageur qui est aussi un de leurs amis, transportera leurs meubles et affaires à la maison familiale au village, loin d’Athènes. Eux, ils émigreront en Belgique, ils ont déjà de la famille à Bruxelles. « Nous finirons par trouver un travail… » L’appartement, les retrouvailles, la sociabilité, les amitiés, tout en décomposition.
Ce samedi matin sur la chaîne de télévision Mega, Chrysohoidis, un ancien ministre pasokien, s’est dit prêt à contribuer « à la création d’un nouveau grand parti pro-européen, afin de créer une dynamique qui conduira le pays de nouveau vers la croissance mais dans un cadre européen, plus nécessaire que jamais ». « Finissons avec le gouvernement des Zombies », peut-on lire sur la couverture du mensuel de gauche Unfollow ce novembre. Notre hebdomadaire satyrique To Pontiki, caricature la Troïka de l’intérieur (le gouvernement) de la même manière. A l’image de Chrysohoidis, le personnel politique du monde imaginaire pro-européen est essentiellement issu de cet univers mort-vivant. Décompositions là aussi mais aussi recompositions en marche forcée. Jusqu’à quand ? Dimanche (04/11), le mouvement « Stop euro, contre l’euro et contre l’Union Européenne », organise un débat autour du thème : « Quelle vie hors de l’euro et hors de l’U.E. ? », preuve que la recomposition peut aussi se concevoir autrement que dans l’euro-prison des peuples spoliés et soumis. On y arrivera tôt ou tard semble-t-il, certes, sans nos amis, qui n’ont guère d’autre choix que… Bruxelles.
Panagiotis Grigoriou