Au moins 300 travailleuses et travailleurs, selon les dernières estimations, ont trouvé la mort à Karachi (la métropole industrielle au sud du Pakistan) dans l’incendie de leur usine de confection Ali Enterprises qui produit pour l’exportation. Ils étaient un millier dans ce bâtiment de quatre étages, souvent des jeunes femmes, qui ne possédait qu’une sortie accessible. Bien des victimes sont mortes de suffocation, bloquées dans les sous-sols. D’autres ont été grièvement blessées après avoir sauté dans le vide pour échapper aux flammes. Le même jour, 25 salarié.e.s ont été tués lors d’un autre incendie – celui d’une usine de chaussure – à Lahore, dans le centre du pays. L’identification des victimes s’avère difficile, nombre d’entre elles étant des contractuels non déclarés, embauchés par des sous-traitants. Il faut ajouter que l’entreprise de confection elle-même n’avait pas d’existence légale [1].
Comme c’est souvent le cas, aucune mesure de sécurité n’avait été respectée par des patrons pour qui seul compte le profit : fenêtres munies de barreaux, sorties de secours inexistantes ou verrouillées, pas ou peu d’extincteurs, portes et escaliers bloqués par des ballots de marchandises, produits hautement inflammables dans tous les coins, entassement du personnel… Les incendies sont monnaie courante dans ces usines, mais aucune autorité ne s’en inquiète… jusqu’à la tragédie.
Pour Nasir Mansoor, secrétaire général de la fédération syndicale nationale (National Trade Union Federation, NTUF), au Pakistan « les travailleurs et travailleuses sont plus traités comme des esclaves que comme des êtres humains » [2]. Lors d’une manifestation de rue organisée le 12 septembre, la NTUF a exigé une stricte inspection des usines en coordination avec les organismes représentant les salarié.e.s, l’enregistrement de tous les établissements industriels sous le Factories Act, l’application effective des lois sur la santé et la sécurité, l’abolition du système des contrats, l’émission de lettre d’embauche à toutes et tous au moment de leur embauche et leur inscription aux systèmes de protection sociale [3].
Qu’importe aux yeux des possédants la vie d’un travailleur ? Comme l’a fait amèrement remarquer Farooq Tariq, du Parti du Travail (LPP), si des membres de l’élite étaient ainsi morts, le gouvernement aurait décrété une journée de deuil national. Asif Zardari, président du Pakistan et coprésident du parti au pouvoir (le PPP) s’est contenté de faire une très brève visite à l’hôpital de Lahore où se trouvent des victimes de l’incendie de l’entreprise de chaussure, à l’usine et aux familles. Il s’en est allé après avoir promis quelques compensations, et avoir, selon la presse, donné des fleurs aux cinq blessés hospitalisés.
La tragédie est devenue prétexte à un pingpong polémique entre deux partis élitistes en compétition, chacun accusant l’autre de négligence : le Parti du peuple (PPP) qui gouverne la province du Pendjab (où se trouve l’usine de chaussure incendiée) et la Ligue musulmane de Nawaz Sharif (PLM-N) au Sind (où se trouve l’entreprise de confection). En vérité, ni dans une province ni dans l’autre, l’inspection des entreprises n’a été autorisée. De telles inspections avaient été interdites sous la dictature Musharaff et cette interdiction n’a été formellement levée au Pendjab (pas au Sind) qu’après la mort de 27 salarié.es, le 4 janvier 2012, dans une entreprise pharmaceutique de Lahore. Cependant, la levée de l’interdiction ne signifiait pas autorisation… [4].
Inculpés (comment l’éviter ?), les patrons criminels ont aussitôt été libérés sous caution. Ils ont été chercher refuge à Larkana bench, la ville natale de la famille Bhutto qui dirige le PPP et, aujourd’hui, le pays. L’injustice de classe est flagrante quand on sait que, pour avoir défendu les droits des ouvriers des métiers à tisser, des dirigeants syndicalistes de Faisalabad ont été condamnés chacun à 99 années de prison au nom des lois antiterroristes. « Pas une seule personne, note Farooq, n’a reconnu avoir une quelconque responsabilité dans cette grande tragédie ; pas un ministre, pas un conseiller, pas un fonctionnaire n’ont démissionné. Voici qui illustre l’effondrement moral complet de la classe dirigeante au Pakistan » [5].
La colère populaire est grande. Diverses fédérations syndicales, notamment, ont appelé à faire du samedi 15 septembre une « journée noire », ainsi que des partis : Awami Party Pakistan (APP), Workers Party Pakistan (WPP), Pakistan Peoples Party (PPP Shaheed Bhutto). A Lahore, cet appel a été lancé lors d’une conférence de presse tenue le 13 septembre au Club de la presse.
Le jour dit, le 15 septembre, dans le grand centre textile de Faisalabad, la plupart des entreprises ont été fermées pour cause de grève. Des manifestations unitaires, regroupant syndicats et partis de gauche, ont notamment eu lieu à Islamabad, Lahore, Hyderabad, Karachi…
Sur le plan international, la fédération IndustriALL Global Union (IGU) et LabourStart ont immédiatement organisé une campagne de protestation. Ils se sont joint « aux syndicats pakistanais [6] pour exiger une compensation salariale du gouvernement de cinq millions de roupies (53.000 USD) pour les familles des travailleurs qui ont été tués, et deux millions de roupies (21.000 USD) pour les travailleurs blessés et le maintien des salaires des ouvriers. Les syndicats demandent également au gouvernement de faire arrêter les employeurs et de les inculper d’assassinat. Ils réclament des sanctions à l’encontre du Ministère du Travail et les autorités gouvernementales qui ont échoué à assurer la sécurité et la santé de ces travailleurs. » Une pétition est ouverte en ligne pour soutenir ces exigences [7]
Dans une lettre adressée au Premier Ministre du Pakistan, Jyrki Raina, secrétaire général de l’IGU a écrit : « La politique [adoptée en] 2010 sur le Travail a parmi ses objectifs ce qui suit : la garantie à tous les travailleurs/euses de condition de travail justes et humaines. Nombreux sont celles et ceux qui aimeraient beaucoup de voir ceci finalement appliqué aux travailleurs du textile, habillement et cuir qui représente 30% des salariés du pays et qui subissent les conditions de travail les plus inhumaines ». [8]
Le mouvement ouvrier et les partis de gauche regroupent leurs forces pour que les coupables patronaux n’échappent pas à la justice et que des mesures de sécurité soient enfin imposées aux industriels. Ainsi à Karachi – là où l’incendie le plus meurtrier a eu lieu – un nouveau mouvement a été constitué : le Mouvement pour les droits des travailleurs/euses (Workers Right Movement, WRM). A cette fin se sont réunis le 22 septembre plus de 70 représentants de fédérations syndicales, de sections syndicales d’entreprises, d’organismes territoriaux opérant dans les zones industrielles, de partis de gauche, d’organisations de jeunes, d’étudiants, de femmes, de travailleurs sociaux, et des droits humains, ainsi que des individus. [9] Un rassemblement est annoncé pour le 29 septembre.
Il n’y a évidemment pas qu’au Pakistan que de tels drames se produisent. Le 10 mai 1993, la Thaïlande avait connu l’un de ses pires incendies industriels. Il avait détruit l’usine de jouet Kader, laissant 188 morts et plus de 500 blessés, des victimes restant handicapées à vie (paralysés pour certaines) après avoir sauté des deuxième, troisième et quatrième étages du bâtiment. Asian Food Worker, le bulletin de l’IUF Asie Pacifique [10], décrit ainsi les conditions de travail dans cette entreprise, qui rappellent trait pour trait celles du Pakistan : « Portes de sortie bloquées, conception inadéquate des locaux, absence presque totale d’équipements de sécurité… , salaires minimums pour norme, heures supplémentaires obligatoires, travail se poursuivant souvent tard dans la nuit, manque de sanitaires… » [11]
Selon cet article publié le 18 juillet 2007 par le secrétariat Asie-Pacific de l’IUF-UITA, par le biais d’un réseau assez compliqué d’entreprises et de liens familiaux, le Group Charoen Pokphand (CP) – une importante transnationale – possédait alors à 80% l’usine de jouets Kader. Après d’intenses mobilisations, il avait ainsi dû payer des indemnités aux victimes de l’incendie et à leurs familles. Le gouvernement thaïlandais avait dû pour sa part s’engager à renforcer la régulation en matière de santé et de sécurité . Dix ans plus tard, cependant, rien n’avait changé. Ce qui n’a pas empêché le groupe CP de participer en 2003 à une conférence en Suède intitulée « Droits humains et relations économiques ». Sans honte aucune. [12] [13]
Ces tragédies révèlent l’extrême mépris avec lequel les classes dominantes traitent dans ces pays les gens du peuple ; mais c’était aussi le cas en Europe avant que les luttes ouvrières n’imposent des protections sociales et une modification des cultures. Cependant, même en France, le mépris profond du capital pour la vie des salarié.e.s continue à se manifester en bien des occasions : scandales de l’amiante, du nucléaire (conditions de travail de la sous-traitance…), des entreprises pharmaceutiques qui vendent des médicaments dangereux tant qu’ils ne sont pas interdits par la loi… Scandale des logements insalubres avec leurs incendies eux aussi meurtriers… Voilà bien une question sur laquelle le mouvement ouvrier international se doit d’agir avec encore plus de force.
Pierre Rousset
* Une bonne nouvelle cependant : après une longue campagne de solidarité à laquelle nous avons participé, notre camarade du LPP Baba Jan a été libéré sous caution. Incarcéré au nom des lois antiterroriste, il a été torturé à plusieurs reprises par les services de sécurités et l’on a pu craindre pour sa vie.