Je voudrais vous livre quelques réflexions sur la théorie politique de Marx issues d’une
relecture d’un texte célèbre, La guerre civile en France. Cette lecture sera un peu particulière,
puisque je vais lire ces pages « à la lumière » de textes antérieurs de Marx, antérieurs de près
de 30 ans à la Guerre civile en France, puisqu’il s’agit des textes publiés dans les Annales
franco-allemandes et de sa critique des § 261 à 313 des Principes de la philosophie du droit
de Hegel, couramment désigné de « Manuscrit de Kreuznach ». Pour commencer, je tiens
toutefois à préciser que lire le texte de 1871, dans lequel Marx tire le bilan de l’expérience de
la Commune de Paris, « à la lumière » des textes de 1843-44 ne signifie pas, à mes yeux, que
ces derniers livrent en quelque sorte la clé des premiers, ni l’inverse d’ailleurs. Il me semble
cependant que la similitude de certaines formulations entre des textes que plusieurs décennies
séparent indique que Marx se confronte à un type de questions comparables, ou, peut-être,
qu’il reprend à cette occasion, à nouveaux frais, des pistes déjà esquissées et laissées en
suspens. Pour préciser un peu le sens de mes formulations, il me faut ici avancer ma première
hypothèse de lecture. Son énoncé, sous sa forme la plus générale, est très simple :
l’expérience la Commune de Paris permet à Marx de « rejouer » les révolutions de 1848. Plus
précisément, il permet à Marx de reprendre, c’est-à-dire de rectifier, ou, pour être encore plus
précis, de reprendre le mouvement de rectification d’un certain nombre d’élaborations
formulées autour moment de 1848, je dis bien autour car il s’agit d’élaborations qui
chevauchent de part et d’autre le moment de 1848. Elles s’étendent disons des textes de 1843-
44 mentionnés auparavant jusqu’à ceux qui tirent le bilan de la défaite, à savoir les Luttes de
classes en France et le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, en passant bien sûr par les
textes emblématiques du moment révolutionnaire lui-même, à savoir le Manifeste
communiste, rédigé à son seuil, à ceux de la Nouvelle Gazette Rhénane, analyses et
interventions « à chaud » dans le cours des événements.
Arrivé à ce point, il me faut entrer un peu dans les détails. Marx, et Engels bien sûr, il
convient sous cet aspect de les associer étroitement, font partie de ce type historique essentiel
du 19e siècle appelé les « quarante-huitards », au même titre, pour n’en mentionner que
quelques uns Flaubert et Baudelaire, qu’ils n’ont pas connus, ou Wagner, Bakounine et
Lassalle, qu’ils ont bien connus et dont ils ont croisé le chemin à plusieurs reprises. Il ne
s’agit pas simplement d’un phénomène de génération, mais, plus profondément, d’une
certaine catégorie d’hommes (très peu de femmes en effet figurent dans les premières loges,
contrairement à la génération précédente de 1830) dont la trajectoire et l’expérience
biographiques portent la marque indélébile de l’événement qui a cassé en deux le siècle tout
entier et leur propre existence. Ainsi, même vers la fin de sa fin, malgré le caractère péjoratif
associé aux « vieilles barbes de 48 », c’est en tant que « quarante-huitard » que Marx se
présentait lui-même à des interlocuteurs qu’il jugeait insuffisamment proches ou dignes de
confiance. De manière moins anecdotique, mais tout aussi révélatrice, on peut constater que
c’est toujours par rapport à l’expérience de 1848 qu’ils ont raisonné en matière politique tout le reste de leur vie, comme en témoigne par exemple le vieil Engels, qui a pourtant fait ses
adieux aux barricades et aux insurrections, mais qui, confronté à une crise de régime (de la
IIIe République française face au scandale de Panama en l’occurrence) et à la possibilité de ce
qu’il pense être une issue révolutionnaire à courte terme, s’exclame « nous sommes en
1847 ».
Le moment de 1848 : la révolution en permanence
Du point de vue de la théorie de Marx, et, plus particulièrement, de la stratégie politique,
ce moment de 1848 est associé à une conception précise que récapitule le terme de
« révolution permanente », plus exactement de « révolution en permanence ». Pour résumer
les choses de la manière la plus schématique possible, il s’agit d’un schéma général de reprise
et de radicalisation au niveau à la fois national et européen du processus révolutionnaire
déclenché par la Révolution française, et réactivé par celle de 1830, à condition de préciser
que la radicalisation en question est la condition même de la reprise, et non une sorte de
supplément facultatif. En d’autres termes, la Révolution française ne saurait se répéter, elle ne
peut qu’être « rejouée » en dépassant ses propres limites, c’est-à-dire en s’attaquant aux
fondements même de la société bourgeoise, à la propriété privée des moyens de production et
d’échange. Elle devient par là révolution nouvelle, portée par un acteur historique lui-même
nouveau, le prolétariat, dont l’émancipation redéfinit radicalement l’enjeu du processus
révolutionnaire lui-même. Cette problématique est annoncée dans le texte des Annales francoallemandes
« Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel » (CPDH) qui
assigne à l’Allemagne l’horizon politique de la « révolution radicale ». C’est le caractère
extrême de l’arriération de la situation allemande, un absolutisme en voie de décomposition,
qui n’offre d’autre choix qu’une révolution. Pourtant, il s’avère impossible de compter sur la
bourgeoisie allemande pour jouer le rôle dirigeant dans une telle révolution, la répétition du
schéma français est impossible (« problématique ») en Allemagne, car le prolétariat est déjà
entré en lice. L’Allemagne est bien à la veille de son 1789, mais sa révolution ne saurait
s’arrêter au milieu du chemin, laissant, comme la Révolution française, « debout les piliers de
la maison », les fondements de la société bourgeoise. Elle ne peut être que « radicale »,
dirigée par un prolétariat tout juste émergeant mais déjà appelé à se constituer en force
politique dirigeante de l’ensemble de la société. Le retard allemand se renverse ainsi en
avance, à condition d’inscrire la révolution allemande dans une séquence européenne que la
France (le « cri du coq gaulois ») seule peut initier.
Le Manifeste communiste reformulera cette paradoxale centralité de l’Allemagne en
affirmant que « c’est vers l’Allemagne que se tourne principalement l’attention des
communistes » mais les termes de l’équation sont modifiés : l’Allemagne est à la veille non
d’une « révolution radicale » (CPDH) mais d’une « révolution bourgeoise ». Toutefois,
comme cette révolution bourgeoise s’accomplira dans les « conditions... plus avancées », tout
particulièrement un « prolétariat infiniment plus développé », que les révolutions anglaise et
française, elle ne « saurait être que le prélude immédiat (das unmittelbare Vorspiel) d’une
révolution prolétarienne », qui doit elle-même être conçue à l’échelle européenne. En d’autres
termes, ce qui est posé ici, c’est l’idée d’une séquence révolutionnaire ininterrompue,
comportant des moments distincts mais non des étapes séparées par des périodes de
stabilisation, séquence au cours de laquelle le prolétariat s’empare de la direction du
processus révolutionnaire et le conduit au-delà des limites d’une révolution bourgeoise. De là
tout une série de thèses à caractère stratégique sont avancés, qui portent sur la question des
alliances (notamment avec la bourgeoisie), sur les rapports avec les autres courants du
mouvement ouvrier et révolutionnaire (les deux ne sont pas identiques), et sur la configuration
même de ce « parti communiste » dont on sait qu’il n’est pas, pour Marx et Engels un parti
distinct mais une tendance à l’intérieur du mouvement ouvrier considérer comme un tout (le
« parti-classe »). On voit combien la théorie de la révolution de Marx est constitutivement
politique, aux antipodes de l’économisme qui voudrait que seule les pays les plus
industrialisés soient « mûrs » pour une révolution prolétarienne. C’est bien entendu pour cette
raison qu’elle a toujours paru inadmissible aux têtes pensantes de la IIe Internationale, au
« révisionniste » Bernstein tout d’abord, qui n’y voit que « blanquisme » et volontarisme de
minorités actives, au très orthodoxe Kautsky tout autant, qui n’arrive même pas à imaginer
que Marx et Engels ont pu à ce point prétendre sauter par dessus les « conditions objectives »
et autres « lois du développement historique ». Depuis plus d’un siècle, toute la sagesse
social-démocrate ne fera que reprendre ce type d’arguments.
Il faut cependant souligner que, s’il le rend moins spéculatif et plus « stratégique », le
Manifeste infléchit le schéma de la « révolution radicale » dans un sens qui introduit de
multiples incertitudes. A présent, c’est en effet sur le rôle révolutionnaire de la bourgeoisie
que l’accent est mis. D’où la définition du premier moment du processus révolutionnaire
comme celui de la « révolution bourgeoise ». Le Manifeste précise du reste qu’ « en
Allemagne, le parti communiste lutte en commun avec la bourgeoisie, toutes les fois qu’elle a
un comportement révolutionnaire, contre la monarchie absolue, la propriété foncière féodale »
et même « contre... la petite-bourgeoisie ». D’une manière générale, le tableau général dressé
dans le Manifeste de la naissance et du foudroyant développement de la « société bourgeoise »
(je rappelle en passant que le terme de « capitalisme », a fortiori celui de « mode de
production capitaliste », y sont complètement absents) met fortement l’accent sur le « rôle
éminemment révolutionnaire (höchst revolutionäre) » de la bourgeoisie à la fois au niveau
économique et politique. Economiquement, la classe bourgeoise est à la fois le produit d’une
« série de révolutions du mode de production et d’échange » et, à son tour, elle « ne peut
exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de
production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux », elle créé un monde entier « à son
image ». Politiquement, elle brise le despotisme féodal et l’absolutisme monarchique et
« s’empare de la souveraineté (Herrschaft) politique exclusive dans l’Etat représentatif
moderne ». L’ « Etat représentatif », l’Etat libéral moderne que Marx opposera, comme nous
le verrons dans un instant, à la démocratie, est ainsi posé comme la seule forme adéquate à
cette Herrschaft, « souveraineté » ou « domination » politique, de la bourgeoisie, elle même
en rapport de correspondance nécessaire à sa suprématie économique. Représentatif dans sa
forme, cet Etat n’est, du point de vue de sa substance, qu’un « comité chargé de gérer les
affaires communes de la bourgeoisie tout entière ». Il n’est pas, en un certain sens, autre chose
que la bourgeoisie elle-même, mais simplement en tant qu’instance organisatrice, et
instrument coercitif, qui lui permet de s’unifier en tant que classe (notamment en tant que
classe nationale) et de dominer les classes exploitées.
Ce rôle révolutionnaire de la bourgeoisie est déterminant pour la conception de la
révolution prolétarienne dans le Manifeste. Si, en effet, une nouvelle révolution, dirigée cette
fois contre la bourgeoisie, est à l’ordre du jour, c’est sous la conjonction d’une double
tendance. D’une part, au niveau économique, la société bourgeoise approche d’une crise qu’il
nous faut bien qualifier de finale, ou de terminale, étant donné que la révolte des forces
productives contre les forces de production aboutit à la paupérisation absolue du prolétariat, à
l’incapacité définitive de la bourgeoisie d’assurer les conditions d’existence de la classe
exploitée et opprimée. D’autre part, au niveau politique, la lutte de classe du prolétariat ayant
déjà franchi, et même à une vitesse accélérée, les indispensables étapes préparatoires, permet
à celui-ci de prendre la relève de la bourgeoisie et de postuler à son tour à la direction
politique du processus qui permettra de sceller le sort de la classe exploiteuse. Si ce processus
est défini, je le rappelle, celui « de l’immense majorité dans l’intérêt de l’immense majorité »,
et en cela il diffère de toutes les révolutions antérieures qui ont remplacé une classe
exploiteuse par une autre, il n’en reste pas moins qu’il est foncièrement « analogue », ou
symétrique, à la révolution bourgeoise qui l’a précédé. La révolution prolétarienne à venir se
modèle ainsi sur les révolutions bourgeoises tant économiquement (elle libère les nouvelles
forces productives de l’entrave des anciens rapports de production) que politiquement,
puisqu’il érige le prolétariat « en classe dominante », ce qui équivaut à « la conquête (die
Erkämpfung) de la démocratie ». Le prolétariat « utilisera » la « souveraineté (Herrschaft)
politique » ainsi obtenue pour « centraliser tous les instruments de production entre les mains
de l’Etat, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante », quelque chose
d’équivalent finalement à ce « comité de gestion des affaires communes de la bourgeoisie tout
entière » qu’est l’Etat bourgeois.
Dans les deux cas, l’Etat sert à la fois d’instrument, maniable à volonté, et d’instance
organisatrice unifiant les diverses fractions ou parties de la classe dominante. Le caractère
inédit du processus ressort certes par la suite, puisque ce « développement » est censé
conduire à la disparition des classes au profit des « individus associés ». Mais cet horizon est
explicitement posé comme postpolitique dans la mesure où le « pouvoir public » (au sens de
Gewalt, die öffentliche Gewalt) n’est plus le « pouvoir organisé (die organisierte Gewalt)
d’une classe sur une autre ». On comprend mieux, sur la base de cette double isomorphie,
pourquoi la révolution prolétarienne et la chute de la bourgeoisie, que ce soit directement,
comme en France, ou par le bref détour d’un « prélude immédiat » comme en Allemagne,
sont « également inévitables » : la révolution nouvelle est imminente et nécessaire, tout
comme l’ancien régime français et l’aristocratie étaient, à la veille de la convocation des Etats
Généraux, nécessairement et immédiatement appelés à céder la place à leurs fossoyeurs, à la
nouvelle classe bourgeoise ascendante. Pour conclure sur ce point, on peut dire que le
Manifeste est fortement marqué par une suture problématique, riche d’incertitudes et
d’oscillations, entre un récit de type historico-philosophique, à caractère (par définition)
fortement téléologique, qui fournit une garantie a priori à l’issue de la bataille à venir, et une
hypothèse politique, celle de la révolution en permanence, fondée sur l’analyse d’un champ de
forces mutuellement dépendantes, c’est-à-dire sur l’analyse d’une situation, ou d’une
conjoncture spécifique.
De la révolution à la défaite, première série de rectifications (1849-1850)
Ce sont précisément ces incertitudes qui seront révélées par l’expérience « à chaud » des
révolutions de 1848 et qui conduiront à une première série de rectifications, qui touchent aux
fondements mêmes du schéma de la révolution en permanence. Ici encore, je suis obligé
d’être schématique, et de cerner trois points principaux.
Du point de vue politique, ou socio-politique tout d’abord, Marx comprend graduellement
(dans les articles de la Nouvelle Gazette Rhénane, et surtout dans le célèbre « La bourgeoisie
et la contre-révolution »), à la suite de la répression sanglante de la révolte ouvrière de Juin 48
à Paris et de son impact à l’échelle européenne, que la bourgeoisie, tout particulièrement la
bourgeoisie allemande, ne jouera pas de rôle révolutionnaire, même là où elle doit faire face à
l’absolutisme et au pouvoir de l’aristocratie. L’idée d’un « front commun », même minimal et
transitoire, avec la bourgeoisie dans le cadre de la lutte contre le despotisme et l’aristocratie
doit être abandonnée. En d’autres termes, il n’y aura pas de moment de « révolution
bourgeoise » au sein du processus révolutionnaire « permanent ». Si le choc frontal entre la
bourgeoisie française et le prolétariat dans les rues de Paris leur paraît tout à fait logique - on
peut même dire que Marx et Engels sont (avec Blanqui) parmi les très rares révolutionnaires
qui ne soient pas étonnés de la désintégration du bloc de Février - par contre le refus de la
bourgeoisie allemande d’aller à l’affrontement avec l’ancien régime et de s’appuyer sur la
mobilisation populaire en s’érigeant en force dirigeante de la société prend les auteurs du
Manifeste au dépourvu, ou plutôt à contrepied.
Il y a même davantage : l’issue des événements de 1848-49 suggère que la situation ne se
résout pas forcément en termes binaires, révolution ou restauration. Se sentant menacée par la
poussée populaire et le poids spécifique du prolétariat, la bourgeoisie s’oriente vers un
compromis avec l’ancien régime, compromis qui neutralisera sa capacité politique mais lui
laissera les mains libres au niveau du développement économique. De manière finalement pas
foncièrement différente, la bourgeoisie française, incapable de surmonter ses clivages internes
et sous la pression constante d’une mobilisation populaire (qui a subi certes de graves défaites
mais n’a point été éliminée), préfère confier le pouvoir d’Etat à un Bonaparte. Au lieu de
l’inévitable victoire de la révolution en permanence, on assiste à la montée d’une contrerévolution
de type nouveau, basée sur un compromis entre la bourgeoisie et les anciennes
classes dominantes, ou entre les fractions bourgeoises et des courants populistes
réactionnaires. C’est l’ère des « révolutions par le haut » qui commence, des bonapartismes et
des bismarckismes, ce qui achève de détruire l’idée selon laquelle l’« Etat représentatif
moderne » est, comme le postulait le Manifeste, la forme politique achevée de la société
bourgeoise. Il n’y a pas de correspondance univoque entre forme d’Etat et domination socioéconomique
de classe. Entre les deux, s’interpose toute l’épaisseur des luttes de classes,
comme le montrent avec extraordinaire maestria les analyses des Luttes de classes ou du Dixhuit
Brumaire. Bref, le champ des formes de l’Etat et du régime politique est spécifique, il ne
peut être déduit du développement économique de la société bourgeoise. Voilà qui ouvre
davantage encore la question des formes politiques de la « conquête de la démocratie »,
synonyme de « constitution du prolétariat en classe dominante », sur laquelle le Manifeste
reste très elliptique.
Il convient toutefois de pousser le raisonnement plus loin : en effet, au delà de ces
bouleversements continus, contingents et brutaux, des divers régimes et formes d’Etat, la
dialectique de la révolution et de la contre-révolution laisse entrevoir une autre histoire,
beaucoup plus régulière et « organique » celle-cela, l’histoire de la formation de l’Etat
moderne. C’est dans dernière partie du Dix-huit Brumaire que Marx esquisse cette trajectoire
de l’Etat, qui débute avec l’œuvre centralisatrice antiféodale de la monarchie absolue, se
poursuit avec la Révolution française et atteint son point culminant avec Napoléon et avec
tous les régimes qui ont suivi, y compris celui, républicain, issu de la révolution de Février
1848. On a beaucoup parlé, à juste titre d’ailleurs, de vision toquevillienne, dans ce récit,
notamment en ce qu’il place la Révolution française dans la continuité de l’œuvre
centralisatrice de la monarchie française. Or, ce dernier point sera, nous le verrons, abandonné
par Marx lors de la rédaction de La guerre civile en France. A mon sens, il convient surtout
de voir ici l’effet de la reprise des analyses sur la bureaucratie et la suprématie du pouvoir
exécutif sur le pouvoir législatif développées dans le manuscrit de Kreuznach. Cette
hypothèse infirme l’idée, répandue notamment par les lectures althussériennes,
paradoxalement rejointes par François Furet, selon laquelle le jeune Marx, était incapable la
spécificité de l’Etat moderne autrement que comme pure illusion, projection imaginaire
(« aliénée ») de la société civile-bourgeoise, seule considérée comme « réelle » etc.
Il reste que derrière la succession des régimes politiques les plus variés, une seule
tendance lourde est à l’œuvre, la construction d’une « machine d’Etat » (Staatsmachinerie) de
plus en plus lourde et ramifiée. Cette machine dépossède la société de ses intérêts
« communs » pour les transformer en « objet de l’activité gouvernementale » et les confier à
cette machinerie étatique. Le « commun » devient ainsi « intérêt général », exclusivement
géré par une machinerie spécialisée qui confisque « l’initiative » venant d’en bas. Il y a donc
une réalité singulière qui empêche de penser la révolution prolétarienne sur le mode de la
révolution bourgeoise, qui interdit de penser la « constitution du prolétariat en classe
dominante » comme analogue à celle de la bourgeoisie, et cette réalité est bien plus profonde
que la variété bariolée des régimes politiques qui se succèdent au gré des conjonctures. Cette
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réalité singulière, c’est ce que Marx appelle l’Etat moderne lui-même, au delà de la
multiplicité de ses formes, en tant que « machinerie d’Etat ». Si « toutes les révolutions » du
passé ont « perfectionné cette machine au lieu de la briser », la révolution de l’avenir, et la
« centralisation étatique » qu’elle instaure impose la « destruction de la machinerie d’Etat »
(die Zertrümmerung der Staatsmachinerie) selon les formulations du Dix-huit Brumaire.
C’est sous l’effet de cette double rectification, et dans un contexte en réalité marqué par la
montée de la réaction, que Marx reformulera le schéma de la révolution permanente, dans les
derniers articles de la Nouvelle Gazette Rhénane et, surtout, dans la fameuse « Adresse du
Comité Central de la Ligue des Communistes » de mars 1850, textes toujours considérés
comme objets de scandale et d’abomination par tous les épigones de Bernstein et de Kautsky
depuis plus d’un siècle. Tout en continuant à considérer comme « momentanément
inéluctable » la « domination de la démocratie bourgeoise », et en prônant l’unité d’action, là
où cela est possible, avec la démocratie petite-bouregoise, Marx mettra désormais l’accent sur
l’indépendance de classe du prolétariat (y compris en termes d’organisation), sur la nécessité
d’arracher la « prépondérance » (Übergewicht) sur les autres classes du camp démocratique
en « rendant la révolution permanente » jusqu’à la conquête du pouvoir et l’instauration d’une
« dictature de classe du prolétariat ». Compte tenu du contexte (reflux violent et généralisé
des forces révolutionnaires), nous pouvons dire que cette reformulation stratégique avait
essentiellement valeur d’anticipation, qu’elle regardait plutôt du côté du futur que du présent,
où ses chances de réalisation étaient d’entrée de jeu entièrement inexistantes.
La troisième, et dernière, rectification concerne l’articulation du politique et de
l’économique du point de vue de la catégorie de « crise », catégorie censée réalisée, comme
nous l’avons vu, la fusion entre les deux processus sous la forme d’une crise finale de la
société bourgeoise, la crise économique prenant automatiquement une configuration
révolutionnaire du fait de la paupérisation du prolétariat, de la faillite des classes moyennes et
de la simplification résultante des contradictions de classe. Or, Marx le constate dès l’été
1848, la crise économique qui a débuté cette même année, et qui a effectivement précipité
l’événement révolutionnaire (preuve que tout n’était pas faux dans le schéma précédent) n’est
pas la crise finale de la société bourgeoise. Le cycle économique donne des signes de reprise,
et c’est cela qui va finalement convaincre Marx que la période révolutionnaire est terminée et
le conduire à la rupture avec la tendance « volontariste » de la Ligue des communistes
reconstituée (la « fraction Willich-Schapper »). La révolution prolétarienne n’est donc pas
nécessairement imminente. Et cela non seulement parce que, du point de vue politique,
d’autres issues se dégagent que l’alternative duelle révolution/restauration, mais aussi parce
que la crise révolutionnaire ne peut se déduire directement du cycle économique. Sans être
étrangères aux mouvements de l’économie, la temporalité et le rythme de la crise
révolutionnaire ont leur spécificité, celle précisément de la politique.
Relevons toutefois que, pour Marx, en 1850, la vision nécessitariste et catastrophiste du
rapport crise économique/révolution n’est pas récusée en elle-même, elle est simplement
reportée à plus tard. Sept ans après, il se précipite dans la rédaction des manuscrits
économiques appelés Grundrisse, en ayant la conviction que la crise économique qui débute
à ce moment-là sera bien la crise terminale, et qu’il faut avoir terminé le travail « avant le
déluge ». Mais en commençant la rédaction des Grundrisse, Marx met le doigt dans un
engrenage dont il ne perçoit sans doute pas d’emblée les conséquences. Cette entreprise, nous
le savons car nous en connaissons l’issue, le conduira à passer de la théorie de la société
bourgeoise, étayée sur une économie politique que l’on peut caractériser pour simplifier de
« ricardienne de gauche », à la « critique de l’économie politique », c’est-à-dire à la théorie du
mode de production capitaliste. Du point de vue qui nous intéresse ici directement, cette
théorie présente notamment l’avantage de construire un modèle qui rend compte du procès de
l’accumulation du capital, et même de ce que sa dynamique possède de plus spécifiquement
capitaliste, mais qui n’implique pas nécessairement paupérisation du prolétariat, puisqu’il
repose sur la hausse de la productivité du travail et l’extraction de la plus-value relative. De
surcroît, ce modèle fournit à Marx une explication des crises capitalistes en tant que crises de
suraccumulation, résultant d’un jeu complexe de tendances et de contre-tendances affectant
l’évolution du taux de profit. Ce schéma marque une rupture décisive avec les visions
catastrophistes de la « crise terminale », tout en saisissant le côté à la fois destructeur et
régénérateur des crises propres à ce mode de production. Le Capital permet ainsi, ne serait-ce
qu’« en creux », de redonner vie à l’hypothèse politique encore protéiforme de la révolution
en permanence.
Après la Commune : le « tournant politique », ou la seconde série de rectifications
Voilà donc, moyennant de nombreuses omissions et simplifications, comment se
présentent les choses pour Marx à la fin des révolutions de 1848. C’est l’expérience de la
Commune, cette réalité inouïe d’un pouvoir politique aux mains des classes dominées, qui lui
permettra de reprendre le fil de la réflexion interrompue par la défaite. La Commune
victorieuse dans Paris, ne serait-ce que pour trois mois, c’est la revanche de juin 48. Pour les
hommes de l’ordre, ce sont les « spectres des victimes, assassinées de leurs mains depuis les
jours de juin 1848 jusqu’au 22 janvier 1871 » qui soudain « se dressaient devant eux ». Il faut
souligner la profonde continuité de la méthode de Marx, radicalement anti-utopienne et même
anti-programmatique. Il célèbre la Commune pour ne pas avoir « d’utopies toutes faites à
introduire par le décret du peuple », pas « d’idéal à réaliser, mais seulement à libérer les
éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui
s’effondre ». Tout cela est à l’évidence une reprise de la définition du communisme de
l’Idéologie allemande (« le mouvement réel qui abolit l’état actuel ») et de la critique de
l’utopie engagée dans la circulaire contre Heinzen de 1847 ou dans le Manifeste communiste. D’une manière générale, le travail de Marx sur la Commune, y compris sa participation, à
distance certes, à son activité, illustre au point cette position fondamentale du Manifeste selon
laquelle « les thèses des communistes...ne sont que l’expression générale des conditions
réelles d’une lutte de classes existante, d’un mouvement historique qui se déroule sous nos
yeux ».
De l’ensemble de ce texte extraordinairement dense, je me limiterai à quelques remarques
sur deux points, qui réactivent le travail de rectification évoqué auparavant, ou plutôt qui le
réactivent en le faisant avancer, en produisant de l’innovation. Il s’agit de la problématique de
la « forme politique » adéquate au pouvoir prolétarien et celle de la « machine d’Etat » et de
sa destruction.
Commençons par la forme politique : nous avons vu que si le Manifeste identifiait la
« constitution du prolétariat en classe dominante » à la « conquête de la démocratie », il ne
disait rien des formes politiques de cette domination de classe, dont le caractère étatique,
même transitoire, ne faisait cependant aucun doute. Ce qui signifie d’ailleurs, le fait, à ma
connaissance, a été assez peu commenté, que la « démocratie » n’apparaît pas comme une
forme d’Etat dans le Manifeste, mais uniquement comme mouvement (les « partis
démocratiques », incluant les communistes, la Nouvelle Gazette Rhénane comme « organe de
la démocratie », comme l’affirmait son sous-titre) ou, j’utilise le terme par défaut, comme
« substance » de la domination politique du prolétariat. La démocratie, contrairement à la
« république » bien sûr, apparaît ainsi en excès sur les formes politiques instituées. Il me
semble que l’on est là dans la stricte continuité des formulations du manuscrit de Kreuznach
sur la démocratie comme « vérité de toutes les formes d’Etat » et « énigme résolue de toutes
les constitutions ».
Dans La Guerre civile en France, Marx franchit un pas décisif : du fait même de la
« multiplicité des interprétations auxquelles elle a été soumise » et de « la multiplicité des
intérêts qui se réclamaient d’elle », la Commune a montré que « c’était un forme politique
tout à fait susceptible d’expansion ». La Commune est d’une certaine façon, la « vérité »,
l’« énigme résolue » de ces intérêts et interprétations, voilà qui fonde son expansivité. Marx
enchaîne par une autre phrase célèbre : « son véritable secret le voici : c’était essentiellement
un gouvernement de la classe ouvrière, le résultat de la lutte de classe des producteurs contre
la classe des appropriateurs, la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser
l’émancipation économique du travail ». Ainsi donc, « l’émancipation économique du
travail » nécessite une « forme politique », et même, nous y reviendrons, une forme politique
expansive. Une forme politique inédite cependant, car elle résulte de la lutte de classe des
producteurs, qu’elle est « gouvernement de la classe ouvrière ». Auto-gouvernement de la
classe ouvrière faudrait-il dire, en se rapportant à un passage suivant, qui qualifie les
« mesures particulières de la Commune » d’« indication » de la « tendance du gouvernement
du peuple par le peuple ». Nous voilà à nouveau ramenés aux définitions immanentes de la
démocratie comme « autogouvernement du démos » formulées dans le manuscrit du
Kreuznach.
Voilà qui explique du reste une certaine difficulté pour nommer la forme en question, ou,
pour le dire autrement, une difficulté pour définir son rapport à la République, forme instituée
et étatique de la démocratie. La « République sociale » dit Marx, mot d’ordre de la révolution
de Février 48, « n’exprimait guère qu’une vague aspiration à une république qui ne devait pas
seulement abolir la forme monarchique de la domination de classe, mais la domination de
classe elle-même ». « La Commune » », ajoute-t-il, « fut la forme positive de cette
République ». On peut donc parler d’une forme-Commune (Marx dit la « Constitution
Communale » appelée à se substituer, en tant forme de la domination politique prolétarienne,
au nom de République, trop indéterminé, y compris sous la forme de « République rouge »
parfois évoqué au cours des révolutions de 48 (par exemple dans Les luttes de classes en
France). Ce n’est toutefois là qu’une expression-limite car, nous le verrons, si la Commune
est une forme politique, elle est bien davantage qu’une forme, de même que l’Etat de la
société bourgeoise est bien plus que la forme (républicaine, bonapartiste ou monarchique) du
régime politique.
Reste à comprendre la véritable portée du caractère « expansif » de cette forme. Les
formulations de Marx sont, à ce propos, brèves mais denses : « la domination politique du
producteur ne peut coexister avec l’éternisation de son esclavage social. La Commune devait
donc servir de levier pour extirper les bases économiques sur lesquelles se fonde l’existence
des classes, la domination de classe ». Ainsi donc l’autogouvernement de la classe ouvrière
ouvre sur un déplacement des rapports entre le politique et l’économique, ou même le socioéconomique.
Non pas dans le sens d’une disparition du politique au profit d’un social rendu à
lui-même, à sa spontanéité harmonieuse, comme le prétendent les partisans des lectures anti-
ou im-politiques de Marx, mais, au contraire dans le sens d’une conception expansive du
politique qui le pose comme puissance de transformation, « levier » de la remise en cause de
la domination de classes. Pour le dire autrement, le mouvement expansif de la forme politique
prolétarienne la confronte aux conditions non-politiques, sociales et économiques, de la
politique, conditions qu’elle reconnaît comme siennes, c’est-à-dire comme politiques, et
même comme politiques par excellence, dans le processus même de leur transformation.
« Sans cette dernière condition dit Marx [la « réalisation de l’émancipation économique du
travail »], la Constitution communale eut été un leurre ». Là aussi, je ne peux ici que le
suggérer, nous retrouvons le fil du manuscrit de Kreuznach, celui de la « vraie démocratie »
(wahre Demokratie) comme abolition de l’Etat politique abstrait dans le mouvement même de
transformation des fondements de la société bourgeoise.
Revenons toutefois à notre propos : sans donner de programme détaillé, chose du reste
impossible compte tenu des limites en tout genre de l’expérience Communale, Marx esquisse
néanmoins de manière assez claire le cadre général, ou plutôt la tendance interne de cette
forme expansive de la politique prolétarienne : elle consiste à assumer les tâches d’une
direction collective de l’économie fondée sur la coopération et la planification. L’« abolition »
de « la propriété de classe » et la « direction selon un plan commun de la production
nationale » par « l’ensemble des associations coopératives », seule moyen de ne pas faire de la
production coopérative un leurre et un piège sont les deux piliers de ce qui est clairement
qualifié de « communisme ».
A vrai dire cette vision expansive de la politique du pouvoir prolétarien resterait
énigmatique si l’on ne tenait pas compte de ce fait primordial, que l’existence même de la
Commune se fonde sur une rupture radicale avec la machinerie de l’Etat préexistante. Elle
réalise cette « destruction de la Staatsmachinerie » dont parlait le Dix-huit Brumaire. C’est
même essentiellement à ce niveau qu’elle s’affirme comme « forme positive », car elle ne se
contente pas de détruire, elle construit justement sur les ruines de cette machine oppressive
une structure politique nouvelle. Les grands principes en sont connus, je ne ferai que les
énumérer rapidement : dissolution des corps répressifs spécialisés, élection et révocabilité des
fonctionnaires, élection de délégués à tout moment révocables et soumis au mandat impératif,
reconstruction par le bas de l’unité nationale en accordant une large autonomie au niveau
local, fusion du pouvoir législatif et du pouvoir afin de construire un « corps agissant » et non
un « organisme parlementaire ». Ces trois dernières dispositions visent tout particulièrement à
contrecarrer la formation de rapports de représentation, le fonctionnement des instances élues
devant empêcher les délégués de se constituer en double imaginaire représentatif se
substituant à l’activité populaire. Le sens de l’ensemble de ces dispositifs est clair : il s’agit
bien de détruire l’Etat en tant que machinerie spécialisée, centralisée et strictement
hiérarchisée. Une machinerie coupée de tout contrôle populaire et s’érigeant par là-même en
instance transcendante, se « voulant indépendant de la nation même, et supérieur à elle »,
alors qu’il n’est que « moyen d’asservir le travail au capital ».
Là encore, je ne peux ici que l’évoquer, Marx reprend le fil de l’élaboration des années
1843-44 sur l’abolition de l’Etat politique comme entité séparée, dans sa réalité d’abstraction
bureaucratisée et représentative. Je mentionne simplement ceci, que la fusion du législatif et
de l’exécutif opérée dans le cadre de l’ « organisme agissant » communal se situe dans le droit
fil de la théorie du pouvoir législatif développée dans le manuscrit de Kreuznach. Je rappelle
simplement que par « pouvoir législatif » Marx ne désigne pas, dans le texte de 1843, le
pouvoir fonctionnant déjà dans le cadre de la séparation constitutionnelle des pouvoirs, mais à
proprement parler le pouvoir de créer et de transformer les constitutions. Un pouvoir dont le
modèle se réfère explicitement à la Révolution française et plus particulièrement à la
Convention jacobine, modèle longtemps insurpassable, avec sa multiplicité de comités
subordonnés à elle, véritables « corps agissant » bouleversant les limites traditionnelles de la
séparation des pouvoirs (cf. la doctrine robespierriste du « gouvernement révolutionnaire »).
Voilà sans doute pourquoi, au moment de la rédaction finale de La guerre civile en France,
Marx abandonne le récit tocquevillien du Dix-huit Brumaire, qu’il avait pourtant maintenu
jusqu’aux manuscrits préparatoires de ce même texte. Ainsi, dans la version finale,
l’« édification de l’Etat moderne », centralisé et autonomisé, est explicitement situé au
« premier Empire » et non à la Révolution, laquelle est simplement créditée du « gigantesque
coup de balai » emportant tous les résidus féodaux.
La Révolution de 1789-93 est donc réhabilitée en tant que moment de rupture au lieu
d’être assimilée à la poursuite et à l’amplification de l’œuvre centralisatrice de la monarchie.
En d’autres termes, l’expérience Communale, que Marx, contrairement à la plupart des
commentateurs de l’époque, bienveillants ou hostiles, refuse d’assimiler à un retour à des
formes archaïques, ou même à un projet fédératif à la Montesquieu ou de type Girondin,
oblige l’auteur du Capital à revenir sur ses premières analyses de l’expérience de la Grande
Révolution. Il peut dès lors abandonner le projet de stricte centralisation des formes politiques
révolutionnaires au niveau national, vigoureusement défendu tout au long des révolutions de
1848, au profit d’une version plus « dialectique », posant la nécessité d’une centralité et d’une
unité nationale comme processus ascendant, dépassement des limites du local à travers la
construction d’une capacité de direction qui se fonde sur son autonomie. Engels donnera par
la suite une grande ampleur à ces thèmes, faisant de la première République française un
modèle pour le pouvoir prolétarien, non sans quelques ambiguïtés cependant, puisqu’il citait
également, à ses côtés, les Etats-Unis, et même, parfois, la Hollande ou l’Australie.
Une dernière remarque avant de conclure : à l’opposé de la lecture suggérée ici, les
conclusions auxquelles Marx parvient à la lumière de sa réflexion sur la Commune de Paris
ont souvent été comprises comme une ambition maintenue d’abolition de la politique. On a
pu, par exemple, dans la lignée de la critique libérale classique de Norberto Bobbio,
argumenter que, pour Marx, le suffrage universel était plutôt un outil technique d’expression
d’un corps social unifié plutôt qu’un moyen de délibération politique à proprement parler,
permettant de trancher un conflit et de dégager des majorités et des minorités. Marx ne parlet-
il pas, dans La guerre civile en France de l’utilisation du suffrage universel par le peuple
constitué en communes sur un mode analogue au recrutement par un employeur de personnel
compétent pour sa société ? Certes, il est exact que, pour Marx, le suffrage universel ne peut
fonctionner effectivement (i.e. sans « devenir un instrument de duperie ») que s’il se combine
à une tendance à l’homogénéisation sociale (à la remise en cause des clivages de classe), et il
est tout aussi exact, il le défendra notamment contre Bakounine, qu’une division technicofonctionnelle,
qui ne soit pas automatiquement une relation de domination politique, est
possible. Elle est même inévitable, souligne Marx, dans des conditions de productions
développées, qui ne sont pas celles des petites communes rurales-artisanales chères à la
tradition libertaire. Mais ce qui importe à ses yeux, ce n’est pas de faire du suffrage universel
un simple moyen de validation d’une harmonie inter-individuelle préétablie, c’est avant tout
de souligner que, inséré dans les processus socio-politiques de l’autogouvernement populaire,
le suffrage universel à tous les niveaux, comme outil de lutte contre l’ « investiture
hiérarchique », est le meilleur moyen de rectifier les erreurs commises. Pour paraphraser
Rousseau, en le prenant à contrepied, la volonté communale n’est pas toujours droite, elle est
ouverte sur sa propre rectification.
Conclusion
Quelques éléments en guise de conclusion : il est généralement admis que la Commune de
Paris signale un tournant décisif, à caractère clairement politique, pour le mouvement ouvrier,
tournant illustré par la dissolution de la Ire Internationale et la création de puissants partis
ouvriers nationaux. Gramsci a fortement insisté sur le fait que la période inaugurée par la
Commune conduit Marx à abandonner le schéma de la « révolution en permanence »,
dépourvu de pertinence désormais à l’ère de la politique de masse, de l’extension du suffrage
et de la stabilisation des Etats représentatifs modernes, issus des « révolutions par le haut »
des années 1850-1860. Sans entrer ici dans la discussion, redoutablement complexe, de
l’évolution du dernier Engels, j’ai simplement voulu suggérer dans les remarques qui
précèdent que, du moins pour Marx, les choses se présentaient un peu autrement. A savoir
non pas tant comme un abandon de la révolution en permanence mais plutôt comme la
poursuite d’un travail de rectification de ce schéma engagé dès la période de 1848, dans le feu
de l’action. Un travail dont j’ai essayé de suggérer la productivité et les novations. Comment
définir toutefois de manière plus précise cette dialectique de la continuité et de la rupture ?
Remarquons tout d’abord que, que ce soit dans la Guerre civile en France ou dans les
textes qui lui succèdent, aucun ne paraît témoigner d’un abandon de l’hypothèse de 1848, au
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sens de sa rectification permanente. Le « tournant politique » de la Ire Internationale et la
confrontation avec Bakounine nous semblent se situer dans le droit fil de la ligne de
l’indépendance de classe de l’Adresse de 1850 et des polémiques contre les courants
antipolitiques au sein de la Ligue des communistes et du mouvement révolutionnaire
allemand de cette période. La Critique du Programme de Gotha remet à l’honneur la dictature
du prolétariat, ce qui une manière évidente de jeter à la figure de la direction de la socialdémocratie
allemande le spectre de 1848 qu’elle cherche vainement à refouler. Et, de manière
encore plus parlante sans doute, puisqu’il s’agit d’un texte public, largement diffusé et portant
la signature de Marx et d’Engels (ce qui n’est le cas d’aucun des textes précédemment
évoqués), la réédition en allemand de 1872 du Manifeste communiste ne mentionne, dans sa
préface, outre la péremption évidente (car relevant de considérations empiriques) du
programme transitoire en dix points et de quelques autres parties historiquement datées,
qu’une seule rectification théoriquement significative : celle qui concerne la destruction de la
machine d’Etat par le prolétariat, en référence explicite à la Commune et en citant le texte de
la Guerre civile en France.
En réunissant ces trois éléments, nous serions tentés de dire que si révision il y a, elle irait
davantage dans le sens d’une radicalisation que d’un abandon du schéma de 1848. Ce ne
serait pourtant là qu’une vue unilatérale. Car il est vrai que si le travail de rectification se
poursuit, Marx ne reformulera plus d’hypothèse intégrée, théoriquement et stratégiquement,
du niveau de celle de 1848, quelle que soient les incertitudes et les points aveugles de cette
dernière. Ce décalage correspond du reste à la nouvelle position qui est celle de Marx et
d’Engels après la défaite et après plusieurs décennies d’exil londonien. Une telle situation
relève d’ailleurs d’un certain paradoxe, car si Marx accède à une notoriété large, aujourd’hui
on dirait « médiatique », dans la foulée de la Commune de Paris, en tant qu’effet de son rôle
incontestable dans la Ire Internationale, cette notoriété intervient à un moment où il a depuis
longtemps cessé d’être un dirigeant d’organisation ou de courant structuré, pour se
transformer en autorité théorique et morale au sein d’un mouvement socialiste qui se
développe puissamment dans des cadres nationaux.
Il nous faut donc admettre un « développement inégal » au sein de la théorie politique de
Marx, pour reprendre une formulation déjà ancienne d’André Tosel. Au sein de ce
développement, c’est l’hypothèse stratégique qui semble la plus faible, et cela a sans doute
beaucoup pesé dans les tentatives du dernier Engels. Il est vrai par ailleurs que, du point de
vue de la stratégie, la Commune de Paris, qui signait plutôt la fin d’un cycle que le début d’un
autre n’était pas d’un grand recours, Marx lui-même a été clair là-dessus, notamment dans une
célèbre lettre, souvent mal comprise, à Domela Nieuwenhuis (22/2/1881). Mais la rationalité
de la politique révolutionnaire ne se limite pas à l’action stratégique, surtout si celle-ci est
comprise comme activité instrumentale visant la prise du pouvoir par un acteur maîtrisant des
règles données à l’avance. Elle concerne la transformation de ces règles mêmes, ou, pour le
dire autrement, elle est ouverture de possibilités nouvelles, arrachées à l’insupportable réel
d’une situation existante. C’est en ce sens qu’il me semble que la politique révolutionnaire
participe de notre actualité et que le travail de Marx réfléchissant sur l’une des plus
poignantes défaites de notre mouvement a toujours quelque chose à nous apporter.