Habillés d’un grand habit couleur sable, blanc ou bleu clair, les ouvriers des métiers à tisser emplissent le petit local syndical – tous des hommes ; c’est ici un travail masculin. Nous sommes à Etehad dans les environs de Karachi, capitale du Sind, principale métropole industrielle et portuaire du Pakistan. Plusieurs des présents viennent d’être libérés sous caution. Leur crime, comme celui de leurs camarades alors encore emprisonnés : avoir voulu constituer un syndicat dans des entreprises qui vivent sous un véritable régime de terreur patronale, la Etehad Power Looms Labour Union [1], affiliée à la National Trade Union Federation (NTUF) [2]. Pour cela, ils ont été enlevés par les Rangers (des paramilitaires), torturés, emprisonnés, accusés de racket et déférés devant une juridiction antiterroriste.
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Devant le local des ouvriers des métiers à tisser
Ils parlent tour à tour et avec beaucoup d’éloquence de la condition qui leur est faite. Ils ont beaucoup à dire. De la pauvreté et de cette hantise du chômage qui les conduisent à accepter de travailler sous des conditions inacceptables, inhumaines. Dans cette région où la température peut monter jusqu’à 48 degrés en juin (il fait déjà 38 et nous sommes en avril), les ateliers sont étouffants. Pourtant, si un ouvrier à l’audace de demander l’installation d’un ventilateur, il est immédiatement renvoyé chez lui sans espoir de retour… Aux yeux des patrons et de leurs chiens de garde, les travailleurs n’ont qu’un droit : courber l’échine, se taire, subir.
Mais comment ces ouvriers peuvent-ils à ce point être privés de tous droits, même les plus élémentaires ? Très simplement parce que, légalement, ils n’existent pas : l’usine elle-même n’est pas déclarée, n’a pas d’existence légale ; un peu comme, en France, des ateliers clandestins (dans le textile, aussi !). Sauf qu’ici, il s’agit d’entreprises grandeur nature, de zones industrielles sauvages qui sortent de terre au vu et au su de tous, avec la complicité active des partis gouvernants et des « forces de l’ordre ». Sauf qu’ici, il n’est pas besoin de s’attaquer à des immigrés sans papiers pour les soumettre à un régime d’exploitation totalitaire.
Les compagnies en cause ont pourtant pignon sur rue. Elles sont formellement installées dans des zones industrielles contrôlées. Elles soignent leur publicité et poussent l’hypocrisie jusqu’à publier sur Internet des chartes de bonne conduite ; mais l’essentiel de la production se fait ailleurs. A une demi-heure de route du Centre de Karachi. On la déplace au gré des convenances. Si la protestation populaire contre la surexploitation se fait pressante, des camions viennent chercher matières premières et machines. Un ou deux jours plus tard, l’usine fonctionne à nouveau, quelques kilomètres ou dizaines de kilomètres plus loin.
Le patronat use de bien des moyens pour imposer sa loi. L’endettement permanent est l’un des mécanismes les plus traditionnels de l’asservissement des travailleurs : un prêt est « consenti » à l’embauche qui ne pourra jamais être remboursé, tant les salaires sont bas. Si cela ne suffit pas à faire taire un syndicaliste, la liste noire est une mesure de coercition redoutable. L’ouvrier licencié par un patron ne sera réembauché par aucun autre. Pire, ses frères risquent d’être aussi interdits d’emploi – « même mes cousins ! », s’exclame l’un des présents. Par la dette et la menace de chômage forcé, le patronat fait des familles ses otages.
L’entente patronale verrouille le système. En France, des associations patronales peuvent constituer discrètement une caisse noire pour aider l’un des leurs à faire face à une grève. Les ouvriers que je rencontre sont confrontés au cas de figure inverse ! Conscient que trop c’est trop, certains entrepreneurs seraient prêts à des concessions salariales, mais en sont empêchés. Le patronat local a en effet décidé d’infliger une très lourde amende à quiconque accepterait d’augmenter les salaires.
En sus des hommes de main, l’armée et la police sont aux ordres. Ainsi, c’est à la demande de leur employeur que sept syndicalistes ont été arrêtés par les Rangers le 21 mars, peu avant ma venue, puis sévèrement torturés : Saif Ur Rehman, Naik Muhammad, Irshad, Muhammad Rome, Nizam Uddin, Akhter Ali et Hazrat Yousaf. A la suite d’une première vague de protestation, six détenus ont été remis à la police le 23 mars, le septième, Hazrat Yousaf, étant libéré.
Comme les ouvriers étaient employés au noir, le patron a prétendu que les salaires (non déclarés) qu’ils avaient reçus lui avaient été extorqués. Les syndicalistes ont été à nouveau torturés pour signer de faux aveux de racket, ce à quoi ils se sont refusés. Le 24 mars, ils ont été traduits devant le tribunal antiterroriste de Karachi. Le juge a ordonné que les victimes reçoivent des soins médicaux, mais s’est refusé à ordonner une enquête sur le recours à la torture.
De nombreuses mobilisations ont eu lieu au Pakistan, sous l’impulsion notamment de la NTUF, doublée d’une campagne de solidarité internationale menée par le mouvement syndical, mais impliquant aussi l’Union européenne, mobilisée sur les cas de torture. Les six détenus ont finalement été libérés dans la nuit du 14 au 15 mai (après le dépôt d’une caution de 600.000 roupies). C’est une victoire importante. Il est en effet très rare que la libération sous caution soit accordée dans le cadre des juridictions antiterroristes. La Etehad Power Looms Labour Union s’est immédiatement mobilisée en l’honneur des syndicalistes libérés et pour réaffirmer ses revendications.
L’affaire est cependant loin d’être close. Ils sont en effet douze syndicalistes à être traduits devant la juridiction antiterroriste : Saif Ur Rehman, Bacha Wali (Naik Muhamed), Akhter Ali, Nizam Uddin, Muhammed Rome, Irshad, Abdul Muhamed, Muhammed Amin, Sana Ullah, Azam Khan, Khan Zareen, Umer Gul. La prochaine audition est prévue pour le 22 mai.
Lahore, Faisalabad, Gilgit
Lahore : Pearl Continental
La politique de criminalisation des mouvements populaires et syndicaux se déploie dans tout le pays. C’est ce que dénonce, par exemple, la fédération internationale d’organisations syndicales UITA [3] dans le cas du combat des employés de l’hôtel Pearl Continental à Lahore. Le syndicat [4] a mené une lutte très difficile pour imposer sa reconnaissance, contre l’obstruction de la direction, des menaces et la collusion avec les autorités locales. Il a finalement emporté les élections syndicales en février dernier.
La direction de l’hôtel a alors usé d’une tactique déjà éprouvée lors de la bataille poursuivie une décennie durant à l’hôtel Pearl Continental de Karachi. Elle a fait vandaliser et mettre le feu à une chambre, pour accuser les dirigeants syndicaux d’actes criminels. Un mois plus tard, de nouvelles charges ont été ajoutées, tombant sous le coup des lois antiterroristes pouvant justifier des peines de 20 ans de prison !
Est-il besoin de préciser que le propriétaire de la chaine hôtelière Pearl Continental, Sadruddin Hashwani, est l’un des hommes les plus riches du pays ?
L’UITA a lancé une campagne de solidarité envers les dirigeants syndicaux de Pearl Continental [5].
Les « six de Faisalabad »
Nous avons déjà présenté la gravité de la situation à Faisalabad, le grand centre de production textile du Pendjab, où six dirigeants syndicaux ont été condamnés à 590 années de prison par une juridiction antiterroriste [6] Il s’agit, comme à Karachi, de travailleurs textiles des métiers à tisser (même si dans ce cas, l’existence des entreprises est légalement déclarée).
La police a arrêté un septième ouvrier des métiers à tisser, Mehmood Ahmad, sous les mêmes chefs d’accusation que les premiers « six de Faisalabad », bien qu’il n’était pas présent sur les lieux des incidents. Depuis deux ans, il avait échappé à l’arrestation, mais avait dû reprendre son travail dans le quartier de Sadhar pour faire vivre sa famille. C’est là que les policiers sont venus le chercher.
Cette nouvelle arrestation a provoqué une réaction très forte de la part des travailleurs du secteur. Bien des usines ont été désertées et la route principale, Jhang Road, a été bloquée par plus de 5.000 ouvriers selon les informations que nous avons reçues. La direction du Labour Qaumi Movement (LQM) a pu négocier en position de force avec la police, menaçant d’organiser une grève dans l’ensemble de la ville. Le 15 mai, Mehmood Ahmad a été relâché.
L’acte d’accusation contre les « six de Faisalabad » ne tient pas l’eau. Ils ont fait appel devant la cour suprême de la province. L’appel a été en principe jugé recevable, mais la date d’audience n’est toujours pas fixée.
Alors que la justice prend ainsi son temps, trois autres militants syndicaux ont été arrêtés sous des chefs d’inculpations analogues. Ainsi, les “6” de Faisalabad sont aujourd’hui 9…
Gilgit : les « cinq de Hunza »
Nous reviendrons bientôt sur la situation des « cinq de Hunza », eux aussi poursuivis sous la juridiction antiterroriste à Gilgit, dans le nord du pays, pour avoir défendu les droits de la population de la vallée de Hunza, dévastée par une catastrophe naturelle.
Disons seulement pour l’heure que la campagne de solidarité a obtenu de premiers résultats. Douze jours après avoir été battus et torturés pour la seconde fois, Baba Janb et ses camarades ont enfin reçu la visite d’un docteur. La presse nationale a commencé à faire état de leur situation, ce qui est très important, car on craint que leur transfert forcé dans une prison de haute criminalité ait pour objectif de les faire discrètement assassiner par des détenus de droit commun [7].
Les manœuvres d’intimidation se poursuivent à Gilgit. Ainsi, six militants du Front de la jeunesse progressiste ont été arrêtés le 13 mai alors qu’ils collaient des affiches, mais devant les protestations, ils ont dû être relâchés par la police – qui ne savait d’ailleurs pas sous quel chef d’inculpation ils pouvaient être maintenus en détention.
Les « cinq de Hunza » ont eux aussi fait appel à la cour pour demander (au moins) leur libération sous caution, mais voilà trois fois déjà que l’audition a été reportée sous des prétextes divers par les juges qui en avaient pourtant fixés eux même les dates. L’audience est actuellement programmée pour le 5 juin…
Karachi, Lahore, Faisalabad, Gilgit… et en bien d’autres endroits encore, comme dans la ferme militaire d’Okara ou le village de Dehra Sehgal, non loin de Lahore, les militant.e.s pakistanais ont besoin de notre solidarité. Elle ne doit pas leur être comptée !
Pierre Rousset