Discussions au fond sur la crise économique en Asie orientale ou la condition féminine dans la région, échanges politiques entre des organisations d’origines fort diverses, intenses moments de solidarité envers les militants indonésiens victimes d’une très dure répression ou à l’égard des dockers australiens frappés de licenciement collectif, appel des Aborigènes du continent pour que leurs droits soient pleinement reconnus, soirées culturelles animées par des communautés en lutte pour leur autodétermination de Timor-Est aux colonies françaises de Polynésie...
Sous toutes ses facettes, la Conférence de solidarité Asie-Pacifique, réunie les 10-13 avril 1998 à Sydney, a été marquée du sceau de l’internationalisme. Plus de 750 personnes ont participé à ses travaux dont, fait notable qui a beaucoup contribué au dynamisme militant de ces journées, beaucoup de jeunes australiens venus de diverses villes du pays pour rencontrer les 67 représentants étrangers.
Un certain nombre d’organisations américaines et européennes étaient représentées. C’était le cas, pour les Amériques, du FSLN (Nicaragua) et de Solidarity (Etats-Unis) ; ou, pour les Européens, de la Gauche unie (Etat espagnol), du PDS (Allemagne), du Parti de la liberté et de la solidarité (Turquie), de la Ligue communiste révolutionnaire (France) et de la Quatrième Internationale, du Comité pour une internationale ouvrière (GB, Autriche).
Mais cette conférence, organisée à l’initiative du Parti socialiste démocratique (DSP) australien, était avant tout l’occasion d’une rencontre rare entre des partis politiques révolutionnaires ou progressistes, des mouvements indépendantistes, démocratiques et féministes, des syndicats, coalitions populaires et personnalités de la région Asie-Pacifique.
Multiplicité des combats
L’arc géographique des pays représentés à Sydney était largement ouvert, allant du Pacifique Nord (avec notamment, pour l’archipel nippon, le Parti communiste japonais) au Pacifique Sud (avec en particulier, de Nouvelle-Zélande, un député, Matt Robson, porte-parole pour les Affaires étrangères de l’Alliance parlementaire) ; allant encore de l’Asie du Sud-Est au sous-continent indien... Les travaux de la conférence ont ainsi mis en lumière la grande variété des luttes populaires actuellement engagées dans la région ; des luttes, certaines anciennes d’autres nouvelles, qui éclairent une conjoncture historique particulière où le combat démocratique contre les régimes dictatoriaux d’hier n’est pas encore terminé que déjà s’étend la résistance aux effets destructeurs de la mondialisation libérale en cours.
En effet, en Asie orientale, alors que l’effondrement financier est-asiatique débouche sur une succession de désastres sociaux, le relativement récent processus régional de « démocratisation » est loin d’être achevé. Le régime Marcos a été renversé en 1986 aux Philippines mais, dans l’archipel voisin, ce n’est qu’aujourd’hui que le pouvoir de Suharto entre en crise ouverte. La traditionnelle emprise politique de l’armée a été progressivement érodée en Thaïlande mais, par-delà la frontière, la Birmanie vit toujours sous dictature. Une puissance du Nord, la France, n’a toujours pas reconnu l’indépendance de ses anciennes colonies de Polynésie que des régimes du Sud imposent une sanglante occupation militaire à un ensemble de populations, du Sri Lanka (les Tamouls) aux confins birmans et indonésiens. La répression politique interne, comme à l’encontre du Front démocratique des étudiants birmans, va ainsi de paire avec l’écrasement du droit à l’autodétermination, comme pour les Karens, représentés à la conférence par leurs organisations en Australie.
Le combat pour les libertés politiques élémentaires et le droit à l’autodétermination garde ainsi toute son actualité dans la région Asie-Pacifique. La domination française et les conséquences durables de sa politique nucléaire en Polynésie ont été vigoureusement mise en accusation par Tamara Bopp Du-Pont, membre de l’Assemblée territoriale à Tahiti, et les autres représentantes du mouvement indépendantiste Tavini Huiraatira. Les Aborigènes d’Australie et les Maoris de Nouvelle-Zélande ont rappelé la profondeur de l’oppression qu’ils ont subie, et continue encore à subir, suite à la colonisation de leurs pays. Les représentants des "les du Pacifique Sud-Ouest (Bougainville, Aceh, Papouasie-Nouvelle-Guinée, Papouasie occidentale, Timor oriental...) ont violemment condamné le régime de Djakarta pour les crimes commis contre les peuples de l’archipel grâce, de fait, à l’appui du monde occidental. Pour affirmer leur solidarité dans le très difficile combat qu’ils mènent contre la dictature Suharto, les porte-parole du Parti démocratique du peuple (PRD) d’Indonésie et du Fretilin timorais sont intervenus ensemble à Sydney, créant l’un des moments les plus forts de la conférence.
La situation en Corée du Sud illustre de façon particulièrement aiguë le chevauchement historique d’un combat antidictatorial vieux de plusieurs décennies et d’une exigence populaire, présente et pressante : la résistance à la politique néolibérale imposée par le Fonds monétaire international (FMI) et dont les conséquences s’avèrent proprement dramatiques à la suite de la crise dite financière de 1997. L’élection à la présidence de Kim Dae-jung, figure traditionnelle de l’opposition démocratique, a bénéficié d’une forte charge symbolique, exprimant un nouveau pas en avant dans le démantèlement de l’ancien régime militaire et de son héritage institutionnel. Mais, bon gré malgré, le nouveau président met en œuvre les réformes exigées par le FMI, entérinant le licenciement de centaines de milliers de travailleurs sans protection sociale et une pénétration croissante des intérêts nippo-occidentaux dans les secteurs économiques vitaux du pays.
Comment et à quels rythmes répondre à une telle situation ? Fallait-il appeler immédiatement à la grève générale contre la politique du FMI, ou bien les rapports de forces politiques ne le permettaient-ils pas encore, au lendemain de l’accession de Kim Dae-jung à la présidence ? Ce débat a traversé la militante Confédération des syndicats coréens (KCTU) qui a vu, par deux fois, en février puis en mars, sa direction renouvelée. A Sydney, Yoong Young-mo, secrétaire international de la confédération, a relevé la complexité de la situation, la nouveauté des tâches d’organisation auxquelles la KCTU est aujourd’hui confrontée, ainsi que le problème posé par la question de l’unification syndicale avec la Fédération coréenne des syndicats (FKTU), traditionnellement progouvernementale. La KCTU envisage aussi de favoriser la naissance d’un nouveau parti politique à même de défendre les travailleurs, un projet partagé, entre autre, par l’Alliance nationale pour la démocratie et la réunification en Corée (NADRK) et l’Alliance pour une politique progressiste (APP), mais qui ne devrait pas aboutir avant quelques années.
La conférence de Sydney a aussi accordé beaucoup d’importance à l’évolution contrastée de la condition féminine dans la région Asie-pacifique et à l’expérience comparée des mouvements ; en plénière (avec la question récurrente des rapports entre libération des femmes, combats démocratiques et luttes sociales), mais aussi à l’occasion de plusieurs ateliers sur les Philippines, le commerce des femmes (à partir, notamment, du travail d’une association cambodgienne) ou les droits reproductifs. Décision a été prise, à l’occasion de la conférence, d’établir un réseau régional permanent entre les diverses organisations féministes présentes, et d’autres encore : le Asia Pacific Women’s Solidarity Network (le Réseau de solidarité Asie-Pacifique des femmes).
Rencontres solidaires
S’il est une formule qui permet de caractériser la conférence de Sydney, c’est bien celle de « rencontres solidaires ». Dans leurs situations, histoires, cultures, langues, structures sociales et régimes politiques, la diversité des pays présents était très grande, allant des "les du Pacifique à ce géant qu’est l’Inde, ou d’un Etat qui n’a jamais été colonisé -la Thaïlande- à l’archipel philippin dont la conquête par l’Espagne remonte au XVIe siècles. Mais cette diversité, plus grande encore probablement que dans toute autre partie du monde, n’a pas nuit à la qualité des échanges.
Si certains représentant(e)s d’organisations s’étaient déjà côtoyé(e)s à diverses occasions (pour les mouvements féministes, par exemple, à Nairobi ou Pékin), d’autres se rencontraient pour la première fois. Ce fut, singulièrement, le cas pour les trois partis venus du sous-continent indien et appartenant à trois courants politiques différents. Le Parti communiste d’Inde-ML (Libération), qui annonce 65000 membres, est issu de la tradition maoïste-naxalite ; avait envoyé l’un de ses dirigeants et l’un de ses députés, Jayanta Rongpi. Le Parti travailliste pakistanais, dont le président est Mohammed Shoaib Akber, appartient au courant « The Militant » (le Comité pour une internationale ouvrière). Le Nouveau Parti socialiste de Sri Lanka (NSSP), représenté par le responsable du travail international Sunil Ratnapriya, est la section ceylanaise de la Quatrième International. Ces trois délégations ont décidé de préparer une nouvelle conférence, pour l’Asie du Sud cette fois, offrant ainsi une intéressante illustration de la dynamique solidaire initiée à Sydney.
On peut dire que, politiquement, l’Asie du Sud-Est fut au cœur des journées de Sydney. Par le nombre de délégations d’abord, avec 7 pays représentés sous diverses formes (l’Assemblée des pauvres de Thaïlande, l’Agence de développement des femmes cambodgiennes, le Parti du peuple malaysien, les mouvements de libération comme le Fretilin, etc.). Par la nature des questions politiques posées aux forces progressistes (vu, notamment, la crise du PC philippin, qui fut longtemps l’organisation révolutionnaire « phare » dans les pays de l’ASEAN). Par l’acuité du combat engagé en Indonésie et l’urgence de la solidarité, enfin.
La crise indonésienne
La crise du régime Suharto est aujourd’hui grande ouverte, même si son issue à court terme reste difficile à prévoir. Elle manifeste l’usure d’une dictature familiale vieille de 32 ans. Mais elle éclate à l’heure de la mondialisation libérale, dans la foulée de l’effondrement financier est-asiatique. Voilà qui place toutes les composantes de la bourgeoise (indonésienne et internationale) devant des contradictions bien difficiles à gérer. Seule la croissance économique avait assuré un semblant de légitimité et une base sociale à un pouvoir construit sur les massacres de 1965-1966 ; avec la récession, il perd les deux.
Exigeant l’arrêt des subventions aux biens de première nécessité, alors même que le chômage s’étend, le Fonds monétaire a imposé une brutale hausse des prix et a mis le feu aux poudres. Pour s’attaquer aux monopoles politico-industriels de la famille Suharto et rechercher l’appui occidental, l’opposition modérée, socialement fragmentée, devrait relayer les pressions du FMI ; mais elle s’interdirait ce faisant de prendre la tête d’un mouvement de masse dynamique (car elle devrait entériner des mesures d’austérité brutale), démocratique et national (car ce sont des intérêts nippo-américains qui achèteront demain pour une bouchée de pain des pans de l’économie). Quant aux forces d’opposition révolutionnaires ou populaires, malgré le courageux travail d’organisation poursuivi depuis quelques années par le jeune PRD, elles restent encore faibles.
Le nouveau carcan néolibéral imposé aux pays de la région par la politique de mondialisation rend ainsi aléatoire une sortie de la crise indonésienne analogue à ce qui s’était passé aux Philippines en 1986. La situation risque de pourrir, avec des effets déstabilisants dans toute la région vu la place économique et géopolitique qu’occupe l’archipel. Dans ces conditions, la répression va se poursuivre à l’encontre, tout particulièrement, du PRD, clandestin, dont plusieurs cadres ont été capturés en mars et, on le craint, torturés. L’un d’entre eux avait récemment effectué une tournée en Australie, pour renforcer la solidarité. Par le biais d’une vidéo-K7 qui avait été alors enregistrée, il s’est adressé à la conférence, et ce fut un autre moment très fort des journées de Sydney. La solidarité envers les militants indonésiens s’impose aujourd’hui à nous tous comme l’une des principales urgences.
La conférence de Sydney fut encore l’occasion pour les Philippins de manifester, dans une arène internationale, leur volonté d’unité. La crise du Parti communiste des Philippines (PCP) est devenue aiguë au début des années 1990. Elle s’est notamment manifestée par une succession de scissions, un processus de fragmentation qui n’est toujours pas terminée : il y a peu, l’aile « conservatrice » de ce parti, identifiée à José Maria Sison, s’est divisée en deux dans le Centre-Luzon ; de même, dans l’organisation issue de la « dissidence » régionale de Manille-Quezon City, les éléments clandestins ont rompu avec la direction centrale. Mais, heureusement, des réseaux unitaires continuent de se former dans l’archipel aussi rapidement que les divisions se propagent !
Ainsi, deux coalitions ont participé aux travaux de la conférence : la fédération national-démocratique Sanlakas et le Parti populaire Akbayan, opérant spécifiquement sur le terrain électoral. Si l’on excepte le PCP « maintenu », elles représentent actuellement, ensemble, la majorité des composantes de la gauche radicale des Philippines, qu’elles soient issues de la crise du PC maoïste ou qu’elles proviennent d’autres traditions, comme Bisig. Elles ont su, à Sydney, animer en bonne entente les débats sur les ombres et lumières de leurs expériences. En soulignant un problème qui prend valeur d’avertissement : à l’heure de la mondialisation libérale, quand les forces de la gauche radicale reculent, l’espace politique ainsi libéré est rapidement occupé par des mouvements plus ou moins religieux, à forte capacité de manipulation populaire.
Perspectives
A l’issue de la conférence, divers appels ont été lancés. En défense des dockers australiens collectivement licenciés en vue de briser les reins à un secteur syndical combatif (les participants à la conférence ont d’ailleurs manifesté mationalement, sur le port, leur solidarité en se rendant de piquets de grèves en piquets de grève ; et les délégués indonésiens, philippins ou néo-zélandais ont pu délivrer leurs messages de soutien de vive voix). En défense, toujours, du combat mené en Indonésie comme à Timor-Oriental, et du droit à l’autodétermination bafoué au Sri Lanka, en Birmanie, en Polynésie...
La conférence de Sydney veut assurer pérennité et permanence aux liens tissés à l’occasion de sa tenue. Elle se donne en particulier pour objectif la préparation d’une seconde conférence Asie-Pacifique analogue dans ses objectifs à celle qui vient de se dérouler.
Les réunions intergouvernementales et onusiennes sont traditionnellement, en Asie comme ailleurs, l’occasion de nombreuses initiatives visant à faire entendre, face aux gouvernants, les voix de celles et ceux d’en bas ; mais leurs ordres du jour et leurs compostions restent largement dictés par un agenda imposé d’en haut, celui de la conférence « officielle ». Au Japon, notamment, à l’initiative de Parc-Ampo, une succession de rencontres ont été organisées ces dernières années afin d’élaborer des éléments d’alternative populaire au projet néolibéral dominant, mais elles ont laissé peu de place à la représentation en tant que tel des partis politiques radicaux, alors même que l’évolution des organisations non-gouvernementale devient, dans l’ensemble, problématique : le risque de voir nombre d’ONG intégrée de fait au système qu’elles critiquent pourtant a, précisément, fait l’objet de discussions à Sydney. Par ailleurs, dans les années 1970, la section japonaise de la Quatrième Internationale (la JRCL) avait pour la première fois initié des « conférences de la jeunesse asiatique », politiques et unitaires ; mais le contexte international a beaucoup changé depuis et l’éventail des organisations alors représenté était qualitativement moins ouvert qu’à Sydney.
Ainsi, vu le contexte international de mondialisation libérale mais aussi par l’éventail géographique et politique représenté et par la participation active de nombreux partis politiques, à côtés de coalition, fronts et associations, la Conférence de solidarité Asie-Pacifique a exprimé un véritable renouveau internationaliste, bien prometteur.