378 réactions à ma Note du 27 janvier sur « Constitutionnaliser la loi de 1905 » ! Je comprends les internautes qui voudraient que je leur réponde, mais là vraiment, je ne peux pas suivre. Les notes sont écrites « dans la limite du temps disponible » et je cours après le temps ! Cependant, je peux continuer le dialogue, à partir d’un de ces 378 commentaires. Une remarque du « Concombre masqué », qui me semble pleine de bon sens. Il déclare en substance qu’avant de constitutionnaliser la loi de 1905, ce « serait déjà bien » de « l’appliquer correctement ». Mille fois d’accord. La référence rituelle à cette loi ne signifie pas qu’elle soit connue. Voyons les choses d’un peu plus près.
D’abord, la loi elle-même. Il y a le texte voté en 1905, il y a les ajouts et modifications faites depuis, au moins une quinzaine de fois. Si bien que quand le texte de la loi est publié, il s’agit parfois du texte originel, parfois du texte actuel, parfois d’un mixte des deux. Mais il en est de même de la Constitution : l’actuelle date de 1958, or elle a été modifiée à plusieurs reprises depuis. Certains articles de la loi de 1905 sont, de plus, très techniques et visent à résoudre des problèmes qui se posaient alors, et le contexte a très vite évolué du fait du refus catholique de former les associations prévues par la loi. Briand fit voter des lois complémentaires dès 1907 et 1908. Celles-ci forment un ensemble avec celle de 1905 et, stricto sensu, il faudrait parler des lois de séparation.
Pouvons-nous pour autant réduire la loi de 1905 à deux articles : l’Article 1 (liberté de conscience et libre exercice des cultes) et l’Article 2 (fin du système des « cultes reconnus », non financement public des cultes excepté les aumôneries) ? Certains l’affirment, mais je ne le pense pas. Car il existe une philosophie politique sous-jacente à la loi de 1905 qui se concrétise tout au long des articles de la loi. Et c’est grâce à cette philosophie politique, laïque sans être ultralaïque, que la loi de 1905 a dépassé le contexte particulier dans lequel elle s’enracine et comporte des éléments d’universalité.
En fait, il me semble que pour pouvoir parler valablement de la loi de 1905, il faut connaitre un peu les débats qui ont eu lieu lors de son élaboration. Les amendements qui ont été refusés et ceux qui ont été acceptés sont particulièrement significatifs de la laïcité qui a été alors établie. Or point n’est besoin de passer ses journées dans les archives. Maurice Gelbard a effectué un travail remarquable et mis en ligne les débats de l’Assemblée nationale et des extraits substantiels de ceux du Sénat. [1]
Par ailleurs, deux ouvrages permettent de comprendre et le contexte et son dépassement par l’élaboration de la loi. Le premier a été publié en anglais en 1974 et, enfin !, traduit en français en 2004 aux éditions Privat (Toulouse) : Maurice Larkin, L’Eglise et l’Etat en France. 1905 : la crise de la séparation. Le second, publié chez Fayard en 2010 : Emile Poulat, avec le concours de M. Gelbard, Scruter la loi de 1905. La République française et la Religion. J’ajoute que, moi-même, je parle assez longuement de la loi de 1905 dans plusieurs de mes livres, et notamment le dernier : La laïcité falsifiée (La Découverte, 2012).
« Appliquer correctement » la loi de 1905 nécessite de savoir comment elle aborde la question de la neutralité. C’est sans doute sur ce point que les contresens sont aujourd’hui les plus fréquents, voire parfois frisent l’absurde. Au contraire, les débats de 1905 et leur résultat montrent une grande subtilité dans l’élaboration du texte. Je reconnais qu’à chaque fois que je les relis, j’y trouve de nouveaux motifs d’admiration sur l’intelligence de l’équilibre trouvé.
Aujourd’hui, prenons l’Article 28 qui, à première vue, est un des plus stricts de la loi quant à la neutralité. Le voici : « Il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépultures dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions. »
Déjà la lecture du texte lui-même montre le souci d’établir une règle sans lui donner de valeur absolue, puisque des exceptions sont prévues. Mais, il est encore possible d’approfondir en prenant connaissance des débats qui ont porté sur cet Article. Plusieurs députés ont demandé à Aristide Briand de préciser ce que cela impliquait. J’indique donc l’essentiel de ses propos. D’abord, considérons les trois principales exceptions.
La première exception prend le contrepied des mesures iconoclastes de la Révolution française : la formule « à l’avenir » montre que l’on assume le legs du passé. Les propos de Sarkozy au Latran prétendant qu’une « laïcité positive » est nécessaire parce que la laïcité aurait voulu faire table rase du passé chrétien de la France n’ont pas de validité. L’article, déclare Briand, « laisse subsister les emblèmes religieux actuellement existants et cette tolérance implique forcément le droit de les réparer pour les tenir en bon état ».
La seconde exception prend en compte les nécessités du « libre exercice des cultes » garanti par l’Article 1 et le caractère « public » de la « célébration » des cultes (Article 25). Ainsi que d’autres actes religieux (comme ceux liés à la mort). Ainsi, les mesures liées à la séparation comportent des limites qui tiennent au fait que la République doit assurer la liberté de conscience, qui inclut la liberté de religion. Il y a consensus des députés sur ce point.
La troisième exception montre que le religieux peut comporter une dimension culturelle qui doit être prise en compte. Ce n’est pas parce que des œuvres culturelles exprimeraient de la spiritualité qu’il faudrait leur réserver un traitement à part. Au contraire, comme d’autres œuvres, elles peuvent faire partie du patrimoine commun. C’est pourquoi, aujourd’hui, l’Unesco a inscrit des monuments religieux dans le patrimoine culturel de l’humanité, à condition que des personnes de toutes convictions puissent les visiter. « Respect de l’art » indique Briand à ce propos.
Deux autres aspects du débat sont importants.
Le premier aspect est le rejet de deux amendements dont l’enjeu consistait essentiellement à permettre l’érection d’une croix au centre du cimetière, non comme « l’emblème d’un ou plusieurs cultes déterminés que comme le symbole, dans notre civilisation, du culte des morts » (député Lefas). Briand rétorque : cela reviendrait à imposer certaines croyances particulières à l’ensemble des citoyens. Nous assurons « aux catholiques le droit de satisfaire tous les besoins religieux de leur conscience », précise-t-il, mais « il faut qu’ils s’habituent à respecter les convictions des autres citoyens ». Donc le culturel, l’identitaire ne peuvent servir de prétexte pour avantager, de fait, une religion face aux autres religions et convictions. Or, c’est ce que l’on tend à effectuer aujourd’hui en prétendant que certaines expressions religieuses sont « sécularisées » et donc peuvent être imposées à tous sans déroger à la liberté de conscience.
Le second aspect est la définition de la notion d’« emplacement public ». Briand déclare : ce sont « les rues, les places publiques ou les édifices publics autres que les églises ou les musées. Il n’est nullement question d’empêcher un particulier (…) de faire décorer sa maison de la manière qu’il lui plaira, même si cette maison a facade sur une place ou une rue ». Il ne s’agit donc nullement de « tous les emblèmes religieux offerts au public » : on pourra ériger un calvaire sur un terrain privé visible de la rue. C’est, précise Briand, « le simple bon sens » : « l’article (…) ne s’applique qu’aux emplacements publics, c’est-à-dire qui sont la propriété soit de l’Etat, soit du département, soit de la commune. » Briand précise également qu’un magasin pourra avoir un emblème religieux si son propriétaire le souhaite et que si un personnage religieux a accompli une œuvre d’intérêt général, il aura droit, comme un autre, à sa statue (on pourrait penser à l’exemple de l’abbé Pierre).
Ce n’est donc pas l’espace public qui doit être neutre, c’est ce qui est commun dans cet espace à l’ensemble de la collectivité, pour respecter la diversité de cette collectivité. La neutralité est alors un impératif de la liberté de conscience. Au contraire ce qui, dans l’espace public, est individuel et libre n’est pas soumis à cette obligation de neutralité, puisque là, neutralité et liberté de conscience loin d’être en harmonie s’opposeraient. Le glissement actuel du commun à l’ensemble de l’espace public est liberticide, alors que la loi de 1905 instaure une laïcité de liberté et de raison. Ne laissons donc pas dénaturer la laïcité. La « période Sarkozy » aura été celle d’un recul général des libertés et de la démocratie. N’intériorisons pas une partie de ce recul au nom d’une laïcité dévoyée.