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- La genèse du maoïsme
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- 1945-1949 : La conquête du (…)
- Un premier bilan
- Retour sur le Parti communiste
Dans cette dernière annexe, nous reproduisons les diverses parties traitant avant tout de l’histoire politique du PCC, de la genèse et de la constitution de ce que l’on peut appeler le « maoïsme historique » ou « originel » ; celui de la révolution chinoise. Comme pour tout autre courant – tel le « léninisme » en Russie [4] –, il émerge dans un contexte défini et ne prend que progressivement forme.
Quitte à citer parfois (trop ?) longuement Mao et d’autres dirigeants du PCC, j’essaie de retracer, au risque de simplifications, ce processus de constitution en relation avec la situation qui prévaut alors en Chine et dans le monde (singulièrement en URSS et dans l’Internationale communiste). Il ne s’agit pas d’un essai biographique, mais politique : par-delà le caractère central de la personnalité de Mao, c’est l’histoire d’un parti, d’une équipe de direction et la naissance d’un courant original qui importent.
Des thèmes traités dans d’autres annexes (la révolution permanente ou ininterrompue...) réapparaissent ici, car ils illustrent les décantations stratégiques qui ont conduit à la définition des orientations maoïstes.
Le stalinisme n’est pas la moindre des contraintes historiques au sein desquelles émerge le maoïsme chinois. Il pèse lourd dans la formation de ce que j’ai appelé, faute de mieux, des « communismes nationaux », dont le Vietnam et la Yougoslavie offrent d’autres exemples.
Avant le maoïsme
Ampleur et défaite de la Deuxième révolution chinoise
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la société chinoise est en crise. Une crise profonde, structurelle, qui opère sur les plans politiques, économiques, sociaux et culturels. Elle est le produit d’une histoire déjà longue : celle de la décadence du régime impérial, de la confrontation avec le monde occidental et sa supériorité technique comme avec la pénétration du capitalisme international, celle de la formation de nouvelles classes, aussi [5].
A la fin de 1918, la voie de la révolution chinoise n’est, objectivement, pas encore déterminée. Plusieurs cheminements vers la conquête du pouvoir sont concevables. L’histoire est d’autant plus « ouverte » que la Chine vit un véritable « carrefour historique ". Les rapports de force sociopolitiques, nationaux et internationaux, sont très fluides.
Au-delà de quelques grands traits (la place de la question nationale et agraire, par exemple), la voie de la victoire révolutionnaire n’est pas encore précisément définie. Elle sera déterminée par le résultat des grandes luttes de l’après-guerre —1925-1934— et par l’invasion japonaise du pays, en 1937.
Durant les années vingt, toute une série de questions stratégiques essentielles s’est posée pour la première fois en grandeur vraie au jeune mouvement communiste chinois et au Comintern lui-même : cette expérience a éclairé d’une lumière aiguë la dialectique sociale, la dialectique politique et la dialectique internationale des luttes de libération dans un pays semi-colonial.
On trouve, avant 1928, dans les écrits et activités de Mao, certaines conceptions qui seront des éléments constitutifs de sa « pensée ». Mais le maoïsme n’est pas né en même temps que le Parti communiste. Il ne prend véritablement forme qu’à la fin des années vingt et durant les années trente, quand Mao élabore sa stratégie d’ensemble et s’impose à la direction réelle du parti.
Vu son importance historique, de nombreux courants, dont le courant trotskyste, ont toujours accordé une attention particulière à la Deuxième Révolution chinoise. Par contre, les courants maoïstes se sont généralement attachés à l’étude de la Troisième. C’est en effet la révolution maoïste par excellence. Pourtant, les leçons de l’une complètent celles qui peuvent être tirées de l’autre.
Pour comprendre la formation du maoïsme, pour discuter des voies de la libération nationale dans un pays semi-colonial, pour analyser les problèmes du front uni, pour tout cela et bien d’autres choses, il est indispensable de comparer les enseignements de ces deux grandes révolutions.
La Deuxième Révolution chinoise, qui culmine en 1926-1927, est précédée d’une période de montée des luttes, plus graduelle, de 1918 à 1924. Nous traitons donc ces deux périodes séparément, avant d’aborder la période de recul des luttes de 1928 à 1935.
De la fondation du PCC à 1924 : la convergence
Les premières années du communisme en Chine vont être dominées par deux grandes questions :
• Le rapport du mouvement ouvrier au mouvement national et du PCC au Guomindang ;
• Le rapport entre l’Etat soviétique et le gouvernement de Canton, entre l’IC et les partis chinois.
Ces rapports se nouent alors que la Chine est en mutation. La situation générale évolue très rapidement. Il faut en tenir pleinement compte si l’on veut comprendre les problèmes qui se sont posés au jeune parti communiste comme aux envoyés du Comintern.
Les données de départ
Au début des années vingt, il faut notamment prendre en compte les données suivantes :
• Une profonde vague de luttes populaires et nationales s’amorce. Elle s’annonce très différente de celle des années 1911-1912. En Chine même, des forces sociales et politiques, hier encore marginales, s’affirment. La géographie politique du monde impérialiste a été bouleversée par la guerre mondiale. L’existence de l’URSS offre un allié sans précédent aux mouvements de libération. C’est une nouvelle révolution qui prend forme, et non la simple relance de la Première Révolution chinoise [1911].
• La création du PCC est contemporaine de celle du mouvement ouvrier. Toutes deux prolongent directement [les premières vagues d’industrialisation]. Cette jeune classe ouvrière fait l’expérience traumatisante du déracinement et de l’exploitation sauvage. Elle entre en lutte et commence à s’organiser. […] Le mouvement ouvrier moderne va pour la première fois être un acteur direct dans les événements à venir, mais il n’est pas encore en mesure d’assurer pratiquement sa direction sur les luttes nationales. Le PCC est fondé en 1921 avec 57 membres, presque tous des intellectuels.
• C’est d’autant plus vrai que l’expansion du marché capitaliste et les mutations socio-économiques touchent la Chine de façon très inégale. L’immense arrière-pays évolue beaucoup plus lentement que les zones côtières, la vallée du Yangzi et la Mandchourie. Ces mutations sont suffisantes pour initier une dialectique nouvelle des luttes urbaines et rurales ; mais cette dialectique va opérer de façon très différenciée suivant les régions.
• Sans la paysannerie, le prolétariat ne peut rien. Elle constitue la grande majorité de la population. La question agraire est au cœur des contradictions sociopolitiques. […] Néanmoins, compte tenu du contexte régional, des traditions locales, de l’immensité du pays, le mouvement paysan est loin d’être unifié. Il est souvent instable.
• L’acuité de la question nationale est frappante dans ce pays de vieille civilisation unifiée, devenu une semi-colonie à la souveraineté morcelée. Les espoirs soulevés par la révolution républicaine de 1911 ont été déçus. Mais le mouvement national reste une formidable force latente. La réunification du pays et l’indépendance s’imposent comme des mots d’ordre centraux.
• Le mouvement social s’exprime largement dans le moule du mouvement national. C’est dans ce creuset que se forme la conscience de classe du prolétariat. L’unanimisme idéologique n’a pas été brisé par l’expérience de [1911-1912]. Il faudra attendre pour cela les années 1925-1927.
• Le Guomindang, établi dans le Sud, autour de Canton, est faible, désorganisé, divisé. Mais il représente une tradition nationale prestigieuse, symbolisée par Sun Yatsen. Ce parti-gouvernement développe une propagande populiste et cristallise l’identité de la nation opprimée autour de son drapeau, de son nom, de son projet : reconquérir l’unité du pays à l’occasion d’une grande campagne militaire contre les Seigneurs de la guerre du Centre et du Nord, contre le gouvernement de Pékin ; regagner ainsi l’indépendance. C’est le thème mobilisateur de « L’Expédition du Nord ».
• Enfin, sur le plan international, l’importance de la Chine ne cesse de grandir au fil des années. Aux yeux de Moscou, notamment : à partir de 1923, les échéances révolutionnaires sont reportées sine die en Europe, et c’est en Extrême-Orient que l’encerclement impérialiste du premier Etat ouvrier peut être rompu ou affaibli. C’est là, aussi, que commence la Deuxième Guerre mondiale.
[...]
Le Parti communiste chinois développe ses activités internationales. Il envoie — ainsi d’ailleurs que le Guomindang — des représentants au Congrès des Travailleurs d’Extrême-Orient, réuni à Moscou en janvier 1922. Certains de ces cadres séjournent en France (Zhou Enlai, Deng Xiaoping). Il tient son deuxième congrès en juillet 1922 (123 membres). Il participe aux congrès annuels du Comintern.
[Alors que le conflit entre le gouvernement de Sun Yatsen et les Seigneurs de la Guerre devient aigu] des pourparlers se nouent entre le hollandais Henk Sneevliet (Maring), délégué de l’IC, et le Guomindang. [Ils] débouchent sur la déclaration Sun-Joffé du 26 janvier 1923. Elle commence en ces termes : « Le Docteur Sun Yatsen est d’avis, étant donné l’inexistence de conditions favorables à leur application avec succès en Chine, qu’il est impossible de réaliser en Chine soit le communisme soit même le système soviétique. M. Joffé est entièrement d’accord avec ce point de vue ; il pense de plus que les problèmes les plus importants et les plus urgents pour la Chine sont l’achèvement de son unification nationale et la réalisation de sa pleine indépendance nationale. En ce qui concerne ces grandes tâches, M. Joffé a assuré le Dr Sun de la plus chaude sympathie du peuple russe pour la Chine et de son désir de la soutenir » [6].
C’est le début d’une importante coopération entre l’URSS et le gouvernement de Canton. Dès 1922, Maring avait proposé l’adhésion du PCC au Guomindang. Sun Yatsen exige que cette intégration s’opère sous la forme d’adhésions individuelles. Cette intégration est approuvée à Moscou et entérinée au troisième congrès du Parti communiste chinois (juin 1923). Le PCC a alors 432 membres. A la base de l’accord entre les deux partis : une lutte commune pour la réunification de la Chine contre les Seigneurs de la guerre et contre la domination impérialiste.
En juin 1923, Michaël Borodine, conseiller politique soviétique, arrive en Chine. Tchiang Kai-chek va à Moscou. Le Guomindang réunit ses assises nationales en janvier 1924. Ce congrès sanctionne les nouvelles alliances nouées sur le plan international avec l’URSS et sur le plan national avec le PCC. Trois communistes, dont Li Dazhao, sont élus au comité central du Guomindang, et six autres, dont Mao Zedong, sont suppléants. Les militants communistes deviennent membres à part entière du Guomindang.
Alors que s’engage un vaste mouvement populaire et national, une alliance se noue donc entre la fraction de la bourgeoisie chinoise regroupée dans le Guomindang et le jeune mouvement ouvrier animé par le Parti communiste. Elle prend la forme du « front uni de l’intérieur ».
Moscou coopère étroitement avec le gouvernement de Canton, mais signe aussi des traités avec le gouvernement de Pékin, comme avec Zhang Zuolin qui contrôle la Mandchourie. L’aide soviétique joue un rôle très important dans le renforcement du jeune mouvement communiste d’une part et dans celui du Guomindang d’autre part : création de l’Académie militaire de Whampoa (avec Tchiang Kaï-chek et Zhou Enlai) ; création du « Corps de propagande » et renforcement de l’appareil organisationnel du Guomindang ; consolidation de l’enracinement communiste dans les syndicats...
[Voir annexe 2]
Montée et défaite de la Deuxième révolution chinoise (1925-1927)
La première question qui se pose, fin 1924-début 1925, c’est de savoir combien de temps cette double con¬vergence d’intérêts va se maintenir. La réponse viendra très vite. C’est en 1925-1926 que commence l’essor des luttes de masses. En 1926-1927, le problème du contenu de classe de la libération nationale se pose en termes concrets et l’unanimisme du mouvement national vole en éclat.
Les années 1925-1927 sont donc des années charnières, décisives. Le mouvement communiste chinois doit faire face à ce test historique cinq ans seulement après avoir vu le jour. C’est une épreuve redoutable. Il va se tourner vers Moscou, vers les envoyés du Comintern, pour aide et directives. Le sens de l’unité d’intérêts et de la discipline internationale est d’ailleurs profond, à cette époque, l’IC n’hésitant pas à intervenir sur des questions de tactique nationale, et les directions des sections du Comintern faisant confiance à la prestigieuse direction russe. Ce type de fonctionnement, s’il se comprend dans le contexte de l’époque, posera néanmoins de graves problèmes dans les années qui suivent.
Or, en URSS, depuis la mort de Lénine, la lutte de fraction fait rage au sein du Parti bolchevique ; la puissance de la nouvelle bureaucratie s’affirme. Au cinquième congrès de l’IC, l’opposition trotskyste est condamnée. Un processus de subordination politico-organisationnel des partis nationaux, membres du Comintern, s’engage.
Une évolution qualitative s’opère dans les luttes internes au régime soviétique au moment même où le mouvement révolutionnaire chinois a besoin d’un soutien internationaliste actif. Il devient du coup l’enjeu d’un conflit fractionnel qui lui est étranger. Le point de vue bureaucratique grand-russe de la fraction stalinienne va dorénavant peser directement dans la détermination de la politique chinoise de l’IC.
Cette conjonction entre l’aiguisement des contradictions de classe en Chine même et le tournant dans les luttes fractionnelles en URSS va être proprement désastreuse pour la révolution chinoise.
[La montée des luttes populaires se manifeste dans le Mouvement du 30 Mai et la grève-boycott de Canton-Hong Kong :] Le contenu des revendications est anti-impérialiste et la bourgeoisie cantonaise soutient un temps le mouvement. Mais la direction du Comité central de grève, « deuxième pouvoir » dans la région, est assumée par les communistes. Des détachements de piquets armés surveillent les côtes. Nationaliste dans ses objectifs, le mouvement est prolétarien dans ses formes et sa dynamique, populaire dans son assise. Pour la première fois, une convergence directe se dessine entre luttes urbaines et rurales.
Le PC devient véritablement un parti implanté dans les masses. […] La politique de front uni « de l’intérieur » porte ses fruits. Pourtant, le succès du mouvement populaire effraie des secteurs croissants de la bourgeoisie. De violentes luttes fractionnelles se manifestent au sein du Guomindang, favorisées par la mort de Sun Yatsen en mars 1925. La fraction de droite du Guomindang manifeste ouvertement sa volonté d’engager la lutte contre les communistes.
L’IC ignore une proposition de Chen Duxiu visant à faire sortir le PCC du Guomindang pour assurer son indépendance organisationnelle.
La gauche du Guomindang, dirigée par Wang Jingwei, domine le deuxième congrès de ce parti, réuni en janvier 1926. Mais la droite garde en fait l’initiative : à Canton, Tchiang Kai-chek organise le coup de force du 20 mars, proclamant la loi martiale, désarmant les piquets ouvriers, arrêtant de nombreux communistes. En mai, l’Exécutif du Guomindang décide d’écarter les communistes de tous les postes de responsabilité. L’activité des syndicats est soumise à des restrictions croissantes. En octobre, l’armée met fin à la grève-boycott de Canton-Hong Kong.
Malgré ces conflits, Moscou poursuit la même politique de front uni. En mars, le sixième plénum du Comité exécutif de l’IC admet (contre le vote de Trotsky au Bureau politique du Parti bolchevique) le Guomindang comme « parti sympathisant » et Tchiang Kai-chek comme « membre d’honneur ». L’analyse du caractère de classe du Guomindang avait toujours fait problème. Alors que la bourgeoisie chinoise renforce ses positions à la tête de ce parti, il est maintenant défini par le Comité exécutif de l’IC en termes particulièrement optimistes :
« Le parti Guomindang, le noyau fondamental duquel agit en alliance avec les communistes chinois, représente un bloc révolutionnaire des ouvriers, paysans, de l’intelligentsia et de la démocratie urbaine sur la base d’une communauté d’intérêts de classe de ces couches dans la lutte contre les impérialistes étrangers et l’ensemble de l’ordre féodalo-militaire, pour l’indépendance du pays et pour un gouvernement démocratique-révolutionnaire unique » [7]. La résolution, négligeait ouvertement le danger représenté par la droite du Guomindang, notant que « certaines couches de la grande bourgeoisie chinoise, qui se sont temporairement regroupées autour du parti Guomindang, se sont maintenant écartées de lui » [8].
L’IC repousse la proposition du PCC visant à constituer des « fractions » de gauche au sein du parti Guomindang. Borodine maintient son poste de conseiller auprès de Tchiang Kai-chek.
Le septième plénum élargi de l’IC, réuni en novembre-décembre 1926, confirme la ligne défendue par Staline et Boukharine. Tout en notant le virage à droite de la grande bourgeoisie chinoise, les Thèses sur la situation en Chine débordent d’optimisme quant à l’avenir de la lutte : « à ce stade, l’hégémonie du mouvement passe de plus en plus entre les mains du prolétariat ». Le Parti communiste ne doit pas sortir du Guomindang : « tout le développement de la révolution chinoise, son caractère et ses perspectives exigent que les communistes demeurent dans le Guomindang et y intensifient leur travail » ; ils doivent « entrer dans le gouvernement de Canton » et « s’efforcer de faire du Guomindang un véritable parti du peuple » en combattant l’aile droite « et ses tentatives de transformer le Guomindang en un parti bourgeois », en soutenant la gauche et en s’adressant au centre [9].
N.M.Roy est délégué en Chine.
Le mouvement de masse [syndicats ouvriers et unions paysannes] continue à s’étendre. […] En mars 1926, Mao publie son premier essai important : « Analyse des classes de la société chinoise » [10]. [Il] a longuement travaillé dans le Guomindang, en accord avec la ligne. Mais l’originalité de ses perspectives s’affirme de plus en plus, à l’aube des affrontements de 1927. Il écrit son fameux « Rapport sur une enquête à propos du mouvement paysan au Hunan » [11].
Ce texte enthousiasme l’oppositionnel de gauche Victor Serge qui écrit : « J’ai sous les yeux un document du plus grand intérêt sur le mouvement paysan dans le Hunan. (...) J’ai lu bien des choses sur la révolution chinoise. Je n’ai trouvé nulle part de pensée communiste de meilleur aloi que celle du jeune militant inconnu, Mao Tsé-toung. Il a des formules frappées qui font irrésistiblement penser à celles de Lénine en 1917-1918. Voici ses conclusions (et les miennes) : ’La direction du mouvement révolutionnaire doit appartenir aux pauvres. Sans pauvres, pas de révolution. Se défier des pauvres, c’est se défier de la révolution, s’attaquer à eux, c’est s’attaquer à la révolution. Leurs mesures révolutionnaires ont été d’une justesse infaillible. Si l’achèvement de la révolution démocratique est représenté par le nombre dix, la part des villes et de l’armée devra être représentée par trois et celle des paysans qui ont fait la révolution dans les campagnes, par sept ».
Et Victor Serge, qui écrit après la débâcle, conclut : « Si les dirigeants de la révolution chinoise s’étaient inspirés d’une conception aussi claire de la lutte de classe, toutes les victoires eussent été possibles. Hélas ! » [12].
L’extension nationale du mouvement de masse est accélérée par le déclenchement de l’Expédition du Nord en juillet 1926. […] En octobre 1926, le gouvernement nationaliste quitte Canton pour s’établir à Wuhan.
C’est la droite du Guomindang qui contrôle, par Tchiang Kai-chek, les forces armées. Elle installe son quartier général à Nanchang, capitale du Jiangxi. Début 1927, Tchiang laisse les Seigneurs de la guerre réprimer le mouvement populaire dans le Centre et le Nord. En février, il lance des attaques publiques contre les communistes alors qu’un premier soulèvement ouvrier à Shanghai est écrasé.
L’épreuve de force au sein du mouvement national, entre la direction bourgeoise du Guomindang et le mouvement de masse à direction communiste est maintenant ouvertement engagée. Face à l’évolution de la situation, le PCC est désemparé, aveuglé, sans capacité d’initiative. Il va se passer la corde au coup. La défaite de la Seconde Révolution chinoise se joue en trois actes dramatiques.
Premier acte : Shanghai. Le 21 mars 1927, une insurrection donne le contrôle de Shanghai au syndicat général et aux communistes. Les insurgés victorieux ouvrent la ville à l’armée de Tchiang Kai-chek qui prend rapidement contact avec la bourgeoisie locale, les milieux occidentaux et la pègre.
En URSS, le 5 avril, malgré les avertissements lancés par l’Opposition, Staline affirme que la victoire d’un coup d’Etat de Tchiang est impossible. Le 12 avril, c’est le massacre : des milliers de militants ouvriers sont sommairement abattus par l’armée et les gangs.
Deuxième acte : Wuhan La direction du Guomindang est temporairement divisée : Wang Jinwei rompt avec Tchiang. Moscou décide de poursuivre la politique de front uni de l’intérieur avec la gauche du Guomindang. A l’occasion de son Ve Congrès (27 avril-11 mai 1927), le PCC fait de même. Le gouvernement Wang Jinwei, établi à Wuhan, contrôle les provinces du Hubei et du Hunan. En mai, au huitième plénum de l’IC, Staline affirme, contre l’Opposition, que ce gouvernement est le « centre révolutionnaire ».
Pourtant, le 11 juin 1927, le gouvernement de Wuhan réprime le mouvement ouvrier et paysan, entame la chasse aux communistes et se réconcilie avec Tchiang. Dans les autres régions aussi, la répression s’est abattue sur le mouvement communiste. Zhang Zuolin a fait exécuter de nombreux dirigeants, dont Li Dazhao. Le gouverneur militaire de Changsha a organisé un véritable massacre.
Le 1er août 1927, des éléments de la IVe armée nationaliste se révoltent contre le commandement général : c’est le Soulèvement de Nanchang, animé par des officiers communistes ou sympathisants, He Long et Ye Ting, dirigé par Zhou Enlai. Cette date est devenue l’anniversaire de la fondation de l’Armée rouge. En septembre, une insurrection paysanne éclate dans le Hunan avec Mao Zedong. C’est le Soulèvement de la Moisson d’Automne. Mao se replie dans les monts Jinggangshan, à la frontière du Hunan et du Jiangxi. Il y est rejoint par Zhu De.
Borodine et N.M.Roy rentrent en URSS et sont remplacés par Lominadzé, homme de confiance de Staline. En août, le Parti communiste tient une conférence extraordinaire. Chen Duxiu est rendu responsable de la défaite. Qu Qiubai est nommé secrétaire général.
Trotski et Zinoviev sont exclus du parti communiste soviétique. En URSS, la fraction stalinienne triomphe.
Troisième acte : Canton. Devant l’évolution de la situation, Moscou décide brusquement d’organiser une insurrection dans le Sud, le 11 décembre 1927. La Commune de Canton ne peut tenir, alors que le mouvement national a déjà subi des terribles défaites dans l’ensemble du pays. La répression est une nouvelle fois féroce. En 1928, Qu Qiubai, nouveau bouc émissaire, est condamné pour « putchisme ».
[Voir annexe 2]
[Regroupées pour une grande part dans le Jiangxi, les forces communistes sont finalement militairement contraintes, en 1934, de quitter leur République soviétique. C’est le début de la Longue Marche].
***
Epopée héroïque entrée dans la légende, la Longue Marche est d’abord une longue retraite qui conduit divers corps de l’Armée rouge de leurs bases initiales dans le Sud de la Chine jusqu’à Yanan, dans le Nord-Ouest, loin des zones côtières qui étaient au cœur de la vie politique et des luttes sociales durant toutes ces années de révolution et de contre-révolution.
Le point de départ géographique, sociologique, politique et organisationnel de la Troisième Révolution chinoise est donc très différent de celui de la Deuxième. Pourtant, par bien des aspects, l’héritage des luttes révolutionnaires de 1925-1927 (la période dite de la Première Guerre civile révolutionnaire) et de la résistance de 1928-1937 (la période dite de la Deuxième Guerre civile révolutionnaire) a conditionné le cours des luttes de 1937 à 1945 (la période dite de la Guerre de Résistance contre le Japon) et de 1946 à 1949 (la période dite de la Troisième Guerre civile révolutionnaire). C’est ce qu’il faut maintenant analyser de plus près pour aborder la genèse du maoïsme.
Extraits du chapitre 1 (ESSF article 24449), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 1 – Les années 1920 et la question du front uni PCC-Guomindang
L’héritage de La Deuxième Révolution chinoise et la genèse du maoïsme
Revenant sur le cours de la révolution chinoise, divers chercheurs tendent à relativiser la portée de la défaite de 1927. Ils font valoir les éléments d’analyse suivants :
– La victoire d’une révolution prolétarienne, à direction communiste, était, à l’époque, impossible en Chine. Il suffit pour s’en convaincre de prendre en compte les rapports de forces sociaux (marginalité du prolétariat) et politiques (jeunesse du PC).
– Malgré la virulence de la polémique qui les oppose, Staline et Trotski se rejoignent sur le fond. Tous deux réfléchissent dans un cadre par trop « orthodoxe » et occidental : la révolution ouvrière et urbaine, insurrectionnelle, appuyée par la paysannerie et le soulèvement rural.
– Le projet maoïste était le seul qui fût adapté à la réalité chinoise. Or, ce projet —la guerre populaire prolongée en milieu rural — est fort éloigné des thèses avancées par les divers protagonistes des luttes internes au PC(b) d’URSS et à l’IC. C’est avec Mao que la « voie chinoise » et qu’un véritable marxisme asiatique voient le jour.
Dans leur intéressante étude sur le marxisme et l’Asie, Hélène Carrère d’Encausse et Stuart Schram écrivent notamment : « Nous avons déjà évoqué les critiques de Trotski à l’égard de la tactique préconisée par le VIe Congrès, dans laquelle il voyait une porte trop largement ouverte à la collaboration avec la bourgeoisie malgré toutes les précautions dont les auteurs de la résolution s’entouraient. Mais en réalité, lorsque l’on regarde cette époque dans une perspective historique, on est frappé plutôt par les ressemblances entre la position de Trotski et celle du Comintern, telle qu’elle a été réaffirmée presque sans changement de 1928 à 1934. Les extraits des décisions et instructions au sujet de la révolution chinoise montrent en effet une tendance presque aussi accusée que chez Trotski à l’application doctrinaire de concepts et de mots d’ordre façonnés par des conditions européennes et une mentalité européenne à une réalité tout autre. Priorité de la ville sur la campagne, importance vitale d’assurer l’hégémonie des ’ouvriers ’ sur les paysans, croyance en une insurrection de masse sur le modèle de la révolution russe —tous les stéréotypes y passent. Mais en réalité, ce n’étaient que des paroles en l’air, car celui qui de plus en plus rassemblait en ses mains le contrôle réel sur le Parti communiste chinois — même s’il ne devait en prendre effectivement la tête qu’en 1935, au cours de la Longue Marche — était bien décidé à procéder d’une tout autre manière » [13].
Le jugement de Carrère d’Encausse et Schram soulève d’importants problèmes de fond. Nous n’aborderons dans ce chapitre que certains d’entre eux, quitte à revenir ultérieurement sur les autres.
Débat intéressant, donc, mais, comme tout débat rétrospectif, difficile à mener. Il faut éviter deux écueils : l’apologie de l’histoire qui fut (la défaite était inévitable puisqu’elle a eu lieu) et la réécriture idéologique de l’histoire qui aurait dû être (avec une autre ligne, tout était possible). Ces deux approches stérilisent la réflexion historique et politique. La première pousse à étudier la « voie maoïste » indépendamment du riche héritage des années 1925-1927. La deuxième conduit à une lecture symétriquement opposée : la « voie maoïste » n’est plus qu’une déviation regrettable ; la « véritable » révolution prolétarienne des années vingt confirmant l’universalité de la « voie russe ». Dans les deux cas, la dialectique historique est simplifiée à l’extrême.
[Voir annexe 3 sur les « possibles »]
La genèse du maoïsme
Nous abordons là, véritablement, la genèse du maoïsme. Et aussi, car les deux vont de pair, la genèse des instruments de la révolution maoïste, à commencer par celle des bases révolutionnaires et de l’Armée rouge.
Mao Zedong a été fort actif au sein du Guomindang et ne semble pas avoir mis en doute, avant 1927, la politique entriste du PCC. Dans un article de 1923, il a même chanté le rôle de la bourgeoisie commerçante. Le temps d’un écrit, Mao fait en effet des marchands la force dirigeante de la révolution [14]. Wang Ming prendra ultérieurement prétexte de cet article pour dénoncer en son adversaire un élément droitier et antiprolétarien [15]. Cependant, l’analyse de ce texte de Mao n’est pas facile, tant il tranche avec ceux qui le précèdent et qui le suivent [16].
Mao apparaît à première vue très à droite au sein du PCC, tant il s’investit dans le Guomindang. Il semble bien avoir longtemps nourri de sérieuses illusions sur l’avenir de ce parti. Il a peut-être été profondément influencé par sa correspondance avec un ami chinois, membre fondateur du PCC, mais résidant alors en France, et qui décrit avec enthousiasme le succès du mouvement kémaliste en Turquie. Dans un article de septembre 1922, Cai Hesen appelle ses « 400 millions de frères opprimés » à prendre exemple sur le peuple turc : « Levons-nous vite pour inciter notre parti révolutionnaire [le Guomindang] à nous conduire à l’union avec la Russie soviétique, afin de renverser l’oppression de l’impérialisme international en Chine » [17].
Il y a sûrement anguille sous roche : les écrits officiels de Mao restent en effet bien silencieux sur la période pré-1926. Il faut se garder, pourtant, d’une analyse unilatérale des perspectives de Mao à l’époque. Il est déjà communiste. Il pousse à l’extension maximale du mouvement national et, plus tard, du mouvement paysan. Il recherche l’initiative et, sous le drapeau du Guomindang, engage un travail révolutionnaire dans un secteur délaissé par le parti.
Le point de vue qui prime pour Mao est celui du développement des luttes en Chine. Cela peut déjà l’amener à s’opposer de fait à l’orientation du Comintern. Il appelle, par exemple, avec Tchiang Kai-chek, au déclenchement de l’Expédition du Nord à un moment où Moscou freine des deux pieds pour ne pas mettre en cause des manœuvres diplomatiques engagées dans le nord et le centre de la Chine [18].
Quoi qu’il en soit, durant les luttes de 1926-1927, l’activité et l’orientation de Mao n’ont plus grand-chose de droitier, c’est le moins que l’on puisse dire.
[Voir annexe 5 sur la question paysanne]
[Voir annexe 3 sur le double pourvoir territorial]
Les massacres de Shanghai, en avril 1927, puis de Wuhan en juillet, ouvrent une nouvelle période. Celle-ci est l’occasion d’un quiproquo révélateur entre Mao et la direction du parti. Sur la foi de mauvaises informations, Mao envoie le 20 août 1927 une lettre au Comité central : « Un certain camarade est arrivé au Hunan en annonçant qu’une nouvelle instruction de l’Internationale propose l’établissement immédiat de soviets d’ouvriers, de paysans et de soldats en Chine. En entendant cela, j’ai sauté de joie. Objectivement, la Chine a depuis longtemps atteint son 1917, mais jusqu’à présent tout le monde soutenait l’opinion que nous étions en 1905. C’était une erreur grossière. (...) Aussitôt qu’il sera établi, ce pouvoir politique devrait rapidement remporter la victoire dans tout le pays. Nous espérons que le Comité central acceptera sans réserve l’instruction de l’Internationale, et l’appliquera au Hunan » [19]. Mao espérait encore en une victoire rapide. Il appelle dans cette lettre à adopter le mot d’ordre de la réforme agraire radicale. Et il tire un trait sur le Guomindang : « Nous ne pouvons vraiment pas utiliser le drapeau du Guomindang. Si nous le faisons, nous serons seulement défaits une nouvelle fois. Auparavant, nous n’avons pas vraiment saisi la direction du Guomindang et nous avons laissé Wang Ching-wei, Tchiang Kai-chek, T’ang Sheng-chih le diriger. Maintenant nous devrions les laisser garder ce drapeau qui n’est déjà plus rien d’autre qu’un drapeau noir, et nous devons tout de suite lever le drapeau rouge » [20].
Le Comité central ordonna catégoriquement à Mao d’appliquer la ligne officielle : pas de soviets, continuer à utiliser le drapeau du Guomindang et réforme agraire modérée. Pourtant, l’IC préparait bien le tournant gauchiste de la fin 1927. Mais il était encore trop tôt à ses yeux pour l’annoncer. C’est en novembre seulement que le CC du PCC formalise cette ligne, en lui donnant alors un tour aventuriste aux conséquences désastreuses [21]. C’est une chose de regrouper les forces militaires aux marches des provinces, c’en est une autre d’appeler Canton à l’insurrection. Mao fait, à l’époque, preuve de gauchisme. Mais il commence à porter une attention soutenue aux problèmes militaires, aux forces armées : un soulèvement se prépare sérieusement. La direction du parti, poussée par l’Internationale, mise sur la spontanéité et la puissance d’une succession d’explosions de masse. Elle aborde en termes proprement irresponsables la question de la guerre.
[...]
Le projet maoïste prend forme
A la fin des années vingt, le projet maoïste prend forme. Il va mûrir. Mais on voit ce qu’il doit à l’expérience de la deuxième révolution, ce 1905 chinois qui a clarifié les rapports de classe au sein du mouvement de libération nationale.
La genèse du projet politique maoïste, la constitution de ses instruments organisationnels, la mise au point de ses mécanismes de fonctionnement ne peuvent être détachées de cette expérience révolutionnaire majeure. Elle a permis à Mao d’élaborer ses premières conceptions. Le mouvement communiste chinois tout entier est le produit de cette vague de mobilisations de masse et de confrontations de classes. Mouvement révolutionnaire armé, le maoïsme se constitue dans ce cadre. La Troisième Révolution chinoise ne recommence pas de zéro.
Extraits du chapitre 2 (ESSF article 24451), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 2 – Les « possibles » des années 1920 et la genèse du maoïsme
La constitution de la direction maoïste à la tête du PCC
En 1934-1936, les divers corps de l’Armée rouge quittent leurs bases dans le Sud et le Centre de la Chine et rejoignent un à un la zone soviétique du Shaanxi. C’est la Longue Marche : une véritable épopée, périlleuse et héroïque. Une coûteuse opération survie. On estime à 300 000 les effectifs totaux de l’Armée rouge à la veille du grand départ et à 30 000 ceux qui se retrouvent finalement dans le nord-ouest de la Chine.
[...]
Epreuve physique, militaire et morale, la Longue Marche est aussi une dure épreuve politique pour le Parti communiste. L’appareil est miné par de violents conflits fractionnels. L’existence du PCC est à plus d’un titre en question.
La Longue Marche, note Harrison Salisbury, paraphrasant le général Qin Xinghan, c’est « trois batailles en une – la bataille contre Tchiang et ses Seigneurs de la guerre, la bataille contre la nature et les éléments, et, clef entre toutes, la bataille au sein du Parti communiste, la bataille de dirigeant contre dirigeant et de politique contre politique » [22].
Mao s’impose à la tête du Parti communiste. Avant 1935, on peut parler d’une fraction maoïste au sein du PCC, comme on parlait à la fin des années vingt de « l’Armée de Zhu-Mao » [23] dans le Jinggangshan et le Jiangxi. Après 1935, on doit parler de la direction d’un parti, équipe encore contestée, mais dont l’envergure dépasse de beaucoup celle d’une simple fraction régionale.
1932-1935 : Chute et triomphe de Mao
Cette évolution est d’autant plus notable qu’en 1934, à la veille du départ, Mao Zedong a perdu l’essentiel de ses pouvoirs. Les choses ont en effet rapidement changé à partir de 1932 et de l’arrivée dans sa République soviétique de Zhou Enlai, puis de Bo Gu (Qin Bangxian) et Luo Fu (Zhang Wentian), deux des principaux représentants de la fraction des “28 bolcheviques”, appuyés par Otto Braun [24], le “conseiller militaire” envoyé par Moscou.
La position formelle de Mao reste, ces années durant, importante. Il avait perdu son poste de suppléant du Bureau politique (BP), en 1927, après l’échec du Soulèvement de la Moisson d’Automne. Il le retrouve en 1931 et devient membre plein du BP en 1934. Pourtant, son autorité est minée, ses proches sont menacés, il est progressivement isolé. A l’occasion d’une violente controverse militaire, les conceptions maoïstes en matière de stratégie sont soumises à une critique systématique. La direction est aux mains de la troïka Otto Braun, Bo Gu, Zhou Enlai.
Autant la position de Mao Zedong semblait forte, en 1932, autant elle semble désespérée en 1934. La plupart des généraux rouges se rangent du côté de Zhou Enlai ou d’Otto Braun. Quand commence la Longue Marche, des cadres de la fraction maoïste sont chargés par le BP de tenir les arrières : rares sont ceux qui survivront au “nettoyage” par les armées blanches de la zone rouge maintenant dégarnie.
Pour rompre l’encerclement ennemi, l’Armée rouge doit commencer par briser quatre lignes de blockhaus. Les trois premières sont aisément traversées, grâce à des compromis secrets passés avec des Seigneurs de la guerre locaux. Mais le passage de la quatrième ligne, sur la rivière Xiang, est très coûteux. Les communistes, ralentis par d’immenses colonnes de porteurs, ne peuvent prendre de vitesse les armées blanches. Les pertes (tués, déserteurs...) s’élèvent rapidement à 50 000 hommes : en janvier 1935, la Première armée de front ne compte plus que 30000 hommes.
L’autorité d’Otto Braun, simple “conseiller” devenu dans les faits le principal responsable politico-militaire du parti, est mise en cause aux yeux des cadres de l’Armée rouge. C’est dans ce contexte que Mao reprend en main la direction. En décembre 1934, lors de la conférence de Tongdao (ville proche de la frontière du Hunan et du Guizhou), il revient à la commission militaire centrale, dont il avait été exclu en 1932. Une semaine plus tard, le 18 décembre, Mao renforce sa position à l’occasion de la réunion élargie du Bureau politique à Liping, prospère chef-lieu de comté au sud-est du Guizhou. [25] A la mi-janvier 1935, à l’occasion d’une nouvelle conférence élargie du BP, tenue cette fois à Zunyi, important centre urbain de la province, la prééminence de Mao s’affirme contre Otto Braun et Bo Gu.
Durant l’année 1935, Mao réussit à consolider son pouvoir politique, malgré un sérieux revers militaire enregistré sous son nouveau commandement, immédiatement après la conférence de Zunyi. L’Armée rouge a frôlé le désastre total à Qinggangpo, fin janvier, lorsqu’elle a essayé de traverser le fleuve Yangtze. Mao semble avoir en l’occurrence commis l’une des erreurs contre laquelle il mettait pourtant constamment en garde : s’engager dans une bataille sur la base d’informations insuffisantes concernant les forces ennemies. [26] L’historiographie maoïste a pieusement oublié cet impair qui faillit être fatal. Suivie d’une retraite et de nombreuses et épuisantes marches forcées, cette défaite nourrit une grogne menaçante dans le commandement de l’Armée rouge : le jeune général Lin Biao lui-même, qui a soutenu Mao durant les heures sombres de 1932-1934, se fait l’écho de ce mécontente ment [27].
Malgré cet échec, la qualité du commandement de Mao s’affirme alors que le rapport de forces est particulièrement défavorable. [...] [Mais] la rançon du succès est une nouvelle épreuve politique. La Première armée de front, réduite maintenant à 7000 ou 8000 hommes, rejoint en juin 1935, à Maogong (Sichuan) la Quatrième armée de front, forte alors de 70 000 hommes et dirigée par Zhang Guotao, l’un des principaux membres du BP. [28] Dix fois plus nombreuses que celles de Mao, les troupes de Zhang sont aussi beaucoup plus fraîches.
Le regroupement des forces communistes ouvre un nouveau conflit fractionnel. Zhang Guotao postule à la direction. L’épreuve de force s’engage à propos de la voie que doit dorénavant suivre l’Armée rouge : vers le Nord, comme le veut Mao, pour rejoindre le pays Han [29], afin de pouvoir reprendre l’initiative quand l’occasion s’en présentera (la guerre avec le Japon...) ou toujours plus à l’Ouest, en pays tibétain, comme le veut Zhang Guotao, pour se rapprocher des frontières soviétiques au risque de s’isoler de la Chine “utile” ?
Il s’en est fallu peut-être de peu, que le conflit politique ne tourne mal – et très mal pour Mao entouré des hommes de Zhang. Mais c’est seulement la rupture : la Quatrième armée fait retraite dans le Xikang alors que la Première armée manœuvre pour reprendre pied en pays Han. Mao Zedong apprend l’existence d’une base rouge dans le Nord Shaanxi. Après quelques combats de plus contre les blancs, Mao et 4000 hommes arrivent enfin à bon port.
La Quatrième Armée, confrontée à des populations tibétaines hostiles et poussée de plus en plus loin dans le Nord-Ouest, est taillée en pièce par la cavalerie musulmane de Ma Pufang, aux confins du Gansu et du Xinjian. C’est en vaincus que Zhang Guotao et les rescapés rallient en 1936 les forces de Mao, déjà notablement renflouées.
La formation de la direction maoïste
C’est en 1935-1936 que Mao Zedong s’impose, pour la première fois, comme la figure centrale du Parti communiste chinois. Mais il fait plus : il reconstitue une nouvelle équipe de direction, ralliant autour de lui ou neutralisant des cadres clefs qui appartenaient aux fractions rivales, ainsi que les indépendants, rassemblant progressivement ceux de ses anciens camarades de fraction, dispersés, qui ont survécu aux purges et aux combats.
La composition de la nouvelle équipe de direction maoïste montre qu’il y a eu bien plus que la simple victoire d’une fraction sur les autres : on assiste en effet à des réalignements d’ensemble au sein de l’appareil, témoins d’un profond processus de recomposition politique au sein du PCC.
Dès les débuts de la Longue Marche, Mao, malade et transporté en litière, se lie avec Luo Fu et Wang Jiaxiang, deux des principaux dirigeants de la fraction des “28 bolcheviques”, formés à Moscou. Luo Fu a activement contribué aux purges antimaoïstes déclenchées en 1933 lors de la campagne contre la “déviation” Luo Ming. [30] Il aurait même réclamé, en 1932, avec la direction du PCC l’expulsion de Mao Zedong des rangs du PCC. Quant à Wang Jiaxiang, il a remplacé Mao à la direction du Département politique général de l’Armée. C’est pourtant avec eux que Mao constitue un bloc fractionnel, connu sous les noms d’Equipe centrale (version maoïste) ou de Triade centrale (version Otto Braun).
Lors de la conférence de Zunyi, Zhou Enlai accepte de présenter une autocritique en règle sur l’orientation militaire poursuivie sous sa direction. Il intègre la nouvelle équipe dirigeante. Les deux autres membres de l’ancienne troïka au pouvoir, Bo Gu et Otto Braun, refusent de s’amender. Ils sont isolés : les généraux appuient Mao.
La nouvelle direction maoïste prend forme. Encore fragile, elle se consolide au cours de quinze années de luttes révolutionnaires à venir et résiste une décennie durant à l’épreuve de la victoire. Ce n’est qu’à la fin des années cinquante (l’échec du Grand Bond en avant) et durant les années soixante (la Révolution culturelle) que cette équipe vole en éclats.
Cette nouvelle direction se constitue autour de Mao : il a eu raison avant les autres ; il a poursuivi presque seul un difficile combat multiforme ; il sait écouter et s’associer même d’anciens adversaires. Cheville ouvrière de la direction, il exige allégeance : un lien de loyauté personnelle se constitue qui permet, à partir de 1942, le développement du culte de la personnalité. Ce n’est que quand Mao s’avère incapable de définir une orientation viable, dans les années soixante, et que se rompt le lien de loyauté personnelle, que la crise de la direction maoïste devient aiguë – et débouche sur la Révolution culturelle. La mort politique de Mao précède ainsi sa mort physique, en 1976, et marque la fin d’une époque pour le PCC, la République populaire.
Mao Zedong occupe donc une place particulière, prépondérante au sein du Bureau politique. A partir de 1935, les ex-membres de la fraction des “28 bolcheviques”, “retours de Moscou” ralliés à la nouvelle direction, ne semblent pas avoir joué de rôle véritablement central. [31] Mais nombreux sont, parmi les cadres nation aux du PCC, les fortes personnalités. Ce sont loin d’être de simples faire-valoir du Grand Timonier !
L’équipe de direction qui se constitue en 1935-1937 est par bien des aspects impressionnante. Elle comprend le talentueux Zhou Enlai, connu pour son sens de la discipline de parti – puis d’Etat – mais capable de prendre ses responsabilités quand nécessité s’en fait sentir, comme hier, lors de l’insurrection de Nanchang qu’il déclenche contre l’ordre formel de Staline, transmis par Lominadze à la veille du soulèvement. [32]
Elle comprend Liu Shaoqi, qui a probablement participé au début de la Longue Marche avant de rejoindre son poste en Chine du Nord et qui deviendra le numéro deux du régime avant de perdre la vie durant la Révolution culturelle ; Chen Yi, l’un des maoïstes laissés en arrière dans le Jiangxi et qui ne réussit à reprendre contact avec la direction du PCC qu’en 1937 ; Deng Xiaoping, déjà rescapé d’une purge (à l’époque pour maoïsme !), bientôt l’un des principaux commissaires politiques de l’Armée rouge ; les généraux et futurs maréchaux qui, comme Lin Biao, célèbre pour ses attaques de flancs, a soutenu Mao dans la controverse militaire de 1932-1934 ; ou qui l’ont vertement critiqué comme Liu Bocheng, dit le Dragon Borgne, et le très professionnel Peng Dehuai, célèbre pour ses attaques de front ; ou qui, enfin, se sont tenus à mi-distance comme le populaire Zhu De, compagnon d’arme des premiers temps…
Comment donc Mao Zedong, privé de pouvoir à la veille de la Longue Marche, a-t-il pu rapidement rassembler autour de lui une telle équipe de vétérans, venus d’horizons fractionnels si divers ?
En 1932-1934, Mao n’a jamais été totalement défait, gardant l’appui – discret – d’une partie de l’armée avec Lin Biao. Il a été protégé par son prestige, par l’amitié d’un Zhu De, par la prudence d’un Zhou Enlai et même par les calculs de Moscou, soucieuse de garder plus d’une corde à son arc et qui n’accepte pas de donner son aval à Bo Gu et Otto Braun qui demandent que Mao soit purgé.
Mao a donc réussi, en 1932-1934, à préserver quelques positions. Mais les appuis que Mao conserve, sa force de caractère, son ambition, son savoir-faire fractionnel et ses qualités de tacticien militaire ne suffisent pas à expliquer son extraordinaire rétablissement politique : il regroupe des cadres trop différents, au travers d’une succession d’épreuves trop redoutables, trop variées et trop nombreuses pour que son succès, en 1935, puisse être considéré comme accidentel, simple avatar des luttes de pouvoir internes au PCC. Il faut rechercher les causes profondes de la défaite subie par la fraction maoïste en 1932-1934 et de sa victoire en 1934-1935.
La formation d’une direction chinoise
Lors de la conférence de Zunyi, les cadres du PCC se regroupent contre Otto Braun et le principal représentant sur place des “28 bolcheviques”, Bo Gu – ce secrétaire et dirigeant nominal du PCC qui, par faiblesse politique peut-être, abdique de ses responsabilités au bénéfice de l’envoyé du Comintern. La nouvelle direction se forme donc contre la fraction stalinienne proprement dite. Elle s’affirme au moment où les liens avec Moscou sont physiquement rompus. Le centre de Shanghai, responsable des liaisons internationales, est tombé sous les coups de la répression ; l’Armée rouge ne possède pas de matériel radio assez puissant pour maintenir le contact avec l’étranger. Durant la Longue Marche, période charnière s’il en fut, personne ne peut faire appel à l’intervention directe du Comintern pour peser sur les luttes internes au parti. Moscou est placé devant le fait accompli. La lutte de fraction est loin d’être terminée, la nouvelle équipe de direction est encore politiquement instable. Mais les rapports de forces ont basculé. Plus important encore, la nature des fractions en présence a changé.
Avant 1935, la fraction maoïste ne regroupe qu’une minorité des cadres véritablement représentatifs du PCC. Le Comintem a pu imposer la discipline et obtenir le soutien de personnalités centrales du parti même après l’expérience de 1927 : un Li Lisan ou un Qu Qiubai se mettent au service de l’entreprise stalinienne de mise au pas au sein du PCC. Ils appliquent la ligne, sans tirer aucune des leçons de la défaite. Pourtant, ils ne sont pas de simples créatures de l’appareil que Moscou construit à l’échelle internationale. Ils représentent chacun un aspect de l’histoire du communisme chinois : Li a eu des responsabilités importantes dans les luttes ouvrières de 1925-1927 et Qu occupe une place notable sur le front culturel.
L’histoire ambivalente de ces élus de Staline est relevée, en ce qui concerne Qu Qiubai, par Paul Pickowicz : « Le trait le plus caractéristique du comportement politique de Qu durant la période 1924-1930 est, sans conteste, son soutien inébranlable au diverses stratégies élaborées par le Comintern, à Moscou, (...). Aucun communiste chinois n’a travaillé plus étroitement que Qu avec les représentants du Comintem pendant le Front uni avec le Guomindang, le Mouvement du 30 Mai, [Expédition du Nord et la période de Wuhan (...). Mais le point de vue de Qu a commencé à changer au printemps 1928G..) ».
Bouc émissaire, convoqué à Moscou, Qu reste deux ans en URSS et se heurte sur place à la réalité du stalinisme. « La pire expérience que fit Qu a été de tenter d’empêcher Pavel Mif, le principal spécialiste ès-Chine de Staline, d’installer Wang Ming et sa suite à la tête du Parti communiste chinois ». [33] Persécuté, ainsi que sa femme, Qu réussit à rentrer en Chine où il maintient son opposition à la fraction des “28 bolcheviques“. Il est exclu du Bureau politique.
Politiquement épuisé, isolé, Qu Qiubai fait retraite dans l’arène culturelle où il va s’affirmer comme une figure radicale, à la recherche d’une identité à la fois prolétarienne et nationale, chinoise, dans le mouvement littéraire des années trente, Pour Pickowitz, Qu s’impose comme le premier penseur littéraire marxiste non européen.
Le “coup d’Etat” organisé en 1931 par Pavel Mif, au sein du PCC, signifie la prise de pouvoir d’un nouveau type de cadres dont Wang Ming est le prototype : formés par et dans l’appareil stalinien international, ils ont le Kremlin pour patrie. Les envoyés de Moscou remplacent dorénavant les dirigeants nationaux, au lieu de les compléter, comme hier. Pourtant, Moscou s’attache encore des cadres de valeur, produits de l’histoire du communisme en Chine, comme Zhou Enlai. Le BP est ainsi à même de réduire la représentativité de la fraction maoïste.
L’année 1935 joue, ici, un véritable rôle charnière : la légitimité change de camp. Sanctionnée par Moscou, elle appartenait au bloc antimaoïste. L’épreuve des faits aidant, elle bascule du côté de Mao. L’aile Wang Ming se réduit à une fraction particulière dont le poids tient avant tout aux appuis staliniens. Ce processus est engagé lors de la conférence de Zunyi. Les cadres présents reconnaissent en Mao celui qui reconstruit une direction chinoise majeure, libérée de la tutelle financière, politique et psychologique de Moscou, décidé non pas à rompre avec le “grand arrière” soviétique, mais à manœuvrer pour préserver l’autonomie d’action du PCC.
La prééminence de Mao trouve ici l’une de ses sources. Il a tiré, à sa façon, mais plus radicalement et plus tôt que beaucoup d’autres, l’une des principales leçons de la défaite de 1927-1930. Nombreux sont ceux qui, dans la direction du PCC, n’ont pas su ou pas voulu faire de même, avant la fin 1934 : à l’heure de la débâcle et de la confusion, ils espèrent encore dans les directives du parti père, le parti russe. Il est étonnant de voir comment Otto Braun, qui n’apprend pas le chinois, ne connaît pas le pays, ne respecte pas les mœurs en vigueur dans l’Armée rouge, a pu imposer son autorité à des cadres politiques et militaires déjà éprouvés.
En 1935, la nature du lien entretenu par Moscou et la direction chinoise change. Mao Zedong ne rompt pas avec Staline, l’URSS et le Comintern. Il impose, au sein du mouvement stalinien international, l’autonomie politico-organisationnelle de la direction chinoise. Il brise un lien de subordination directe, bureaucratique, que Pavel Mif avait tenté d’assurer en imposant Wang Ming et ses “28 bolcheviques”. Mao préserve, par identification au camp socialiste et aux succès soviétiques, par réalisme aussi, l’alliance du PCC avec Staline. Mais la confiance naïve des premières années est morte. Elle laisse place au cynisme et à la manœuvre.
Le sens profond et la portée considérable de cette évolution n’ont pas été compris, à l’époque, par le mouvement trotskyste. Malgré quelques conseils de prudence de Trotski [34], par manque d’information, mais par myopie aussi [35], le mouvement trotskyste n’a vu dans le PCC d’après 1927 qu’un instrument docile au service de la diplomatie stalinienne, à l’instar de ce qu’étaient devenus tant d’autres partis communistes dans le monde. Ce fut, peut-être, l’une des erreurs les plus lourdes de conséquences pour le mouvement trotskyste en Chine, lui interdisant de comprendre à temps la dynamique révolutionnaire des luttes dirigées par le PCC en 1937-1945 et 1946- 1949.
Ce n’est qu’après 1949 que la Quatrième Internationale commence à réévaluer l’histoire du PCC et du maoïsme [36] à l’occasion d’un long débat aux multiples facettes, jamais définitivement conclu. Les militants trotskystes chinois tirent eux-mêmes des enseignements divergents de la victoire de 1949.
Peng Shuzi maintient ses analyses antérieures. Il présente, en 1974, dans son introduction aux écrits de Trotski sur la Chine, une périodisation de l’histoire du PCC de sa fondation à la guerre sino-japonaise et note : « Il est particulièrement nécessaire de souligner le point suivant : à partir de la sixième période (la défaite de la révolution [37]) le Parti communiste chinois est devenu stalinien, à la fois politiquement et organisationnellement. De ce moment, sa direction est devenue un instrument dans la mise en œuvre aveugle des politiques de Staline » [38]. Pour Peng, donc, le PCC est devenu en 1927 stalinien au sens précis du terme : subordonné politiquement et organisationnellement à la bureaucratie soviétique. Il le restera à ses yeux jusqu’au bout.
Wang Fanxi qualifie lui aussi la direction maoïste de stalinienne, mais au sens idéologique du terme [39]. Il éclaire dans ses mémoires, écrites en 1957, le sens profond du conflit fractionnel qui s’exprime lors de la conférence de Zunyi : « Mao Zedong l’a emporté contre Wang Ming en tant que véritable dirigeant du Parti. Cela représentait une victoire des communistes ‘autochtones’ contre les représentants de Staline en Chine » [40].
Extraits du chapitre 4 (ESSF article 24493), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 4 – La formation de la direction maoïste et de sa conception de la guerre populaire prolongée
[Voir annexe 3 sur le débat militaire au sein du PCC]
La direction maoïste et la “deuxième ligne Wang Ming”
[Voir annexe 2 sur la guerre sino-japonaise et la question du front uni]
Après de nombreuses dissonances, la politique de Moscou et celle de Yan’an semblent converger. Pourtant, les divergences des années 1935-1937 montrent que les deux capitales n’abordent pas la question du front uni sous le même angle. La préoccupation majeure de la direction du Comintem est la mise en œuvre des options diplomatiques de la bureaucratie soviétique qui souhaite prendre l’initiative en Extrême-Orient : le gouvernement Tchiang Kaï-chek est la cible de cette politique, l’interlocuteur recherché. La direction maoïste se préoccupe des conditions propres de sa lutte : Tchiang Kai-chek reste un ennemi redoutable. Elle s’attache d’abord à l’évolution de la situation nationale ; elle négocie ensuite avec Moscou.
Parce qu’elles ne sont pas accidentelles, ces différences d’approche vont continuer à se manifester tout au long de la guerre sino-japonaise. Elles s’expriment, au sein du PCC, à travers un nouveau conflit de ligne entre la direction maoïste et la fraction Wang Ming, le fidèle de Moscou [41]. Ce débat d’orientation éclaire les rapports de force internes au Parti communiste et les relations qu’il entretient avec le Kremlin. La discussion politique est réservée au cénacle dirigeant. Pourtant, grâce notamment aux travaux de Gregor Benton [42], on peut en reconstituer les contours.
Reprenons rapidement le déroulement de cette lutte d’orientation. Les désaccords qui se manifestent à la fin 1935 entre Wang Ming et Mao se prolongent l’année suivante. Wang se plaint toujours des « faiblesses sérieuses » de la politique du Parti qui mettent en question la réalisation de l’unité nationale, En URSS, George Dimitrov, qui à présenté au 7e Congrès de l’IC le rapport sur le front uni, critique devant le Secrétariat du Comintern « l’immaturité politique » du PCC. Le parti continu en effet d’appeler au renversement de la clique Tchiang Kaï-chek [43].
Le 22 juillet, la direction du Parti accepte finalement d’avaliser la politique agraire défendue par Wang Ming. Cette fois, Dimitrov approuve. Le PCC se déclare en faveur de l’unification des forces politiques et militaires. Mais il déclare que cette unification ne peut se réaliser qu’une fois « une République chinoise démocratique établie », République à laquelle les régions soviétiques s’intégreront comme parties constitutives. Il s’agit là, note Greg Benton, d’une proposition offrant « à la fois un cadre flexible pour manœuvrer et pour exercer une pression politique sur Tchiang, et une tactique visant à garantir l’intégrité des Zones rouges, dans la mesure où le Guomindang ne serait jamais à même de réunir ces conditions » [44]. Il n’est donc pas surprenant qu’en septembre 1936, Wang Ming continue de critiquer la politique du PCC. En privé, Mao se gausse des écrits de Wang Ming [45]. Il se garde le faire en public, pour ne pas se heurter directement à Moscou.
Dans la période qui suit “l’incident de Xian”, Mao et Wang Ming répondent en termes différents au Guomindang. Dans le ton général, sur la question des droits sociaux des masses, de l’indépendance des forces communistes, de la démocratie et de l’Assemblée nationale, note Greg Benton, « les formules de Wang tendent au compromis, celle de Mao, à démasquer la nature réactionnaire du Guomindang » [46]. En juin 1937, Zhou Enlai trace une ligne de démarcation entre les Fronts populaires européens et la situation qui prévaut en Chine, marquée par l’opposition de nature entre le Guomindang réactionnaire et le PCC révolutionnaire.
Les négociations progressant, la question du gouvernement unifié est posée. Pour la majorité des cadres basés à Yan’an, le régime en place représente la « dictature d’un seul parti, le Guomindang ». Le PCC ne peut entrer dans le gouvernement de Nankin, Il faut changer d’Assemblée nationale et de constitution, élire un nouveau gouvernement sur cette base Pour Wang Ming, le gouvernement de Nankin peut devenir un véritable gouvernement panchinois de défense nationale, à la condition qu’il change de politique en divers domaines, se purge des éléments pro-japonais, intègre des personnalités anti-japonaises militantes, etc. C’est ce gouvernement réformé et renforcé qui devrait réunir une nouvelle assemblée nationale.
Le bureau politique se réunit en conférence en août 1937. Trois positions se font jour : celles de Mao, de Wang Ming et d’un groupe intermédiaire, les “conciliateurs”, représentés notamment par Zhu De. Wang Ming revient de Moscou en octobre 1937. Un combat pour le contrôle de la majorité du BP s’engage et débouche sur un compromis. Mao doit opérer une retraite, mais il peut s’appuyer sur l’Armée et renforcer sa fraction à Yan’an (Wang Ming, lui, se rend à Wuhan). En 1937-1938, une série de divergences d’orientation à plus long terme s’expriment.
« Défaite pour tous ou victoire pour tous »
Selon divers auteurs [47], Mao aurait résumé ainsi le conflit de ligne. Il prônait la « défaite pour tous » (à savoir les Japonais et le Guomindang) alors que les “conciliateurs” avançaient la formule de la « victoire pour tous » (à savoir le PCC et le Guomindang).
L’orientation militaire
Mao caractérise la politique du Guomindang comme celle d’une « résistance partielle » aux Japonais, ce que Wang Ming critique vertement. Mao prône une stratégie militaire indépendante de celle du Guomindang, fondée sur la mobilité et la guérilla. Wang Ming préconise une coopération étroite avec le Guomindang et la poursuite d’une guerre plus conventionnelle. Les “conciliateurs” cherchent à combiner les deux orientations. Pour la majorité des cadres de Yan’an, le changement du nom des forces communistes (d’Armée rouge en 8e Armée de route) est une « question formelle ». Pour Wang Ming, l’unification du commandement doit préparer la fondation d’une véritable armée panchinoise unique. Il s’agit de ni plus ni moins que « d’unifier le commandement, unifier l’organisation, unifier les armes, unifier les disciplines, unifier les traitements, unifier les postes de commande ment militaire et les activités militaires » [48].
L’après-victoire
Wang Ming critique, dans un texte daté du 27 décembre 1938, ceux qui dans le PCC ne comprennent pas les fondements de la politique d’alliance avec le Guomindang. Il faut tout subordonner à la résistance au Japon, éviter de lutter pour l’hégémonie au sein du front uni, affirmer que la collaboration avec le Guomindang continuera même après la victoire contre le Japon. Il prédit que la direction de la Chine libérée reviendra à Tchiang Kaï-chek, que la guerre aura transformé en héros.
Mao, on l’a vu, parle lui aussi de Tchiang comme d’un « héros national », mais il laisse ouverte la question des rapports de force et de leur évolution au sein du front uni. Il rappelle que la bourgeoisie chinoise ne saurait réaliser les tâches démocratiques de la révolution. Il explique que, dans la mesure où le front uni est composé de plusieurs groupes, « c’est la lutte entre eux qui déterminera l’avenir ». Dans une guerre conduite par un parti ouvrier, « l’aboutissement [du combat] ne peut se réduire à de simples réformes. La direction du prolétariat rend possible la transformation de la guerre en révolution socialiste ». Ces propos, rapportés par Bisson, préparent la publication des thèses de Mao exposées dans “Les tâches du Parti communiste chinois dans la résistance au Japon” (3 mai 1937). Selon ces thèses, à l’avenir, la République démocratique peut « prendre une direction capitaliste ». Mais « elle peut aussi s’engager dans la voie du socialisme, et le parti du prolétariat doit lutter de toutes ses forces pour cette seconde perspective » [49].
Tout cela ne veut pas dire que Wang Ming souhaitait consciemment la victoire du Guomindang sur le PCC. Il est probable comme le note Benton, que « Mao et Wang partageaient tous deux le même but : emporter le pouvoir face au Guomindang et renverser la vieille société ». Mais « là où Mao différait de Wang, même au point le plus élevé du front uni, c’était dans sa capacité d’intégrer cet aspect révolutionnaire dans le travail quotidien du Parti, au lieu de le renvoyer à un avenir lointain » [50].
« Alors que les analyses de Wang le conduisaient en pratique à abandonner toute préparation pour une future confrontation, Mao se consacrait à l’accumulation de forces militaires indépendantes et de puissance politique pour être en mesure de décider de l’issue de la confrontation quand elle se présenterait » [51].
« La réussite de Mao, durant cette période, consista à savoir résister à des pressions exceptionnelles émanant de diverses directions et de maintenir un cours qui évite les dangers jumeaux de la capitulation face au Guomindang et du sectarisme plat » [52].
Extraits de la première partie du chapitre 5 (ESSF article 24492), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 5 – L’invasion japonaise : résistance nationale, guerre civile et front uni
Le maoïsme de Yan’an : révolution et contraintes historiques
Le Mao, figure de l’enseignant, qui met ses interlocuteurs en garde contre la transformation de l’expérience chinoise en un modèle universel contraste avec le Mao du culte de la personnalité, Guide infaillible et Soleil rouge des peuples du monde. Ce contraste apparaît dès les années 1930-1940, au moment où le maoïsme s’affirme comme une doctrine et Yan’an comme le symbole d’un projet de société.
En 1938-1939, Mao Zedong consolide son autorité. Un réseau de bases territoriales communistes se reconstitue. Le gros de la 8e Armée de route, avec Peng Dehuai et Zhu De, opère dans le Shanxi [53]. La 4e Armée nouvelle se trouve dans le bassin du Bas-Yangzi, à l’ouest de Shanghai et s’infiltre, avec Chen Yi [54], au nord du fleuve. Des unités communistes se regroupent dans le Shandong (à mi-chemin entre Shanghai et Pékin) et dans le sud du pays (au nord de Canton). Une quinzaine de bases rouges se forment dans le pays [55].
La base du Shaan-Gan-Ning [56], établie dans une région de collines déshéritées, est ancienne (1931). Elle n’est pas située derrière les lignes japonaises et s’ouvre sur la Chine du Guomindang. Elle abrite la direction nationale du parti, l’Université de la Résistance (Kangda) ; les personnalités démocratiques, les journalistes étrangers sont invités à s’y rendre. Yan’an reste la capitale de guerre du PCC et devient un symbole. Vingt ans après l’adhésion de Mao au communisme, dix ans après l’épreuve de la Deuxième Révolution chinoise, c’est de là que Mao développe ses conceptions stratégiques, qu’il aborde les questions théoriques et culturelles, que le marxisme est “sinisé”, qu’un vaste “mouvement de rectification” est engagé, qu’un certain type de pratique sociale est systématisé, que commence le culte de la personnalité.
La révolution ininterrompue
L’histoire de Mao Zedong est celle d’un combat pour la conquête révolutionnaire du pouvoir d’Etat. C’est l’axe autour duquel s’articulent les divers éléments de sa politique, l’horizon de ses choix tactiques, la pomme de discorde qui l’amène à s’opposer aux volontés de Staline, la clef de sa théorie de la révolution ininterrompue.
En février 1940, Mao publie La Nouvelle Démocratie. « La particularité historique de la révolution chinoise, c’est qu’elle se divise en deux phases : la phase démocratique et la phase socialiste, et que la première phase n’est déjà plus celle de la démocratie en général, mais celle d’une démocratie d’un type nouveau, chinois, celle de la nouvelle démocratie… » [57]
« Considérées d’après leur nature sociale, les nombreuses formes de régime politique existant dans le monde se ramènent pour l’essentiel aux trois types suivants : 1° république de dictature bourgeoise ; 2° république de dictature prolétarienne ; et 3° république de la dictature de plusieurs classes révolutionnaires. (...) Le troisième type est une forme transitoire qui existe dans les colonies et semi-colonies révolutionnaires (...) Ce seront des États de démocratie nouvelle où plusieurs classes anti-impérialistes s’uniront pour exercer conjointement la dictature. » [58]. « Cette révolution n’est déjà plus la révolution ancienne, dirigée entièrement par la bourgeoisie (...), c’est une nouvelle révolution, dirigée par le prolétariat ou comportant la participation du prolétariat à la direction, dont le but à la première étape est la création d’une société de démocratie nouvelle et d’un Etat caractérisé par la dictature commune de toutes les classes révolutionnaires [la bourgeoisie incluse]… » [59]
Avec la “démocratie nouvelle”, Mao défend-il une perspective stalinienne de “révolution par étape”, la “dictature conjointe” devant mettre le prolétariat à la remorque de la bourgeoisie et la lutte socialiste étant en pratique abandonnée ? Texte public, La Démocratie nouvelle s’adresse aux “forces intermédiaires”. Mao note néanmoins que la révolution démocratique « n’est plus une partie de l’ancienne révolution mondiale bourgeoise et capitaliste, mais une partie de la nouvelle révolution mondiale, une partie de la révolution socialiste prolétarienne mondiale… » [60]
Dans un important ouvrage de 1939, La révolution chinoise et le Parti communiste chinois [61], Mao Zedong présente son analyse du processus révolutionnaire chinois : « Etant donné que la société chinoise est encore une société coloniale, semi-coloniale et semi-féodale, (...) étant donné que les tâches de la révolution chinoise consistent à réaliser la révolution nationale et la révolution démocratique (...), la révolution chinoise à son étape actuelle ne possède pas un caractère socialiste, mais un caractère démocratique bourgeois. »
« Toutefois, l’actuelle révolution démocratique bourgeoise en Chine n’est déjà plus (.,.) de l’ancien type (...) mais une révolution démocratique spéciale, d’un type nouveau [que] nous appelons révolution de démocratie nouvelle, [qui] est une partie de la révolution socialiste prolétarienne mondiale [et] s’oppose résolument à l’impérialisme, c’est-à-dire au capitalisme international. Au point de vue politique, elle prend la forme de la dictature révolutionnaire et démocratique de l’union de plusieurs classes révolutionnaires, dirigées contre les impérialistes et les réactionnaires traîtres au pays, et s’oppose à la transformation de la société chinoise en une société de dictature bourgeoise. Au point de vue économique, elle consiste à remettre à la gestion de l’Etat les gros capitaux et les grandes entreprises appartenant aux impérialistes et aux réactionnaires traîtres (…) à partager les grandes propriétés foncières et à en faire la propriété des paysans, tout en appuyant les petites et moyennes entreprises privées [62], et en laissant intactes les exploitations des paysans riches. Par conséquent, si cette révolution de type nouveau fraie, d’une part, la voie au capitalisme, elle crée, d’autre part, les conditions préalables du socialisme. L’étape actuelle de la révolution chinoise est une étape de transition qui se place entre la liquidation de la société coloniale, semi-coloniale et semi-féodale et l’édification d’une société socialiste ; elle est un nouveau processus révolutionnaire (...). Ce processus n’est apparu qu’à la suite de la Première Guerre mondiale et de la révolution d’Octobre en Russie ; en Chine, il a commencé en 1919 avec le Mouvement du 4 Mai. Ce que nous appelons la révolution de démocratie nouvelle, c’est la révolution anti-impérialiste et antiféodale des larges masses populaires sous la direction du prolétariat ; c’est la révolution du front uni de toutes les classes révolutionnaires” [63] (...).
« Cette révolution de démocratie nouvelle est très différente des révolutions démocratiques qu’ont connues les pays d’Europe et d’Amérique au cours de leur histoire ; elle n’établit pas la dictature de la bourgeoisie, mais la dictature du front uni de toutes les classes révolutionnaires [64]. (...) Cette révolution de démocratie nouvelle diffère également de la révolution socialiste, car elle se borne à renverser l’impérialisme et les réactionnaires traîtres à la patrie, et ne renverse point les éléments capitalistes qui sont encore capables de participer à la lutte contre l’impérialisme et le féodalisme (…) ».
« [Il] ne fait aucun doute que les perspectives de la révolution chinoise mènent non pas au capitalisme, mais au socialisme [65] (...) Dans la Chine économique ment arriérée, un certain développement du capitalisme est une conséquence inévitable de la victoire de la révolution démocratique. [Ce] n’est là qu’une des conséquences de la révolution chinoise, et non pas son résultat global [qui] sera (...) d’une part, le développement de facteurs capitalistes, mais d’autre part le développement de facteurs socialistes. (...) Il y aura une augmentation du poids spécifique du prolétariat et du Parti communiste parmi les forces politiques de l’ensemble du pays. La paysannerie, les intellectuels, la petite bourgeoisie ou bien ont déjà reconnu, ou bien reconnaîtront, l’hégémonie du prolétariat et du Parti communiste. (...) Si l’on ajoute encore les avantages de la situation internationale, on peut considérer comme hautement probable que le résultat final de la révolution démocratique bourgeoise en Chine sera d’éviter la voie capitaliste de développement et d’engager le pays sur la voie du socialisme. (...) »
« La révolution chinoise prise dans son ensemble comporte une double tâche [démocratique bourgeoise et prolétarienne socialiste] (…). Or la direction, en ce qui concerne cette double tâche, repose entièrement sur les épaules du parti du prolétariat chinois – le Parti communiste. Sans la direction du Parti communiste, aucune révolution ne saurait réussir. »
« Achever la révolution démocratique (...) et préparer la transition lorsque toutes les conditions concrètes nécessaires auront été réunies, à l’étape de la révolution socialiste : voilà dans sa totalité la grande et glorieuse tâche révolutionnaire du Parti communiste chinois. Chaque communiste (...) ne doit absolument pas s’arrêter à mi-chemin (...) Chaque communiste doit sa voir que le mouvement communiste chinois [66] dans son ensemble embrasse la totalité du mouvement révolutionnaire comprenant les deux étapes de la révolution démocratique et de la révolution socialiste. Ce sont deux processus révolutionnaires de nature différente, et c’est seulement après avoir accompli le premier qu’on peut accomplir le second. La révolution démocratique constitue la préparation nécessaire de la révolution socialiste, et la révolution socialiste est la tendance inévitable du développement de la révolution démocratique. (...) Ce n’est que si l’on connaît la différence entre la révolution démocratique et la révolution socialiste, et en même temps les liens qui les unissent, qu’on peut diriger correctement la révolution chinoise. »
« En dehors du Parti communiste chinois, il n’y a aucun parti politique (qu’il soit bourgeois ou petit-bourgeois) qui soit capable d’assumer la direction de ces deux grandes révolutions [démocratique et socialiste]. » [67]
Ce texte comprend quatre idées-forces concernant la trajectoire de la révolution dans les pays de type chinois :
• Les deux étapes (démocratique et socialiste) de la lutte révolutionnaire font partie d’un seul et même processus d’ensemble. La stratégie vise à assurer la transition [68] de la première à la deuxième révolution.
• La plus grande attention doit être accordée aux étapes dans ce processus de transition entre révolutions démocratique et socialiste, car elles impliquent des tâches concrètes de nature différente.
• Le parti communiste doit assurer sa direction sur l’ensemble du processus révolutionnaire (y compris sa première étape démocratique).
• Avec l’achèvement de la révolution démocratique, la Chine peut éviter la voie de développement capitaliste et s’engager dans la voie de développement socialiste.
Mao mène, à propos du deuxième point, une violente polémique contre les conceptions attribuées à Trotski : « Nous sommes partisans de la théorie de la transition, et non de la théorie trotskyste de la révolution permanente ni des idées semi-trotskystes de Li Lisan. Nous proposons de passer par toutes les étapes nécessaires de la République démocratique pour arriver au socialisme. Nous sommes contre le suivisme, mais aussi contre l’aventurisme et la précipitation. » [69].
La théorie de la révolution permanente ne nie pas l’existence des étapes démocratique et socialiste dans le processus révolutionnaire [70]. On peut même dire que la distinction et le lien entre ces deux étapes constituent le point de départ de cette théorie. Pour Trotski, la révolution permanente « comprend, d’abord, le problème du passage de la révolution démocratique à la révolution socialiste. Et c’est là au fond son origine historique » [71] C’est « cette idée-là qui était contenue dans le terme de révolution permanente, c’est-à-dire ininterrompue, cette idée d’une révolution qui passe immédiatement de la phase bourgeoise à la phase socialiste. Pour exprimer la même idée, Lénine adopta plus tard l’excellente expression de transcroissance de la révolution bourgeoise en révolution socialiste » [72].
« La révolution permanente n’est pas un bond du prolétariat, mais la transformation de la nation sous la direction du prolétariat » [73]. S’il est possible de sauter par dessus l’étape de développement capitaliste, il est néanmoins indispensable de prendre en compte l’évolution de la conscience des masses et des tâches, les exigences tactiques du combat [74] : « toute tentative pour sauter par dessus les étapes concrètes, c’est-à-dire objectivement déterminées dans l’évolution des masses, n’est qu’un aventurisme politique » [75].
« Je n’ai jamais nié le caractère bourgeois de la révolution [dans un pays arriéré] quant à ses tâches historiques immédiates ; je l’ai nié seulement quant à ses forces motrices et à ses perspectives » [76].
Ce que Trotski rejette, dans sa théorie de la révolution permanente, c’est qu’à l’époque impérialiste, dans les pays arriérés, une étape de développement historique capitaliste soit nécessaire et possible entre la victoire de la révolution démocratique et le début de la révolution socialiste. Le prolétariat doit donc assumer la direction de la révolution démocratique bourgeoise [77] qui débouche sur l’établissement de sa dictature en alliance avec la paysannerie.
La dictature du prolétariat est le pivot grâce auquel le processus de transcroissance de la révolution démocratique en révolution socialiste peut se réaliser. Cette thèse essentielle de la théorie de la révolution permanente n’est ni gauchiste ni sectaire. Le point d’appui que représente le contrôle de l’appareil étatique permet au prolétariat de nouer des alliances avec la paysannerie et, si nécessaire, des secteurs de la bourgeoisie. L’alliance de classe entre paysannerie et prolétariat reste au cœur du processus révolutionnaire [78].
La formule de “dictature du prolétariat entraînant derrière lui les masses paysannes” [79] différencie deux questions : celle des alliances sociales (ouvrière et paysanne) et celle de la nature de classe du pouvoir d’Etat (prolétarienne). La formule originelle de Lénine, “dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie”, mêlait ces deux plans [80]. L’expérience de la révolution russe a amené les bolcheviques, Lénine en tête, à qualifier le pouvoir né de la révolution d’Octobre de dictature du prolétariat, et l’alliance sociale d’ouvrière et paysanne.
La formule maoïste de “dictature de toutes les classes révolutionnaires” combine à nouveau ces deux plans qui méritent pourtant d’être distingués par qui veut clarifier l’analyse du processus révolutionnaire dans son ensemble. Mais les écrits comme la pratique maoïste montrent que la lutte pour l’hégémonie communiste est au cœur des conceptions de Mao : « Il y aura diverses étapes dans le développement de la révolution démocratique (…). Le passage de la prépondérance de la bourgeoisie [81] à la prépondérance du prolétariat constitue un long processus de lutte (…) pour l’hégémonie. L’évolution de ce processus dépendra du succès du Parti communiste en élevant le degré de conscience et d’organisation du prolétariat [ainsi quel de la paysannerie et de la petite bourgeoisie urbaine. »
« L’allié solide du prolétariat, c’est la paysannerie ; puis vient la petite bourgeoisie urbaine. La bourgeoisie, elle, est notre rivale dans la lutte pour l’hégémonie. Notre victoire sur les hésitations et l’inconséquence de la bourgeoisie dépendra de la force des masses populaires et de la justesse de notre politique ; autrement la bourgeoisie l’emportera au contraire sur le prolétariat » [82].
On peut relever dans les formulations maoïstes de l’époque une indétermination et une imprécision théorique. L’indétermination (sur les rythmes et la forme que prendront les rapports avec la moyenne bourgeoisie) s’explique aisément. L’expérience de 1927 est une expérience négative, il faut encore une expérience positive pour clarifier complètement les rapports de classes dans la révolution chinoise. La réalité elle-même reste partiellement indéterminée : ce qu’elle sera dépend du résultat des luttes [83].
L’imprécision des formules théoriques concerne la question de l’Etat et rappelle celle de Lénine en 1905 [84]. Elle révèle notamment à quel point le stalinisme fait écran entre les partis communistes nationaux et l’expérience vivante de la révolution russe. En déifiant Lénine et en excommuniant les autres dirigeants et théoriciens marxistes russes (comme Trotski et Boukharine), la bureaucratie soviétique interdit l’assimilation critique de l’histoire du bolchevisme [85]. Mao travaille les œuvres de Lénine, mais son élaboration théorique reste tributaire de la chape de plomb stalinienne.
[Voir annexe 4 sur la “sinisation” du marxisme]
Stalinisme et “communismes nationaux”
Au moment du 7e Congrès du PCC, le maoïsme s’affirme comme un courant constitué. Ni dans ses origines, ni dans sa doctrine, ni dans son action, il n’est réductible au stalinisme [86]. Le stalinisme se forme dans la contre-révolution bureaucratique au sein d’une société de transition. Le maoïsme se forme dans la lutte révolutionnaire de pouvoir au sein d’une société semi-coloniale. On a pris note, à plus d’une reprise, de l’influence stalinienne sur le PCC. Mais les racines idéologiques du maoïsme sont diversifiées ; elles comprennent la tradition du 4 Mai et son éventail culturel, l’apport précoce de l’IC et des sources chinoises dont il est difficile de sous-estimer l’importance.
Le PCC devient maoïste en se libérant de la subordination politico-organisationnelle que lui imposent les maîtres du Kremlin. Il ne s’affirme pas pour autant comme l’antithèse marxiste-révolutionnaire du stalinisme. Le maoïsme émerge à la fois au sein du mouvement communiste mondial stalinisé et contre la politique de Moscou. Le PCC critique la voie stalinienne de développement [87], mais il n’intègre pas à sa doctrine originelle des leçons essentielles de l’expérience russe. Les maoïstes perçoivent clairement qu’un parti au pouvoir risque de se “couper des masses”. Ils pensent que la “ligne de masse” doit aider à faire face à ce danger, mais ils n’en déterminent pas la nature et donc l’ampleur réelle [88].
Dans le mouvement ouvrier mondial, la position du PCC reste ambivalente. Il soutient le principe d’indépendance des partis nationaux, mais se range du côté de Staline quand, en 1948, les Yougoslaves sont exclus du Cominform [89] sous des accusations infamantes [90]. Le PCC impose son indépendance, mais s’affirme prêt à payer le prix qu’il faut pour son alliance avec Moscou. Du point de vue international, les postions chinoises apparaissent contradictoires. Mais, vu de Chine, le PCC est un parti cohérent – d’une cohérence remarquable sans laquelle il n’aurait pu traverser comme il l’a fait les épreuves. II ne mérite pas le qualificatif de “centriste” au sens où un courant politique peut osciller entre réforme et révolution, ou entre stalinisme et marxisme révolutionnaire.
Ces deux faces du maoïsme chinois reflètent le poids des contraintes historiques, nationales et internationales, qui ont présidé à sa formation et qui influent profondément sur le cours général de sa révolution. Le PCC intègre les conditions de la lutte en Chine et s’adapte à elles. Son enracinement national fait sa force, mais impose aussi des limites à son évolution politique – cela s’explique par le contexte mondial de l’époque. Le maoïsme prend forme au moment où le stalinisme triomphe. L’histoire du PCC illustre les limites du pouvoir de la bureaucratie soviétique. Préoccupée avant tout de ce qui se passe en Europe, elle ne réussit pas à se soumettre durablement le parti chinois – ni d’ailleurs quelques autres comme les PC vietnamien et yougoslave. Mais nul n’échappe pour autant à son influence. Sa puissance tient à son contrôle de l’Etat soviétique et au chantage qu’elle peut exercer sur des mouvements qui ont vitalement besoin de son appui, ou de sa neutralité, dans leur combat contre l’impérialisme. Le nationalisme égoïste de la bureaucratie soviétique suscite la résistance nationaliste des sections de l’IC les plus enracinées et combatives.
Le poids du stalinisme est d’autant plus redoutable que le mouvement ouvrier européen bat la retraite. Le nazisme triomphe en Allemagne, Franco emporte la guerre civile en Espagne, le Front populaire français s’enlise dans le réformisme. La guerre mondiale approche. Les peuples du monde colonial et semi-colonial ne peuvent compter sur l’aide rapide d’une révolution prolétarienne dans un pays capitaliste développé. La défaite des luttes révolutionnaires dans le monde impérialiste a des conséquences très profondes et durables pour les partis du monde colonial et semi-colonial [91].
Le maoïsme, mouvement révolutionnaire, n’est pas le stalinisme, mais ne peut se comprendre sans lui [92]. La victoire de la bureaucratie soviétique porte un coup mortel à l’internationalisme. C’est dans ces conditions que se constituent ce que j’appelle, faute de mieux, des “communismes nationaux” [93]. Ces courants prennent forme dans une longue lutte de pouvoir. Ils s’avèrent capables de définir les voies de leur révolution, leur cohérence est celle de leur propre trajectoire historique. Mais, malgré leurs qualités, ils restent tributaires d’un contexte marqué par la suprématie stalinienne dans le mouvement ouvrier international. La sclérose de la recherche marxiste renforce leurs traits empiriques. Les rapports entre partis devenant de plus en plus formels, l’horizon national de chaque expérience révolutionnaire devient de plus en plus difficile à dépasser.
L’évolution du maoïsme ne s’arrête pas en 1945. Il sera bientôt confronté à de nouvelles tâches – celles d’une société de transition – et à un contexte international changeant. Mais il a atteint son âge mûr et il restera profondément marqué par les conditions qui ont présidé à sa formation.
Extraits du chapitre 6 (ESSF article 24586), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 7 – Révolution ininterrompue, monde rural, émancipation féminine, sinisation du marxisme, “communismes nationaux“ et contraintes historiques
1945-1949 : La conquête du pouvoir. Libération nationale, modernisation et révolution socialiste
La Chine change de camps : c’est l’un des grands échecs de la conférence d’Yalta. La victoire révolutionnaire n’a pas ôté voulue par Moscou qui ne la souhaitait ni ne la croyait possible. Staline et Mao le savent et – une fois n’est pas coutume – tous deux s’accordent sur ce constat ; à témoin ces confidences souvent rapprochées de Staline en 1948 et de Mao en 1962 [94]. Dedidjer note dans ses mémoires comment Staline a raconté, en février 1948, les rencontres qu’il avait eues avec une délégation chinoise, à l’occasion desquelles il avait noté « qu’il n’y avait aucune possibilité de susciter un soulèvement en Chine, et que les communistes chinois devaient chercher un modus vivendi avec Tchiang Kaï-chek et dissoudre leur armée. Pendant leur séjour en URSS, [les membres de la délégation chinoise] se sont déclarés d’accord avec les communistes soviétiques, puis ils sont retournés en Chine et ils ont fait exactement le contraire. Ils ont rallié leurs forces, organisé une armée, et ils sont en train de battre Tchiang Kaï-chek. » [95] A l’occasion de la polémique contre Khrouchtchev, Mao revient, devant une réunion plénière du Comité central du PCC, en 1962, sur les rapports sino-soviétiques. « Nous avons passé toute l’année 1960 à combattre Khrouchtchev (...). Mais en fait, les racines [d’un tel conflit] vont chercher très loin dans le passé (...). Ils ne permettaient pas à la Chine de faire sa révolution : c’était en 1945. Staline voulait empêcher la Chine de faire la révolution, disant que nous ne devrions pas avoir de guerre civile, que nous devrions coopérer avec Tchiang Kaï-chek, que sinon la nation périrait. Mais nous n’avons pas fait ce qu’il nous disait de faire. La révolution a été victorieuse. Après la victoire de la révolution, il s’est mis alors à suspecter ta Chine d’être une Yougoslavie et moi d’être un second Tito en puissance. Plus tard, lorsque je suis allé à Moscou pour signer le Traité sino-soviétique d’Alliance et d’Assistance mutuelle, nous avons dû en passer par une nouvelle lutte. » [96]
***
La victoire de la Troisième Révolution chinoise confirme trois éléments d’analyse du maoïsme :
1. L’horizon stratégique du maoïsme était bel et bien la lutte de pouvoir [97] et non le compromis.
2. La victoire fait suite à un long processus de lutte interne au sein du parti qui se nourri du bilan de la Grande Révolution de 1924-1925 [98].
3. C’est précisément pourquoi le maoïsme s’est imposé contre la politique de la bureaucratie stalinienne [99].
La rupture est néanmoins évitée. Pékin, sur ie plan international, “penche d’un seul côté” et maintient son alliance avec Moscou. Le PCC espère trouver aide matérielle et modèle de développement chez le grand frère soviétique, pays déjà très industrialisé par comparaison à la Chine. Staline, réaliste, s’accommode du fait accompli. Mais, comme le note Mao en 1962, le conflit politique des années de révolution prépare celui des années cinquante et le schisme de 1960.
Extraits du chapitre 7 (ESSF article 24601), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 8 – L’enjeu politique des négociations de paix. Guerre civile, conquête du pouvoir et processus de révolution permanente
Un premier bilan
Un premier bilan sur le caractère de la révolution de 1949 peut être tiré. La Chine est entrée au début du siècle dans une crise globale de société et s’est trouvée confrontée à deux tâches proprement vitales : la libération nationale (anti-impérialiste) et la modernisation (“antiféodale “). Deux partis ont postulé, trois décennies durant, à la direction de la nation opprimée ; le Guomindang et le Parti communiste.
Le Guomindang a bénéficié d’avantages considérables tels que l’héritage prestigieux de Sun Yatsen, la puissance et les ressources matérielles, la reconnaissance internationale, l’assise urbaine. Il a eu dix ans pour consolider son pouvoir à l’échelle nationale en 1927-1937, huit ans pour faire ses preuves face à l’invasion japonaise. Il a eu droit à une dernière chance au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, grâce à l’appui de Moscou et au soutien très actif des Américains. Il a échoué ; cet échec est celui d’une bourgeoisie incapable de diriger le double processus de libération et de modernisation [100].
Le Parti communiste chinois ne bénéficiait d’aucuns de ces avantages. Tout ce qu’il a obtenu, il l’a gagné dans la lutte, une lutte très difficile. Après trente années de combat, il n’y a pas d’explication accidentelle à la victoire du PCC qui tienne [101]. Le succès du PCC est celui d’une réponse révolutionnaire à la crise globale de société.
[...]
Retour sur le Parti communiste chinois
Mais y a-t-il eu véritablement processus de révolution permanente, c’est-à-dire constitution d’une société de transition au socialisme, dans un pays où le prolétariat ne représente qu’une partie infime de la population, n’a pas été directement à la tête des luttes, où le parti dirigeant s’est trouvé si profondément coupé des villes ?
Il faudrait, pour tenter de répondre pleinement à cette question, analyser la Chine des années 1949-1987 et montrer que ses caractéristiques fondamentales, ses contradictions propres, sont bien celles d’une telle société de transition, mais cela dépasse le cadre de cette étude [102]. On peut néanmoins éclairer le problème en revenant sur l’analyse du Parti qui dirige cette révolution.
Le PCC n’est pas un parti bourgeois. Il s’est constitué et a poursuivi son combat contre la bourgeoisie chinoise et internationale – quand il a voulu la suivre, elle s’est retournée contre lui et l’a écrasé. Le PCC a utilisé son pouvoir d’Etat pour briser la puissance politique et économique de la bourgeoisie.
Le PCC a agi dans et avec la paysannerie. Pourtant, malgré le pronostic de Trotski (et de quelques autres), il n’est pas devenu un parti paysan ou agrarien. Il se fait le porte-parole de la revendication paysanne, mais il élabore son orientation en fonction d’objectifs et de considérants qui dépassent radicalement l’horizon social et idéologique de la paysannerie (un projet de société industrielle, la perspective de la collectivisation, l’appréhension des rapports de forces internationaux et de l’évolution de la situation à l’échelle nationale). Il encadre la mobilisation paysanne, s’oppose parfois à elle, de façon à la canaliser, l’orienter. Il réaffirme un projet urbain dès qu’il pense pouvoir centrer son action dans les villes.
Le PCC serait, pour Roland Lew notamment, le parti de l’intelligentsia révolutionnaire. Devant la gravité de la crise et l’incapacité de la bourgeoisie comme du prolétariat à y apporter une solution, cette couche sociale se serait cristallisée dans le parti, avançant son propre projet de société, instrumentalisant la mobilisation rurale, se transformant ultérieurement en nouvelle élite sociale et nouant une alliance avec l’aristocratie ouvrière [103]. Cette analyse a l’intérêt de suivre de près la trajectoire historique du PCC. Elle a l’inconvénient majeur de déboucher sur deux questions apparemment bien difficile à résoudre dans cette perspective : la nature de la nouvelle société et la signification mondiale du développement contemporain de telles révolutions (de la révolution russe aux révolutions cubaine et nicaraguayenne).
Malgré son aspect à première vue paradoxal, la caractérisation du Parti communiste chinois comme parti ouvrier me semble correspondre le mieux à son histoire et à la nature de la révolution qu’il dirige. Il n’y a pas d’explication sociologique simple à l’existence d’un parti comme le PCC. Il faut tenir compte d’un faisceau de facteurs nationaux et internationaux, politiques et sociaux, parmi lesquels :
• La profondeur de la crise globale de société que traverse le pays [104]. Cette crise exerce une pression dynamique et puissante sur les acteurs révolutionnaires qui, par sa durée, leur donne le temps de réajuster progressivement leur orientation.
• L’impact de la révolution russe et l’existence de l’URSS qui, en dépit du stalinisme, rendent plus crédible la possibilité d’un développement non capitaliste et donnent force matérielle à la référence marxiste. Des partis retrouvent des éléments révolutionnaires sous la gangue bureaucratique qui entoure le marxisme officiel.
• L’apparition d’un nationalisme moderne et de masse, populaire, dans un pays dépendant, qui peut fusionner avec un projet socialiste contemporain.
• Les origines du PCC qui, avant d’être rejeté dans les campagnes, a acquis un véritable caractère de masse prolétarien et les leçons politiques qu’il tire de l’expérience de 1924-1927. Ces leçons, et l’appareil de cadre, contribuent à assurer une continuité entre le mouvement communiste des origines et celui de la période maoïste.
• Les exigences d’un combat vital qui se poursuit sans interruption. La base de masse, la qualité des militants comme de la direction, deviennent des facteurs permanents de survie. Cela rend bien difficile l’abandon réformiste [105] et contribue à assurer la pérennité d’une réflexion révolutionnaire vivante.
• La nature de la formation sociale. Tout ce qui est dit précédemment ne vaut que si le PCC peut s’appuyer sur des couches sociales qui, même si elles ne sont pas proprement prolétariennes, peuvent être intégrées à une perspective de révolution permanente.
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• Les formes du régime révolutionnaire
Il y a un éventail de formes de dictature du prolétariat. Cela s’explique aisément : un Etat ouvrier naît d’une lutte originale et en porte l’empreinte. Les facteurs historiques qui conditionnent la forme des régimes révolutionnaires sont multiples [106] et aucun d’entre eux ne détermine à lui seul le cours des événements, mais la formation sociale est certainement l’un des principaux, surtout si on l’entend dans sa globalité (la combinaison des formations socio-économique, politico-étatique et idéologico-culturelle).
La question centrale de la démocratie et de la légalité socialistes, par exemple, peut s’aborder sous deux angles complémentaires : programmatique et politique. L’expérience des soixante dernières années confirme à quel point, d’un point de vue programmatique, la démocratie et la légalité socialistes sont des besoins fondamentaux de toute société de transition au socialisme. Leur absence suscite des contradictions aiguës. Mais l’expérience montre aussi que le chemin qui mène à un tel régime politique ne peut pas être le même dans tous les pays. D’un point de vue politique (la détermination des tâches concrètes), il faut analyser les processus dans leurs spécificités.
Les acteurs politiques ont un libre arbitre dont dépend largement le succès ou l’échec de la lutte. La direction du PCC porte la responsabilité de ses choix pour le meilleur – la définition d’une orientation efficace, par exemple – comme pour le pire : des actes de répression que la situation n’imposait pas et qui violaient la démocratie et la légalité révolutionnaires. Je pense par exemple à la répression qui a frappé en 1942 des intellectuels radicaux, à Yan’an, et qui prélude à la crise des Cent Fleurs en 1956 [107], ainsi qu’à la répression qui s’abat sur les militants trotskystes.
Le 22 décembre 1952, les forces de sécurité du PCC ont arrêté entre 200 et 300 militants et sympathisants trotskystes. Ces arrestations secrètes n’ont jamais été publiquement justifiées et n’ont jamais donné lieu à des procès réguliers. On ne sait pas ce que sont devenus nombre d’entre eux. Un dirigeant trotskyste comme Zheng Chaolin n’a été libéré que le 5 juin 1979, à l’âge de 78 ans, après avoir passé plus de 25 ans en prison dans la République populaire de Chine, lui, qui en avait déjà passé six dans les geôles de Tchiang Kaï-chek (de 1931 à l937) ! [108].
La répression antitrotskyste n’a pas été menée de la même façon suivant les fractions du PCC. Les “28 bolcheviques” se sont trouvés, en ce domaine aussi, à l’unisson du Kremlin. Moscou a manifesté son mécontentement à l’égard de la direction maoïste [109]. Mais la face répressive de la direction maoïste existe, elle est incarnée par la sombre figure policière de Kang Sheng qui intègre la direction à son retour de Moscou, en 1937, et accable Chen Duxiu des pires calomnies. Il se fait l’exécuteur des basses œuvres durant la révolution culturelle. La fraction Deng Xiaoping revenu au pouvoir, il est, mesure exceptionnelle, expulsé à titre posthume du PCC (il est mort en 1975).
Si elle est responsable de ses décisions, la direction maoïste n’en est pas moins tributaire du cadre dans lequel elle combat ; les contraintes historiques pèsent ici de tout leur poids. Mao Zedong garde de sa jeunesse une veine populiste teintée d’accents libertaires. Mais il devient un homme de guerre, de fraction, d’autorité. L’influence du Comintem et le processus de lutte armée prolongée y sont pour quelque chose. La base sociale du parti aussi : le rapport d’un parti communiste à la paysannerie n’est pas le même qu’à la classe ouvrière [110]. Le thème central de la “ligne de masse” est à ce titre révélateur. Le parti est à “l’écoute des masses”, car les idées justes viennent en ordre dispersé des masses et doivent retourner aux masses après avoir été systématisées par le parti. Le Parti est le médiateur incontournable.
Une tradition humaniste existe en Chine, mais pas l’expérience séculaire de la démocratie politique qui plonge, en Europe, ses racines dans la tradition gréco-latine et le développement de villes libres bourgeoises, étouffée dans l’Empire du Milieu par la puissance de l’Etat centralisée.
La révolution chinoise est une grande révolution démocratique parce qu’elle libère d’une certaine forme d’exploitation économique, mais aussi parce qu’elle est un soulèvement pour la dignité humaine de la part de la femme rurale et du paysan pauvre qui sont méprisés, méprisables. La violence des “meetings d’amertumes” et l’explosion de haine contre les notables ne s’expliquent pas seulement par le souvenir de l’exploitation, mais aussi par celui des humiliations répétées. La révolution chinoise valorise le travail manuel dans un pays où le riche se laisse pousser les ongles longs pour bien montrer qu’il n’est pas obligé de travailler de ses mains. Le statut d’ouvrier permanent dans les entreprises d’Etat devient un emploi envié où un cadre place ses enfants.
Mais on a vu le poids de facteurs non démocratiques dans la révolution chinoise, depuis le conservatisme villageois jusqu’à l’influence soviétique stalinienne en passant par les exigences d’un dur combat militaire. Elle donne naissance à un pouvoir populaire et démocratique, autoritaire et bureaucratique tout à la fois. Le Parti et l’Etat sont largement confondus. Le PCC est soumis localement à la critique de masse – ce qu’un parti stalinien type ne saurait tolérer. Mais il gère souverainement l’Etat national. Il est enraciné dans une population mobilisée, mais il s’élève bien au-dessus des classes au nom desquelles il parle. C’est là l’une des principales contradictions internes du régime qui marque son évolution ultérieure.
Cette contradiction exige pour être résolue, de la part d’une avant-garde militante, un grand respect de l’auto-organisation de la population et une orientation pour le long et moyen terme : un projet de société qui comprend en son cœur la démocratie et la légalité socialiste ; un plan politique, le choix de moyens appropriés, qui donnent une forme concrète à la bataille antibureaucratique [111]. Les conditions objectives rendaient cette bataille particulièrement difficile à mener en Chine. Le pays est très arriéré sur le plan économique, il est largement isolé sur le plan international (il se heurte au blocus impérialiste, il ne peut compter sur une révolution en Occident, l’aide soviétique se paye politiquement cher) [112]. Les révolutionnaires ne peuvent comme en Occident s’appuyer, tout en les dépassant, sur les traditions démocratiques bourgeoises. La direction maoïste a tenté d’appliquer à la société de transition les principes de la “ligne de masse” qui lui avaient réussi dans la lutte de pouvoir. Malgré son échec, cette expérience mérite d’être étudiée de façon critique, car elle permet de rechercher les modes d’organisations et d’action adaptes à des conditions originales, les formes et sources nationales, qui permettent d’avancer réellement dans la construction d’une société de transition [113].
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L’expérience de la révolution chinoise confirme de façon vivante les éléments essentiels du programme marxiste-révolutionnaire pour les pays dominés. Mais elle soulève aussi bien des questions qui sont loin d’avoir été épuisées. Elle reste l’occasion d’une réflexion collective sur la pratique révolutionnaire et ses fondements, sur les conditionnements historiques auxquels toute révolution est confrontée et sur les moyens d’y faire face.
Il en va de même de l’expérience de la République populaire de 1949 à nos jours. Mais ça, c’est une autre histoire [114]”]].
Extraits du chapitre 7 seconde partie (ESSF article 24602), Débats et réflexions sur la révolution chinoise – 9 – Retour sur le PCC, les formations sociales et quelques pistes de réflexion
Pierre Rousset