Voilà maintenant plus de 6 ans que Québec solidaire a été fondé. Et depuis lors, ce parti a plutôt bien joué ses cartes : il compte aujourd’hui près de 10 000 membres, il a réussi à occuper une place enviable sur la scène sociale et politique du Québec et il est parvenu à faire élire un député charismatique dont on ne cesse d’entendre parler. On peut s’étonner dès lors que Québec solidaire n’arrive pas à percer plus dans les sondages, restant vaille que vaille, autour des 10%, et sans grande chance d’obtenir plus qu’une petite poignée de députés aux prochaines élections. À l’heure où les instances de QS se penchent sur les nouvelles propositions d’alliances progressistes, peut-être est-il bon de mettre en lumière quelques éléments de fond qui peuvent rendre compte de cette situation. Manière, en ce début d’été de réfléchir à certaines pistes de solutions possibles.
Les obstacles objectifs
Il faut bien sûr partir des obstacles objectifs qui se dressent devant ce parti. Car pour Québec Solidaire (parti de gauche, aux aspirations indépendantistes, féministes, altermondialistes et écologistes), ils sont loin d’être négligeables. Et en saisir la portée exacte, c’est mesurer l’ampleur de la tâche à laquelle Québec solidaire s’est attelé ainsi d’ailleurs que la grandeur des idéaux pour lesquels il se se bat. On peut néanmoins dégager au moins trois types d’obstacles qui en freinent la mise en route : des barrières institutionnelles et culturelles majeures ; une difficile re-configuration des forces sociales et politiques ; une crise économique latente.
1) Des barrières institutionnelles et culturelles majeures
La première de celle-ci tient au mode de scrutin uninominal à un tour, très peu proportionnel et favorisant surtout les deux partis le plus importants (Parti libéral et Parti québécois). La seconde renvoie à la question du monopole médiatique qui fait que 2 grandes familles d’oligarques québécois (Desmarais et Péladeau) contrôlent la plupart des médias et font pression à la baisse sur les autres comme Radio Canada et Le Devoir. Ils peuvent ainsi —via l’omniprésence d’une pensée unique et l’utilisation manipulatrice des sondages — pousser l’opinion publique vers la droite. La troisième touche à la question de l’existence d’une hégémonie idéologique néolibérale forte et d’une droite dure et décomplexée (Harper\Charest) qui se trouve (ou s’est trouvée récemment) au gouvernement dans nombre de pays, plaçant les forces de gauches et la société civile d’en bas sur la défensive.
2) La difficile re-configuration des forces sociales et politiques opposées au néolibéralisme
Au Québec, cette re-configuration prend la forme d’un difficile arrachement de l’électorat au Parti québécois et à la nostalgie qu’il évoque ; lui qui a représenté pendant près de 30 ans tout à la fois l’espoir de bâtir un pays, et une époque faste où l’État développait d’importantes politiques sociales. Mais aujourd’hui, cette période est derrière nous et ce parti n’est plus que l’ombre de lui-même, ayant opté très clairement au milieu des années 80 pour le néolibéralisme et des politiques du tout au marché. D’où les déchirements intérieurs de tant de citoyens ! Déchirements qu’on retrouve au niveau social, à propos des politiques de compromis et de collaboration que les mouvements sociaux et surtout le mouvement syndical ont fini par entériner avec l’État du Québec, et qui avec l’imposition systématique des recettes néolibérales apparaissent de moins en moins probantes. Il s’exprime donc une forte nostalgie vis-à-vis d’une période historique donnée et de « certaines façons de faire » que le PQ a certes symbolisées, mais qu’il a en même temps contribué à vider de leur substance. D’où la difficulté à s’en abstraire, à s’extirper d’un paradigme désuet, à en inventer d’autres ! D’où aussi la peur, non pas de la polarisation (il y en avait une au Québec entre souverainistes et fédéralistes), mais d’une nouvelle polarisation à laquelle personne n’est habitué et dont tant de commentateurs cherchent à travers leurs services de médiateurs à atténuer les côtés les plus dérangeants.
3) La crise économique latente
Même si elle n’a pas frappé (encore ?) fortement le Québec, les dangers qu’elle recèle et dont ont goûté certaines provinces (Ontario) ou pays voisins et puissants (USA et Europe), mettent bien en évidence le contexte difficile dans lequel l’ensemble des salariés se trouvent. Finissant par être synonyme de politiques d’austérité et de recul ou de luttes défensives pour le mouvement ouvrier et populaire (voir les fermetures d’usine, les attaques aux caisse de retraite des travailleurs, etc.) ; faisant flotter sur les conditions de vie des salariés une sorte de pessimisme ravageur.
Il reste qu’au niveau de ces 3 obstacles, on a affaire à des données objectives sur lesquelles on ne peut pas peser à très court terme, obligeant Québec solidaire à privilégier le travail sur le long terme. Qu’on songe par exemple à l’importance de la lutte pour le scrutin proportionnel. Ou à la possibilité de politiques anti-crises protégeant mieux les salariés, ou aux tentatives réalistes d’ébrécher le monopole médiatique en travaillant à la constitution de médias de masse alternatifs (TV, WEB, journaux, etc.).
Les obstacles subjectifs
Il y a cependant d’autres obstacles qui dépendent plus directement de Québec solidaire et sur lesquels il pourrait y avoir une plus grande prise sur le court terme. J’en vois 3 principaux :
a) Le parti de la rue, trop mis au second plan.
Formellement, et en particulier au niveau de son mode d’organisation, Québec solidaire est plus un « parti des urnes » qu’un « parti de la rue ». Sa matrice organisationnelle est pensée essentiellement à partir du comté, et pour bien des membres de Québec solidaire, l’implication militante se donne d’abord et avant tout durant les campagnes électorales. Bien sûr, de nombreux militants de Québec solidaire sont aussi membres de mouvements sociaux et donc se retrouvent dans la rue, bataillant dans diverses organisations sociales et syndicales. Mais c’est là la nuance, ils ont tendance à séparer leur militantisme social de leur militantisme politique, ne se situant pas de la même manière ici et là. D’où la difficulté à participer activement à la réorientation des luttes sociales et particulièrement syndicales (la peine à rompre avec cette nostalgie du passé !). L’expérience maoïste (d’intervention dans les syndicats du Québec au cours des années 70) ayant été vécue de manière traumatique par de nombreux militants de QS, beaucoup ont eu tendance à tordre le bâton dans l’autre sens : en se refusant à toute stratégie d’intervention pensée de manière collective. Au moment même où l’on en aurait tant besoin, car tout le monde s’entendra là-dessus : si Québec solidaire veut aller chercher de nouveaux alliés et appuis (et par conséquent de nouveaux votes), c’est d’abord du côté de ses alliés naturels, les mouvements sociaux d’origine populaire, qu’il les trouvera. À condition cependant que ce parti soit partie prenante de cette lutte des mouvements sociaux pour retrouver le chemin des conquêtes sociales.
b) La question de l’indépendance, pas assez centrale.
Abstraitement parlant, il n’y a pas grand chose à dire : Québec solidaire a pris le parti de la souveraineté et de l’indépendance, et son programme quant à la constituante est à plus d’un titre fort intéressant. Aussi le problème est-il ici plus dans la manière de défendre concrètement la question nationale, de prendre en compte au quotidien la question de l’indépendance en la reliant aux autres thématiques fortes du parti. Quand Françoise David répond à Pierre Dubuc qu’au Québec l’axe gauche/droite a pris le pas sur l’axe fédéralisme/souverainisme, elle a sans doute raison. Mais elle ne règle pas pour autant cette difficile question. Car le discours de Québec solidaire pourrait lier de manière beaucoup plus étroite, question sociale et question nationale, aborder de manière beaucoup plus substantielle la question nationale, en s’employant à montrer que dans le cas du Québec, chaque question sociale à son revers « indépendantiste », et que l’axe gauche/droite au Québec ne doit pas être abordé avant l’axe souverainiste/fédéraliste. Au contraire, l’un et l’autre doivent être résolus conjointement au sein d’une lutte unique, combinant d’une même mouvement, justice sociale et indépendance du Québec. Ceci permettrait d’ailleurs à Québec solidaire d’accélérer le départ de militants nationalistes en provenance du Parti québécois et de faciliter leur arrivée à Québec solidaire. Ceci permettrait aussi de relativiser des initiatives comme celle de Jean-Martin Aussant qui de toute évidence aurait pu et dû être beaucoup plus intéressé à rejoindre Québec solidaire.
c) La question des alliances, pas assez peaufinée.
C’est la question la plus sensible, et peut-être la moins claire. Car au sein de Québec solidaire, on oscille entre 2 positions diamétralement opposées et qui ne parviennent peut-être pas à tenir compte des possibles de la conjoncture concrète. L’une — officielle, résumée dans le texte signé par Françoise David et Amir Khadir du Devoir du 14 juin— se refuse à toute alliance avec le PQ . L’autre au contraire —ainsi que tente de le démonter le texte du Front pour une alliance des souverainistes progressistes— serait prête à envisager une ample alliance « mur à mur » (un genre de programme de gouvernement ?!) pour en finir avec le libéraux et permettre à Québec solidaire de peut-être ( ?) gagner au passage quelques députés en plus. Mais entre ces deux extrêmes, il ne semble y avoir aucune position intermédiaire, aucun espace au sein duquel on pourrait faire bouger les choses, la cartographie socio-politique du Québec.
Il y a pourtant dans ce débat incertain une bonne nouvelle : suite au changement de conjoncture dû à la rébellion printanière étudiante, il s’est développé un désir très fort, au sein de larges secteurs de la population, d’en finir avec les libéraux, et cela en favorisant coûte que coûte l’unité entre les forces oppositionnelles. Et ce désir d’unité s’exprime par une indéniable pression sur le PQ de Pauline Marois pour qu’il (ou qu’elle) mette de l’eau dans son vin. Car ne l’oublions pas, l’obstacle numéro 1 à une alliance possible entre progressistes provient d’abord du PQ qui jusqu’à ses difficultés des tous derniers mois (départ de députés, crise de leadership, etc.) n’aurait jamais songé à négocier quoique ce soit de ce genre.
En ce sens, pourquoi ne pas profiter de cette occasion (offerte par la conjoncture), en se montrant ouvert à cette initiative et à ce désir d’unité, sensible à cette demande d’en finir avec les libéraux et les politiques néolibérales qu’ils symbolisent ? Et pourquoi ne pas essayer, en se disant disposé à la discussion, de pousser le PQ, soit à s’enfermer dans son déni d’alliance (ce qui le discréditera un peu plus), soit à aborder des revendications fondamentales qui pourraient réellement faire avancer la cause de la gauche ? Par exemple, par le biais d’une plateforme commune sur laquelle on chercherait à s’entendre, en optant entre autres pour l’adoption du scrutin proportionnel, le maintien du gel des frais de scolarité puis la gratuité, le retrait de la loi 78, l’approbation d’une loi sur les mines plus musclée, le lancement de Pharma-Québec, etc. (la liste est longue !) Et là, il pourrait y avoir un vrai débat sur ce qui est important et qui, appliqué, ferait vraiment bouger les choses.
Et si, faute d’entente tangible sur le fond (ce qui reste l’hypothèse la plus probable), on arrivait au moins à orienter les discussions sur le possible partage conjoncturel de quelques comtés, permettant, d’une part de laisser le champ libre à certains candidats ou candidates de QS, et d’autres part de soutenir ailleurs des candidats progressistes (s’étant cependant engagés à défendre le scrutin proportionnel, le gel des droits, etc.), n’aurions nous pas fait un bout de chemin intéressant ? Un bout de chemin qui, sans mettre de côté ce que Québec solidaire défend comme programme, permettrait de renforcer substantiellement sa position ? À ce niveau, se camper dans des positions intransigeantes est souvent signe de faiblesse : Québec solidaire n’a plus à devoir se distinguer à tout prix du PQ (à insister sur ce qui le différencie) pour exister et faire sa place. Il l’a désormais acquise, et dans la conjoncture si particulière de ce printemps 2012, il aurait les moyens de faire beaucoup plus, de travailler efficacement à l’effritement de celui qui, au sein des forces « dites progressistes », reste évidemment son adversaire premier. Porté par la vague du printemps 2012, il peut gagner l’avantage sur lui, lui gruger nombre d’appuis et l’affaiblir politiquement, idéologiquement. À condition d’oser !
Saura-t-il avoir la souplesse et surtout l’ouverture nécessaire pour cela ? En somme, saura-t-il d’un même mouvement mettre l’accent sur la rue, l’indépendance et la recherche d’unité ?
Pierre Mouterde
PS : une des grandes forces du mouvement étudiant (et particulièrement de la CLASSE), ce printemps, a été de favoriser l’unité en faisant front commun autour de revendications minimums qui en même temps heurtaient de plein fouet les logiques néolibérales. C’est là la clef de leur succès, donnant naissance ainsi, à ce qui apparaît si nécessaire en cette période d’hégémonie néolibérale : une « rupture démocratique » riche à termes… de tant de possibles.