Refusant d’être contraints d’apprendre la langue des oppresseurs blancs, l’afrikaans, les lycéens sud-africains défilent dans les rues de Soweto, le 16 juin 1976. Ils s’affrontent à la police, qui tente de stopper la marche, mais, face à leur détermination, elle ouvre le feu et abat des manifestants. Dès lors, la protestation se transforme en révolte. Le régime d’apartheid se retrouve alors lui-même confronté à sa crise la plus profonde depuis le massacre de Sharpeville, en 1961.
Les premiers signes d’un renouveau du militantisme noir apparaissent au début des années 1970, lorsque des étudiants lancent le Mouvement de la conscience noire. Les organisations qui le constituent - la Convention des peuples noirs (BPC) et l’Organisation des étudiants (Saso) - insistent sur la fierté noire et sur la confiance des Noirs en eux-mêmes. Ils rejettent les alliances avec les Blancs libéraux. Leur slogan ? « Homme noir, tu ne peux compter que sur toi-même. »
Le premier signe réel de la confiance noire, après les terribles défaites du début des années 1960, arrive en 1973, lorsque 100 000 travailleurs noirs se mettent en grève à Durban afin d’obtenir de meilleurs salaires. Cette explosion spontanée de grèves de masse prend les patrons et l’État par surprise. Ils reculent : le droit de grève est concédé aux Noirs en 1973 et les augmentations salariales sont garanties.
La révolte de Soweto est également en relation directe avec la guerre en Angola. L’effondrement de l’empire colonial en Afrique, consécutif à la Révolution portugaise de 1974, plonge l’Angola et le Mozambique dans la guerre civile. Début 1976, l’armée sud-africaine décide d’envahir l’Angola, afin d’empêcher l’aile gauche du Mouvement populaire de libération de l’Angola (MPLA) de l’emporter. Mais les troupes d’invasion sont mises en échec. C’est l’humiliation : la machine de guerre africaine la plus puissante au sud du Sahara a été battue par des combattants noirs. La nouvelle de la défaite de l’Afrique du Sud se répand comme une traînée de poudre. Des témoins racontent comment, au Cap, des foules noires envahissent les hôtels mixtes - seuls lieux où ils pouvaient regarder la télévision - pour voir les informations et applaudir les reportages relatant les pertes sud-africaines. La victoire du MPLA en Angola donne corps à l’idée, parmi les Noirs sud-africains, qu’il est désormais possible de battre les dirigeants blancs.
Ghettos noirs
D’autres questions conduisent à la révolte de Soweto. En 1976, l’Afrique du Sud connaît une année de récession. Le chômage augmente, en particulier parmi les travailleurs noirs de l’industrie. Soweto, ville noire d’environ deux millions d’habitants, manque des principales infrastructures : 86 % des habitations n’ont pas l’électricité, 93 % n’ont ni douche, ni bain. Début 1976, le chômage atteint 56 % dans la ville. L’apartheid amène le gouvernement à dépenser, en 1973-1974, dix-sept fois plus d’argent pour l’éducation d’un enfant blanc que pour celle d’un enfant noir. Les jeunes Noirs n’ont, pour toute perspective, que chômage ou salaires d’esclave. Alors, devoir apprendre la langue des oppresseurs, l’afrikaans, c’est trop. À la fin 1975 et au début 1976, les étudiants des écoles de Soweto se rencontrent et organisent une action contre l’enseignement de l’afrikaans.
Ils rassemblent le conseil représentatif des élèves de Soweto. Les étudiants organisent une manifestation le 16 juin. Quand la police ouvre le feu sur la manifestation, elle déclenche une vague d’émeutes qui s’étend, pendant dix-huit mois, à tous les townships noirs.
La rébellion est l’œuvre des jeunes de ces ghettos noirs. Fin août et mi-septembre, ils appellent et organisent deux grèves massives de solidarité dans les régions où le mouvement de la jeunesse est le plus fort. Ils organisent des manifestations, des sit-in, des boycotts d’écoles et de bus et, dans les townships, les jeunes bataillent en permanence contre la police. Le mouvement rejette la direction de la classe moyenne noire, en particulier ceux qui se sont engagés dans la gestion des townships - l’administration des bantoustans, corrompue, est connue pour être un important collaborateur de l’apartheid.
La colère du mouvement ne se dirige pas seulement contre l’administration des bantoustans, mais aussi contre les organes de collaboration noirs. Le Parlement fantoche du bantoustan Bophuthatswana est brûlé. Les feux de la révolte brûlent pendant plus d’un an. La jeunesse renverse le conseil qui dirige Soweto en juin 1977. Malgré cela, le régime reprend la main et réprime : avec 700 morts recensés, des détentions massives, l’élimination d’octobre 1977 détruit la colonne vertébrale du Mouvement de la conscience noire. Le leader du Mouvement, Steve Biko, est assassiné par la police. Les conflits au sein même du mouvement anti-apartheid dans les townships parachèvent la défaite. Deux principaux courants émergent : les jeunes militants noirs qui veulent le pouvoir noir immédiatement ; et ceux qui se retrouvent autour de l’Association des parents noirs (BPA), à Soweto, courant formé en juin 1976 ayant le soutien de l’ANC et rassemblant des groupes de toutes sortes (Saso, BPC et organisations plus « modérées »).
Répression
La BPA est liée au conseil collabo des bantoustans et à des capitalistes sud-africains, comme Anton Rupert et Harry Oppenheimer, qui se sont opposés à la participation des Noirs au gouvernement national. Il n’est pas surprenant que des affrontements éclatent entre la jeunesse et le BPA, particulièrement lors de l’organisation d’une manifestation tardive pour protester contre la répression sauvage des autorités. La BPA veut retarder la manifestation contre le quartier général de la police mais, finalement, la jeunesse l’emporte. En fin de compte, sa direction emprisonnée, la BPA est détruite. Bien que Rupert et Oppenheimer envisagent de donner des droits politiques limités aux Noirs, la plupart des capitalistes sud-africains, dans les années 1970, ont besoin de l’apartheid et de la répression qui va avec.
Le soulèvement de Soweto a mis la destruction de l’apartheid à l’ordre du jour. Il a ébranlé les fondations d’un des régimes les plus répressifs au monde. Mais la rébellion avait ses limites. Les jeunes Noirs au chômage et les lycéens n’avaient pas le pouvoir de détruire l’apartheid. Ce pouvoir résidait dans la classe ouvrière noire, qui ne prit pas la tête du soulèvement de Soweto. La révolte de 1976 a laissé une marque indélébile. Il devenait clair, pour les autorités, que la classe ouvrière urbaine noire ne pouvait pas être ce qu’elles souhaitaient, c’est-à-dire des « personnes en séjour temporaire dans l’Afrique du Sud blanche », qu’on pourrait renvoyer dans les prétendues homelands (« bantoustans »), mais qu’elles allaient rester et se battre. La répression n’a fourni au régime qu’un répit temporaire. En deux ans, la classe ouvrière noire a pris une place centrale et, à la fin des années 1980, elle a mis à genoux l’État d’apartheid, forcé à négocier un accord politique avec la majorité noire. Soweto a été le début de la fin de l’apartheid.