Extraits de Frantz Fanon, L’importun
Christiane Chaulet Achour
(Montpellier, Chèvrefeuille étoilée 2004)
Une des séductions que Fanon a exercée sur moi vient certes de son engagement pour l’indépendance de l’Algérie, mais surtout de ce style qui prend à la gorge chaque fois qu’on le fréquente… Mais ma séduction vient aussi de ce dont il a témoigné pour la composante féminine de résistance au colonialisme. Les analyses que Fanon consacra aux Algériennes dans « l’Algérie se dévoile », aucune Algérienne désireuse d’une société d’égalité et de justice ne les lit encore aujourd’hui impunément, rêvant de cette réalité passée dont les promesses ne se sont pas totalement accomplies.
Fanon et les femmes algériennes en résistance
Pour cela, il faut retourner à L’ An V de la révolution algérienne.6 L’observation et l’implication de et dans la société algérienne auxquelles Fanon s’exerce depuis sa nomination à l’Hôpital de Blida-Joinville le placent du côté de la tradition de lutte contre les méfaits du colonialisme qu’il partage ainsi avec nombre d’Algériens et nombre de colonisés.
L’An V se nourrit de cette année 1956, essentielle pour l’Algérie car c’est l’année où le pouvoir français décide d’envoyer le contingent dans le maquis algérien. C’est celle de la démission du psychiatre, c’est celle de l’union contre le pouvoir colonial des différentes tendances qui n’avaient pas encore reconnu le FLN, c’est celle de la multiplication des appels de la direction de la lutte aux Européens d’Algérie ; c’est enfin l’engagement de toutes les composantes de la société algérienne dans la résistance pour l’indépendance. En août 1956, le Congrès de la Soummam salue « avec émotion, avec admiration, l’exaltant courage des jeunes filles et des jeunes femmes, des épouses et des mères. »
Fanon écrit : « En brassant ces hommes et ces femmes, le colonialisme les a regroupés sous un même signe. Egalement victime d’une même tyrannie, identifiant simultanément, un ennemi unique, il fonde dans la souffrance une communauté spirituelle qui constitue le bastion le plus solide de la Révolution algérienne. »
Une autre « sociologie » de l’Algérie sera donnée par Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad qui s’appuie, elle aussi, sur cette période de la guerre. Les appréciations des observations sont assez opposées. Pour Bourdieu et Sayad, la destructuration poursuivie du monde rural algérien provoque le déracinement. Le monde traditionnel est bousculé et les innovations qui voient le jour sont « autant de transgressions des normes traditionnelles [...] [et] témoignent de l’affaiblissement des contrôles collectifs. »
Fanon, quant à lui, l’interprète comme l’envers d’une restructuration. Et, c’est dans le dynamisme de cette interprétation qu’il aborde la question du voile et celle de la femme. On s’est plu depuis à souligner la naïveté de Fanon dans cette analyse et dans ce chant à l’émancipation de l’Algérienne grâce aux actes posés pendant la lutte parce que les femmes n’avaient pas eu la place qui devait être la leur à l’indépendance. En 1967, dans une interview accordée à l’ORTF, Fadela M’rabet, écrivaine algérienne, soulignera que la jeune Algérienne engagée dans la lutte n’a pas été considérée comme l’égale de l’homme. S’il fallait analyser avec lucidité l’éventail des attitudes et des exclusions post-indépendantes, cela n’en infirmerait pas les analyses de Fanon sur la dialectique du voile. Ces analyses sortaient cet élément vestimentaire, essentiel dans la perception de la femme algérienne, de son essentialité symbolique pour lui restituer sa dimension historique, donc sa capacité de modification ; ce qui ne serait pas indifférent à interroger dans les différentes affaires de foulards islamiques qui ont secoué la France ces dernières années.
En effet, de nombreux témoignages de femmes ou des œuvres féminines ont montré la conscience qu’elles avaient de leur soumission et de leur infériorisation à travers ce port du voile. Et cela sans qu’elles se sentent pour autant suppôts du colonialisme comme on le leur opposait. On rappellera très brièvement que Fanon montre le mécanisme de résistance que constitue le voile et il fait alors, à mon sens, une analyse intelligente mais parfaitement masculine de la valeur symbolique que le voile revêt au sein du groupe. Fanon montre ensuite comment, pendant la lutte, le voile est instrumentalisé : enlevé ou porté selon les circonstances, objet de reconnaissance féminine mais aussi déguisement protecteur pour le militant, l’objectif premier étant de faire échec à l’occupant. Et dans la dynamique de cette analyse qui n’a rien perdu de son actualité, il donne un aperçu des transformations des relations entre les deux sexes, entre parents et enfants et entre femmes et hommes. Fanon pointe la qualité du changement et non sa quantification. Son texte veut convaincre des nouvelles réalités et il affirme comme points de non retour ce qui a constitué les preuves tangibles d’une transformation profonde de la société algérienne dans une situation d’exception. S’il n’y a pas eu points de non retour, il n’y a pas eu non plus retour au point de départ, comme le prouvent les oppositions de la société actuelle à une régression du statut des femmes. Il ne s’adressait pas alors aux Algériens, du moins prioritairement. Cette affirmation que je viens d’énoncer, peut être tout de même remise en cause par une militante, Safia Bazi, à la Rencontre Internationale d’Alger de 1987. Voici le condensé de son intervention à propos de « L’An V » : « C’est un livre que j’ai lu alors que j’étais encore en détention, arrêtée comme maquisarde en wilaya IV. Cet ouvrage contient pour moi une analyse exacte de ce que j’ai personnellement vécu : 1) Une transformation radicale du comportement de la femme à l’épreuve de la Révolution et de sa contribution à celle-ci ; 2) Un affrontement non moins radical avec la structure traditionnelle de la famille ; 3) Une prise de conscience très bien analysée par Fanon, au niveau des attitudes des combattants à l’égard des femmes engagées à leur côté et les différentes réactions des uns et des autres à ce problème ; 4) L’intérêt majeur éprouvé en prison à la lecture de ce livre qui constituait pour moi une découverte : un regard sans complaisance venu d’ailleurs sur notre société en 1959. Un regard à la fois critique et sympathique d’un colonisé des Antilles qui a décidé à la fois de combattre à nos côtés et d’expliquer dans ses écrits la nature exemplaire de ce combat pour lui et pour les autres peuples alors colonisés. »
Comment ne pas rappeler en écho ce qu’écrit Fanon dans L’An V ! ce passage par exemple : « L’Algérienne engagée apprend à la fois d’instinct son rôle de « femme seule dans la rue » et sa mission révolutionnaire. La femme algérienne n’est pas un agent secret. C’est sans apprentissage, sans récits, sans histoire, qu’elle sort dans la rue, trois grenades dans son sac à main ou le rapport d’activité d’une zone dans le corsage (...) Ce n’est pas la mise à jour d’un personnage connu et mille fois fréquenté dans l’imagination et les récits. C’est une authentique naissance, à l’état pur, sans propédeutique. Il n’y a pas de personnage à imiter. Il y a au contraire une dramatisation intense, une absence de jour entre la femme et la révolutionnaire. La femme algérienne s’élève d’emblée au niveau de la tragédie. »
Les textes de Fanon ont mis le doigt sur l’émergence de ce que l’on pourrait nommer une nouvelle tradition qu’instaure la militante... Souvenons-nous : « C’est une authentique naissance, à l’état pur, sans propédeutique. Il n’y a pas de personnage à imiter »...
Effectivement, par cette irruption fracassante dans la modernité, les Algériennes ont acquis une légitimité. Et c’est bien ce qu’elles continuent à revendiquer lorsqu’elles sont encore vivantes et ce que revendiquent celles qui se réclament d’elles, les femmes démocrates.Il faudrait revenir sur l’histoire des associations féminines en Algérie avant et après 1962. On peut souligner, en tout cas, que les Moudjahidate (contrairement aux Moudjahids très respectueux, le plus souvent, du discours officiel) ont revendiqué, dès le début des années 80, des amendements au projet de code de la famille qui garantiraient aux femmes : la majorité au même âge que les hommes, le droit au travail sans condition, l’égalité devant le mariage et le divorce, le partage égal du patrimoine commun, la monogamie et une protection efficace de l’enfance abandonnée. Ces six points du collectif des Moudjahidate ont été repris ensuite par de nombreuses organisations féminines. Autre fait à noter : la Première Rencontre Nationale des Femmes à Alger, le 30 novembre et le 1er décembre 1989. Dans l’introduction à la plate-forme commune, on peut lire dès les premiers paragraphes : « Des révoltes sporadiques aux mouvements actifs de refus jusqu’à l’organisation collective, la lutte des femmes a toujours existé, sous différentes formes et le combat est permanent.
• Avant la guerre de libération, à travers l’Association des Femmes Musulmanes d’Algérie et l’Union des Femmes d’Algérie.
• Pendant la guerre de libération, participation effective et multiforme des Moudjadidate et de toutes les femmes qui, dans l’anonymat ont marqué de manière décisive le cours de l’histoire particulièrement lors des manifestations du 11 décembre 1960.
• Au lendemain de l’indépendance, les revendications contre la mise en place du code de la famille se justifiaient par cette légitimité historique. »
Une origine se construit autant qu’on en hérite. Faire le choix de ce nouvel héritage et refuser les aliénations et les soumissions de la tradition est une revendication essentielle du mouvement féminin en Algérie et surtout depuis qu’il s’exprime avec la remise en cause du Code de la famille dès le début des années 80. Les écrits de Fanon ne peuvent faire de concession à une Algérie mutilée de sa moitié vive.
Il a lutté pour l’avènement d’un pays décomplexé :« Une Algérie démocratique et rénovée (...) Nous croyons qu’on ne peut pas s’élever, se libérer dans un secteur et s’enfoncer dans un autre […] Les rapports nouveaux, ce n’est pas le remplacement d’une barbarie par une autre barbarie, d’un écrasement de l’homme par un autre écrasement de l’homme […] Nous voulons une Algérie ouverte à tous, propice à tous les génies. » Lorsqu’il écrit cette introduction à L’ An V, Fanon pense à la lutte générale certes mais il y inclut bien les femmes : ce qu’il affirme comme espoir et certitude les concerne donc aussi.
Frantz Fanon et l’Algérie
Mon Fanon à moi
Dans l’ouvrage récent, édité à l’occasion du cinquantenaire de la mort de F. Fanon :
Christiane CHAULET ACHOUR (coordination). Etablissement du texte et réalisation : Marie VIROLLE. Numéro spécial de la revue Algérie Littérature/Action N°152-156, octobre-novembre 2011, Paris, Marsa éditions, 153 p.http://marsa-algerielitterature.infomarsa free.fr (pour commande)
Sur les 28 contributrices et contributeurs, 17 sont des femmes qui mesurent leur « dette » envers Fanon : Amel AMMAR-KHODJA, Soumya AMMAR-KHODJA, Amina AZZA-BEKKAT, Afifa BERERHI, Maïssa BEY, Zohra BOUCHENTOUF-SIAGH, Christiane CHAULET ACHOUR, Alice CHERKI, Anna GREKI, Souad LABBIZE, Dominique LE BOUCHER, Seloua LUSTE BOULBINA, Dalila MORSLY, Brigitte RIERA, Leïla SEBBAR, El Djamhouria SLIMANI-AÏT SAADA, Bouba TABTI. Ce numéro spécial est une contribution importante au cinquantième anniversaire de la mort de Fanon, dans un monde où sa présence – à l’Autre, à l’écriture, à la psychiatrie et à l’information -, continue à avoir tout son poids.
Philippe Pierre-Charles : « L’héritage » Essai K éditions
Françoise Vergès n’y va pas par quatre chemins : Fanon ferait une « idéalisation du peuple (...), d’une masculinité virile (qui) ne résisterait pas à une révision » note Frantz Fanon K édition (déjà cité).
Elle poursuit plus loin en évoquant des critiques féministes de Fanon dont Maryse Condé qui plaint « la pauvre Mayotte » Capétia malmenée par Fanon dans Peau noire... pour avoir recherché l’amour d’un blanc alors que « l’amour c’est un sentiment terriblement individuel » non susceptible de « représenter l’ensemble (d’une) race ». Le problème de cette critique c’est l’ignorance du contexte colonial et des préjugés qui colorent ce choix amoureux et qui s’exprime dans tout le langage de justification de Mayotte Capétia. Avant les féministes antillaises dans le genre de Maryse Condé, il y a eu des observations ressemblantes chez des féministes euro-étasuniennes de la mouvance postcoloniale des années 90. Mayotte, à leurs yeux aurait fait preuve de volontarisme individuel et autonome dans le cadre d’une simple stratégie d’ascension sociale. Il y aurait donc machisme de Fanon. Est-ce ce que F. Vergès appelle « masculinité virile » ? Or ne voilà-t-il pas qu’un analyste fort perspicace de la lecture faite de Fanon par les Afro-étasuniens, Albert-Jean Arnold a levé un lièvre qui intéressera bien des Antillais passionnés par la critique fanonienne de Mayotte Capétia.
Grace à une étude soigneuse il fait la démonstration que le roman incriminé n’a été écrit par aucune Mayotte Capétia pour la bonne et simple raison que cette personne n’a jamais existé. L’auteur de la supercherie serait un éditeur parisien qui a repris la prose d’un aviateur français raciste, colonialiste et vychiste ayant séjourné en Martinique entre 1941 et 1943. Cela explique largement l’idéologie du roman, la colère qu’il suscite et le choix de Fanon d’exécuter cette fiction, dans le piège de laquelle il est tombé.
Et A-J Arnold d’ironiser sur tous les suivants et suivantes qui n’y ont vu que du feu, ignorant les preuves que lui-même a portées.
Cela ne rend pas Fanon blanc comme neige. Dans Peau noire..., une réflexion sur son dégoût d’entendre un homme noter avec intérêt la sensualité d’un autre montre sa participation à l’idéologie homophobe majoritaire de l’époque.
Ceci étant, l’axe principal de la pensée de Fanon sur le sujet est ailleurs. Fanon développe une position optimiste suivant laquelle la participation des femmes aux luttes est la garantie de la place qu’elles pourront occuper dans le pays libéré. La lutte elle-même entraine déjà une modification radicale de leur vision des choses, un bouleversement des pratiques dans le sens de l’émancipation. Dans la lutte l’égalité progresse et les préjugés reculent. « la femme algérienne dévoilée qui occupe une place de plus en plus importante dans l’action révolutionnaire, développe sa personnalité, découvre le domaine exaltant de la responsabilité. La liberté du peuple algérien s’identifie alors à la libération de la femme, à son entrée dans l’Histoire »... « cette femme (...) fait exploser le monde rétréci et irresponsable dans lequel elle vivait et conjointement collabore à la destruction du colonialisme et à la naissance d’une nouvelle femme »... « la femme-pour-le-mariage disparait progressivement et cède la place à la femme pour l’action » ... En conséquence « décider d’incorporer la femme comme maillon capital, et faire dépendre la révolution de sa présence et de son action dans tel ou tel secteur, c’était évidemment une attitude totalement révolutionnaire » [1]
Ce raisonnement est repris aujourd’hui par des femmes en lutte dans les pays arabes et ailleurs. Au vu de la situation désastreuse des algériennes, on se doit de souligner deux lacunes du raisonnement : la première c’est d’extrapoler par rapport à la situation des femmes qui effectivement
mènent les actions dangereuses et font un bond dans leur capacité de parler d’égal à égal avec les combattants.
La seconde c’est de ne pas avoir vu que l’organisation autonome des femmes parallèlement avec leur participation aux structures mixtes de la lutte est la principale garantie de ne pas être renvoyé aux cuisines une fois la liberté conquise.
C’est une faiblesse du même type qui affaiblit la place des travailleurs dans la société nouvelle. Leur organisation et leur intervention active dans le processus sont indispensables pour que les fruits de la victoire ne leur échappent pas.
Philippe Pierre-Charles. Extrait de « Fanon 50 ans après »
« Les hommes cessent d’avoir raison. Les femmes cessent être silencieuses »(...)
« la femme cesse d’être un complément pour l’homme. Littéralement elle arrache sa place à la force du poignet » (...) la fille algérienne qui émerge dans le ciel mouvementé de l’Histoire convie son père à une sorte de mutation, d’arrachement à soi-même (...) les anciennes valeurs, les phobies stérilisantes et infantilisantes disparaissent"
Extrait de « L’an V » de Frantz Fanon
http://www.zananas-martinique.com/guides-cartes/fanon-revolution-algerienne.php
http://www.decitre.fr/livres/L-an-V-de-la-revolution-algerienne.aspx/9782707167637
Ayons les femmes, et le reste suivra
Texte très intéressant de Frantz Fanon sur la stratégie des colons en Algérie envers les « musulmans », et notamment « leurs femmes ».
Le haïk délimite de façon très nette la société colonisée algérienne. On peut évidemment demeurer indécis et perplexe devant une petite fille, mais toute incertitude disparaît au moment de la puberté. Avec le voile, les choses se précisent et s’ordonnent. La femme algérienne est bien aux yeux de l’observateur : « celle qui se dissimule derrière son voile. ».
Nous allons voir que ce voile, élément parmi d’autres de l’ensemble vestimentaire traditionnel algérien, va devenir l’enjeu d’une bataille, à l’occasion de laquelle les forces d’occupation mobiliseront leurs ressources les plus puissantes et les plus diverses, et où le colonisé déploiera une force étonnante d’inertie. La société coloniale, prise dans son ensemble, avec ses valeurs, ses lignes de force et sa philosophie, réagit de façon assez homogène en face du voile. Avant 1954, plus précisément depuis les années 1930-1935, le combat décisif est engagé. Les responsables de l’administration française en Algérie, préposés à la destruction de l’originalité du peuple, chargés par les pouvoirs de procéder coûte que coûte à la désagrégation des formes d’existence susceptibles d’évoquer de près ou de loin une réalité nationale, vont porter le maximum de leurs efforts sur le port de voile, conçu en l’occurrence, comme symbole du statut de la femme algérienne. Une telle position n’est pas la conséquence d’une intuition fortuite. C’est à partir des analyses des sociologues et des ethnologues que les spécialistes des affaires dites indigènes et les responsables des Bureaux arabes coordonnent leur travail.
A un premier niveau, il y a reprise pure et simple de la fameuse formule : « Ayons les femmes et le reste suivra. » Cette explication se contente simplement de revêtir une allure scientifique avec les « découvertes » sociologiques. Sous le type patrilinéaire de la société algérienne, les spécialistes décrivent une structure d’essence matrimoniale. La société arabe a souvent été présentée par les occidentaux comme une société de l’extériorité, du formalisme et du personnage. La femme algérienne, intermédiaire entre les forces obscures et le groupe paraît alors revêtir une importance primordiale. Derrière le patriarcat visible, manifeste, on affirme l’existence, plus capitale, d’un matriarcat de base. Le rôle de la mère algérienne, ceux de la grand-mère, de la tante, de la « vieille » sont inventoriés et précisés.
L’administration coloniale peut alors définir une doctrine politique précise : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes, il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où les hommes les cachent. ». C’est la situation de la femme qui sera alors prise en compte comme thème d’action. L’administration dominante veut défendre solennellement la femme humiliée, mise à l’écart cloîtrée… On décrit les possibilités immenses de la femme, malheureusement transformée par l’homme algérien en objet inerte démonétisé, voire déshumanisé. Le comportement de l’Algérien est dénoncé très fermement et assimilé à des survivances moyenâgeuses et barbare. Avec une science infinie, la mise en place d’un réquisitoire type contre l’Algérien sadique et vampire dans son attitude avec les femmes, est emprise et menée à bien. L’occupant amasse autour de la vie familiale de l’Algérien tout un ensemble de jugements, d’appréciations, de considérants, multiplie les anecdotes et les exemples édifiants, tentant ainsi d’enfermer l’Algérien dans un cercle de culpabilité.
Des sociétés d’entraide et de solidarité avec les femmes algériennes se multiplient. Les lamentations s’organisent. « On veut faire honte à l’Algérien du sort qu’il réserve à la femme. ». C’est la période d’effervescence et de mise en application de toute une technique d’infiltration au cours de laquelle des meutes d’assistance sociales et d’animatrices se ruent sur les quartier arabes.
C’est d’abord le siège des femmes indigentes et affamées qui est entrepris. A chaque kilo de semoule distribué correspond une dose d’indignation contre le voile et la claustration. Après l’indignation, les conseils pratiques. Les femmes algérienne sont invitées à jouer « un rôle fondamental, capital » dans la transformation de leur sort. On les presse de dire non à une sujétion séculaire. On leur décrit le rôle immense qu’elles ont à jouer. L’administration coloniale investit des sommes importantes dans ce combat. Après avoir posé que la femme constitue le pivot de la société algérienne, tous les efforts sont faits pour en avoir le contrôle. L’Algérien, est il assuré, ne bougera pas, résistera à l’entreprise de destruction culturelle menée par l’occupant, s’opposera à l’assimilation, tant que sa femme n’aura pas renversé la vapeur. Dans le programme colonialiste, c’est à la femme que revient la mission historique de bousculer l’homme algérien. Convertir la femme, la gagner aux valeurs étrangères, l’arracher à son statut, c’est à la fois conquérir un pouvoir réel sur l’homme et posséder les moyens pratiques, efficaces, de déstructurer la culture algérienne.
Frantz Fanon, Extrait de L’an V de la révolution Algérienne