Ce voyage aux confins les plus occidentaux de la Chine commence... au métro Château-de-Vincennes, près de Paris, dans l’arrière-salle d’une banale brasserie. L’œil apeuré, les mains tremblantes, un Ouïgour flanqué d’un policier français en civil chargé de sa protection regarde la personne venue l’interviewer, et soupçonnée d’appartenir à la police politique chinoise sous couvert de journalisme. L’homme, qui appartient au Congrès mondial ouïgour — mouvement des dissidents à l’étranger [1] —, vient tout juste de bénéficier du statut de réfugié politique, en France. Son histoire est classique : protestation contre une injustice sur son lieu de travail au Xinjiang, arrestation, prison, fuite... Nous n’en saurons guère plus. Sa peur, dans cet endroit paisible, pourrait faire sourire. Mais elle est significative de la pression morale et physique subie par les opposants musulmans turcophones en Chine.
Quelques jours plus tard, à Urumqi, la capitale de la région autonome ouïgoure du Xinjiang, à près de quatre mille kilomètres de Pékin, rien ne laisse soupçonner une quelconque tension, en ce mois de mai 2009. Pas même dans le quartier ouïgour. Ici cohabitent Ouzbeks, Kazakhs ou Kirghizes — minorités musulmanes — et familles hans (ethnie majoritaire en Chine comme à Urumqi, mais minoritaire dans la province) installées, pour certaines d’entre elles, depuis plusieurs générations. La petite mosquée du secteur est ouverte aux visiteurs. Dans les ruelles bruyantes bordées d’échoppes, près du grand bazar récemment ripoliné, les commerçants vendent les objets les plus improbables (peignes, colorants, plantes médicinales, cartes de téléphone, foulards...) mais aussi des brochettes de poulet ou de mouton accompagnées de bols de nouilles. Les Ouïgours, en effet, ne mangent ni porc ni riz, base de l’alimentation des Hans, et ce n’est pas la moindre des différences entre les deux ethnies.
Pourtant, dans ce quartier comme dans d’autres tout proches, notamment devant l’université du Xinjiang, une violence inouïe s’est déchaînée entre le 5 et le 8 juillet 2009. Plusieurs heures durant, des manifestants ouïgours équipés de gourdins, couteaux et autres armes improvisées ont incendié des bus, des taxis, des cars de police, pillé des magasins, bastonné et lynché des Hans. Lesquels ont, dès le lendemain, pris le flambeau de la revanche, tuant et blessant des Ouïgours. Le bilan officiel, fin juillet, était de 197 morts et 1 684 blessés, sans que l’on puisse exactement établir la liste des victimes par communauté.
Si, deux mois plus tôt, nul n’aurait imaginé un tel affrontement interethnique, on pouvait déjà percevoir l’accumulation de colère dans une communauté humiliée et souvent harcelée. Ainsi, fixer un simple rendez-vous avec des Ouïgours, qu’ils soient ou non militants, ne relève pas d’un acte ordinaire. Il faut téléphoner plusieurs fois, prévoir les rencontres dans des endroits publics où l’on entame des conversations qui se terminent dans la rue sans témoins ; parfois même on présentera l’invitée au secrétaire du Parti (han), histoire de montrer que l’on n’a rien à cacher, même quand on est apparemment très intégré... Quiconque reçoit un étranger peut être immédiatement soupçonné d’« activités nationalistes », la pire des accusations (après celle de terrorisme), susceptible d’engendrer la perte de son travail ou une rétrogradation, une convocation au poste de police, une arrestation, voire un séjour en prison.
Au dire d’Abderrahmane [2], Ouïgour, ingénieur de génie civil, « la suspicion et la répression sont de règle pour les Ouïgours, mais des Hans peuvent aussi être inquiétés s’ils sont soupçonnés de faire de la politique ». Il a choisi de nous inviter dans l’un des restaurants ouïgours les plus réputés de la capitale, fréquenté par des Hans, des familles musulmanes — femmes voilées, jeunes filles en jean et maquillées —, des touristes étrangers.
Abderrahmane ne craint pas grand-chose, lui qui a monté une petite entreprise de cinq salariés, toutes ethnies confondues. Néanmoins, quand il parle des discriminations dont sont victimes les membres de sa communauté, il baisse le ton. Pour dénoncer le contenu de l’enseignement sans risque d’être entendu, il préfère écrire sur sa main : « C’est du lavage de cerveau. »
La surveillance est générale. Plus encore aux abords des mosquées. Celle de Kashgar (Kashi, selon le nom officiel), dans le sud de la province, ne fait pas exception. La prière du vendredi, qui peut réunir jusqu’à 20 000 personnes, est minutieusement con-trôlée par des policiers en civil fort peu discrets. De toute façon, l’imam est nommé avec l’approbation des autorités de la préfecture, et les prêches sont encadrés. Avec une naïveté confinant au cynisme, le site officiel du gouvernement du Xinjiang, qui publie une Histoire de l’islam en Chine, raconte qu’autorités religieuses (soigneusement choisies) et direction du Parti communiste chinois (PCC) ont mis au point une série de prêches, limités à vingt ou trente minutes (normes à ne pas dépasser) et rassemblés en quatre volumes dans lesquels l’imam n’a plus qu’à piocher...
Il n’en a pas toujours été ainsi. La liberté religieuse est inscrite dans la Constitution chinoise de 1954. Jusqu’au milieu des années 1960, les musulmans pouvaient pratiquer leur culte sans trop d’entraves. Ahmed, un guide de Kashgar, se souvient parfaitement de sa grand-mère portant le foulard, de voisines recouvertes d’un voile dissimulant tout le visage hors les yeux, quand il n’était encore qu’un petit enfant. Durant les années noires de la Révolution culturelle, à partir de 1966, les mosquées ont été soit fermées, soit détruites. Même dans l’intimité du foyer familial, il était impossible d’afficher le moindre signe religieux. La répression a pris fin avec le mouvement d’ouverture écono-mique lancé par Deng Xiaoping en 1978. Le principe de la liberté de croyance a retrouvé toute sa place dans la Constitution en 1982.
Au sortir de la Révolution culturelle, seuls 392 lieux de culte étaient encore utilisables dans la préfecture de Kashgar, l’un des centres religieux les plus importants. A la fin de 1981, leur nombre est passé à 4 700, puis à 9 600 en 1995. Au tournant des années 2000, précise l’un des grands spécialistes français des mouvements ouïgours, Rémi Castets [3], « le Xinjiang compte 24 000 mosquées, les deux tiers de toute la Chine ». Des écoles coraniques sont ouvertes, des œuvres de savants musulmans sont exhumées, des éditions privées se créent... La religion se développe tandis que la culture et l’identité ouïgoures se revitalisent.
Les « bingtuan », un Etat dans l’Etat
Pourtant, l’affaire se gâte dès le milieu des années 1990. D’une part, l’islam se politise : on voit se multiplier les meshrep, sortes de comités de quartier religieux qui parfois prennent des allures revendicatives, tandis que se créent des organisations comme le Mouvement islamiste du Turkestan oriental, soupçonné de liens avec Al-Qaida. D’autre part, l’accès à l’indépendance des ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale, au-delà de la frontière, suscite un espoir d’émancipation, jusqu’alors ignoré. Certains parlent même d’« Ouïgouristan », reliant les communautés des deux côtés — un peu comme certains Basques français et espagnols rêvent d’un Pays basque indépendant...
Saniya, professeure de littérature ancienne à Urumqi, se souvient encore des retrouvailles familiales du début 1992, lorsque la sœur de sa mère, qui avait fui en Ouzbékistan à l’époque de la Révolution culturelle, a pu revenir à Urumqi. « Puis, à notre tour, nous nous sommes rendus à Tachkent. Ce fut un choc. On s’est aperçus que les Ouzbeks vivaient mieux que nous et qu’ils avaient gardé mieux que nous la tradition turco-musulmane. En même temps, il n’y avait pas (encore) de côté religieux pesant. » A partir de cette date, poursuit-elle, « la question de l’indépendance est devenue très forte. Il n’y a aucune barrière culturelle, religieuse, linguistique entre le Xinjiang et l’Ouzbékistan. A Tachkent, on nous disait souvent : “Mais qu’est-ce que vous attendez ? Nous, on a réussi. Et vous ?” La fierté ouïgoure était interpellée. Il y avait une sorte de surenchère ».
Sans doute a-t-il contribué à la naissance de mouvements ouïgours, indépendantistes ou non, avec parfois des relais étrangers, au Pakistan ou en Turquie. S’ils n’eurent jamais un grand retentissement au sein de la population, les manifestations et les incidents ont régulièrement scandé les années 1990-2000. Pékin a alors réagi en utilisant trois leviers : la diplo-matie pour lutter contre les « trois forces » (l’extrémisme, le séparatisme et le terrorisme), en coupant tout lien entre les Républiques d’Asie centrale ou le Pakistan et les militants ouïgours grâce notamment à l’Organisation de coopération de Shanghaï (lire ci-dessousn « Complicité avec les Républiques d’Asie centrale ») ; le développement et la modernisation, en jouant sur le financement public, en s’appuyant sur le Corps de production et de construction du Xinjiang (CPCX, dépendant de l’armée), et en attirant des Hans dans la province ; enfin, l’étroite surveillance et la répression.
« L’objectif du gouvernement central, précise Castets, n’est pas de s’attaquer à l’islam en lui-même. Il s’agit surtout d’éviter que l’islam ne légitime un discours séparatiste ou antigouvernemental. Le PCC a en tête la relative exemplarité du monde hui. » Les rapports avec les Huis, la première communauté musulmane chinoise (10 millions de personnes), sont, en effet, pacifiés [4]. Le gouvernement cherche à nouer avec les Ouïgours un pacte du même type.
Il évalue ses investissements dans le Xinjiang à 870 milliards de yuans (plus de 90 milliards d’euros) depuis 2000. Le dynamisme est visible partout : exploitation des riches gisements de matières premières (charbon, pétrole, gaz...) ; promotion des énergies nouvelles (sur l’autoroute d’Urumqi à Turfan, une aire a été aménagée pour que les Chinois puissent se photographier devant des champs d’éoliennes [5] qui s’étendent à perte de vue) ; développement de villes nouvelles gigantesques (telle Korla, suite de centres commerciaux à ciel ouvert, où les compagnies pétrolières ont établi leur siège) ; construction d’aéroports, d’autoroutes... Les chantiers fleurissent partout, y compris là où ils ne devraient pas se trouver, comme à Kashgar, où le vieux quartier ouïgour est en passe d’être détruit [6].
Reposant sur les matières premières, l’agroalimentaire et, dans une moindre mesure, le tourisme, les leviers économiques appartiennent, au moins pour moitié, aux fameux CPCX, les bingtuan (« brigades militaires ») comme on les appelle. Un Etat dans l’Etat qu’il est essentiel de connaître pour comprendre un tant soit peu cette province du bout du monde chinois. Créées en 1954, ces bingtuan rassemblent des forces aptes à assurer la sécurité des frontières et à défricher les terres : militaires démobilisés après la guerre civile, communistes convaincus d’aller porter la civilisation à la campagne, Hans (communistes ou non) envoyés en rééducation dans les camps de travail ou exilés, comme le célèbre écrivain Wang Meng, communiste condamné pour « dérive droitière » [7]. Douze bingtuan prennent alors pied en Chine (dans le Heilongjiang, au Tibet, en Mongolie intérieure...). Toutes ont disparu après la mort de Mao Zedong (1976), à l’exception de celles qui sont implantées dans le Xinjiang, plus actives que jamais.
Le musée de Shihezi, qui les a vues naître, en retrace l’épopée façon réalisme socialiste : des dizaines de photographies jaunies de militaires-paysans pauvres ou d’enfants dans des écoles improvisées, dégageant un esprit pionnier propre à l’époque, et, apothéose, une immense carte étalée dans une salle entière montrant la puissance actuelle des bingtuan — bien supérieure à celle du gouvernement de la province. Toujours sous contrôle de l’Armée populaire de libération, ces « brigades militaires » rassemblent 1,9 million d’habitants ; lèvent l’impôt dans les districts qu’elles dirigent ; possèdent 1 500 groupes industriels, commerciaux ou de construction dont plusieurs cotés en Bourse, deux universités ; contrôlent un tiers des surfaces cultivées du Xinjiang, un quart de la production industrielle, entre la moitié et les deux tiers des exportations. Premiers producteurs de ketchup au monde, les bingtuan ont même racheté, en France, les Conserves de Provence, en 2004, via leur filiale Xinjiang Chalkis Co. Fait significatif : lors d’une réunion historique consacrée au maintien de la stabilité au Xinjiang, en 1996, le Bureau politique du PCC a invité les communistes à « encourager les jeunes gens de Chine intérieure à venir s’installer au sein des CPCX » [8].
Ce n’est pas le seul canal d’immigration à l’origine du déséquilibre démographique, qui a fait passer les Hans de 6 % de la population (en 1949) à 40,6 % (en 2006). Depuis que la liberté de circulation est totale, des Hans s’y installent, à la recherche de la bonne fortune dans ce qu’ils considèrent comme une « nouvelle frontière ». Ils sont imités par des paysans pauvres (mingong) venant du Sichuan, du Shaanxi ou du Gansu, où les revenus sont encore plus bas qu’au Xinjiang. Qualifier ces hommes et ces femmes, qui effectuent des petits boulots et survivent à peine, de « colonisateurs », comme on le lit parfois dans la presse occidentale, est un raccourci pour le moins incongru.
Parmi les nouveaux venus, il y a également des cadres d’entreprises publiques aux salaires beaucoup plus confortables mais aux conditions de vie qui le sont moins. M. Liu Wang, ingénieur travaillant sur la nouvelle ligne de chemin de fer qui reliera Urumqi à Hotan, l’une des étapes-clés pour affronter le désert du Taklamakan, en fait partie. Originaire du Shaanxi, il ne retrouve femme et enfants que lors des fêtes du Nouvel An chinois. Entre Hans, Ouïgours ou Kazakhs, il ne voit aucune différence. A l’écouter, c’est le Xinjiang tout entier qu’il faudrait secouer : « Ici, assure-t-il, c’est encore le socialisme » — ce qui, dans sa bouche, n’est pas vraiment un compliment. Bâtisseur-né, M. Liu déplore les lenteurs administratives. « Il faut toujours en référer plus haut, ouvrir le parapluie... », se plaint-il. Conclusion : l’argent public est gâché. « On construit des autoroutes, des aéroports, des hôtels... mais la formation des personnels ne suit pas. » Voilà pourquoi, sur son chantier, les emplois qualifiés sont dévolus aux Hans et les autres, aux Ouïgours. Un argument que l’on entendra mille fois, et que donnera spontanément un chauffeur de taxi ouïgour, tandis qu’on longe les travaux sur la route reliant Kashgar à Hotan. Avant de se reprendre : « Il y a bien sûr des ingénieurs ouïgours, mais ils ne peuvent pas aller se former à l’étranger, alors que désormais les techniques sont importées d’Allemagne ou du Japon. On ne leur donne pas leur passeport pour l’étranger. » De fait, en Chine, la délivrance d’un passeport n’est pas un droit ; elle est soumise à la discrétion des dirigeants du district. Que l’on soit ingénieur, chercheur ou simple citoyen, obtenir un tel sésame relève du parcours du combattant pour quiconque appartient à une minorité. D’autant qu’il faut ensuite prendre l’avion jusqu’à Pékin pour se voir accorder le visa dans le consulat du pays concerné, ce qui est inaccessible au commun des Ouïgours.
L’autre raison avancée pour expliquer les entraves à l’embauche ? La langue. Une majorité d’Ouïgours ne parlent pas — ou fort mal — le chinois, langue utilisée dans des entreprises majoritairement hans. En vérité, corrige Wang Jian-min, professeur au département d’anthropologie à l’Université centrale des nationalités, à Pékin, « il y a souvent confusion entre langue et ethnie. On peut comprendre qu’une entreprise demande que l’on parle correctement le mandarin, mais il n’est pas normal qu’elle exige que l’on soit han ». Pas normal, mais « plus facile, explique un jeune dirigeant d’entreprise dans la banlieue de Shihezi. Avec les minorités, il faut une cantine hallal ou en tout cas une nourriture spécifique, car les habitudes alimentaires ne sont pas identiques ». Et en général, « quand il y a un problème, les Ouïgours sont moins conciliants » que des mingong qu’on peut renvoyer dans leur province à tout moment. Ainsi, même très diplômés, les jeunes Ouïgours ont du mal à se procurer un emploi — ce qui nourrit les frustrations, bien que la situation ne soit guère plus réjouissante dans l’ensemble de la Chine : au sortir de l’université, près d’un diplômé sur trois est au chômage.
Une culture réduite aux coutumes
Reste que l’obstacle linguistique ne relève pas du fantasme. Autrefois, la plupart des familles inscrivaient leurs enfants dans les écoles réservées aux minorités, le mandarin n’y étant qu’une matière parmi d’autres ; à la campagne, elles n’avaient d’ailleurs pas le choix. D’où le handicap actuel et l’impossibilité pour les jeunes de sortir de la province, seul endroit où l’on parle leur langue. Pour l’élite urbaine ouïgoure, le problème ne se posait pas, les parents ayant opté pour une école chinoise (avec option ouïgour).
Depuis 2003, l’enseignement en chinois est obligatoire dès la plus jeune classe, sauf pour la littérature. Le ouïgour a désormais statut de langue secondaire. Cette mesure constitue un nœud crucial de l’antagonisme qui sépare Hans et Ouïgours. Nombreux sont ceux qui l’assimilent à un « génocide culturel », ou à un « lavage de cerveaux », selon l’expression d’Abderrahmane, notre ingénieur de génie civil. A la campagne, les situations sont parfois ubuesques, comme le raconte Nadira, toute jeune institutrice, formée à l’Ecole normale supérieure d’Urumqi, rencontrée dans un village loin de Kashgar. Seule à enseigner le mandarin, elle ne peut accueillir tous les enfants. Alors, « ce sont les dirigeants politiques qui choisissent ceux qui vont à l’école bilingue et les autres ». L’arbitraire amplifie encore la rancœur des familles, globalement hostiles au chinois obligatoire.
Nazim, dirigeant ouïgour d’un département à l’université d’Urumqi, voit, au contraire, dans ce dispositif une chance pour sa communauté : « Cela permet de s’approprier sa langue maternelle — il faut savoir l’écrire pour préserver sa propre culture — et d’apprendre le mandarin pour la connaissance, l’échange et le travail. » Comme nombre de familles des classes moyennes, Nazim craint plutôt un abandon progressif de l’apprentissage de sa langue dans les couches les plus aisées, qui optent pour les écoles chinoises afin d’assurer un meilleur avenir à leur progéniture. Les parents parlent de moins en moins le ouïgour, et la maîtrise de l’écriture se perd — « C’est comme cela qu’une langue se meurt ».
Les jeunes, eux, sont beaucoup plus virulents. Assiane, qui a suivi des cours en chinois depuis sa prime jeunesse, attend le départ de son collègue plus âgé pour exprimer son opinion : « On commence par réduire le champ de l’enseignement du ouïgour, et il finit par disparaître. » Au Yunnan, où elle a fait ses études, « les langues minoritaires ne sont plus apprises ». Assiane y perçoit une longue marche vers la perte d’identité, d’autant que « l’enseignement réduit notre culture à des coutumes ». Il s’agit là d’une réalité incontestable que bien peu de Hans veulent admettre. Nombre d’entre eux sont irrités par ces plaintes incessantes, à l’image de Zhang Wi, photographe aux allures de baroudeur : « Les membres des minorités sont favorisés pour les examens d’entrée à l’université grâce à un système de bonus. Ils ont des places réservées dans les directions d’organismes publics. Leurs écrivains sont plus facilement publiés que les Hans. » Et de citer l’exemple d’un Ouïgour incompétent choisi à la place d’un Han aux talents réels.
L’histoire instrumentalisée
Depuis 2003, la loi contraint les administrations à une direction bicéphale, han et minorité. Mais, le plus souvent, les commandes restent aux mains du dirigeant han. C’est le cas au plus haut niveau de la province. M. Nur Bekri, Ouïgour, en est le président, mais M. Wang Lequan, Han, secrétaire du PCC, tire les ficelles. C’est lui qui, depuis 1994, tient d’une poigne de fer la région : « Il n’a pas la tête pour comprendre la situation, pas le cœur pour aimer ; il n’entre pas dans l’âme des gens », explique M. Yi Fang, un vieux communiste pékinois, qui considère les affrontements de juillet comme « une honte pour la Chine ». M. Wang marie « le libéralisme et la répression » sans égard pour les hommes et leur culture. Une attitude qui a peu à voir avec le colonialisme et beaucoup avec l’autoritarisme. Pour M. Yi, le Xinjiang fait partie intégrante de la Chine, dont les frontières, rappelle-t-il, sont reconnues par les Nations unies.
Comme toujours, l’histoire devient enjeu politique où les faits sont largement sollicités, sinon falsifiés. Dans le musée poussiéreux de Kashgar, peu fréquenté si l’on en croit le vieux rideau de fer tiré dont le cadenas est ouvert pour l’occasion, on lit dès l’entrée : « En 60 avant Jésus-Christ (...), un gouvernement local a été établi sous la dynastie han. Depuis lors, le Xinjiang fait partie de l’Etat chinois. » Ce fut longtemps la version officielle, aujourd’hui abandonnée. Tout comme l’idée que les Chinois auraient été les premiers habitants de la région. Les magnifiques momies indo-européennes retrouvées dans le désert du Taklamakan [9] infirment la thèse. Lieu de passage de la Route de la soie ponctuée d’oasis, le Xinjiang a brassé ethnies, cultures et chefs de guerre. Le réduire à une seule influence est absurde.
A contrario, faire remonter la « colonisation de la province » à l’arrivée des communistes en 1949, comme l’explique le Congrès mondial ouïgour de Mme Rebiya Kadeer — thèse reprise par de nombreux journaux français —, ne correspond à aucune réalité. La première installation politique chinoise dans le Xinjiang date de la dynastie mandchoue des années 1750. A la suite de rébellions, Daoguang, le huitième empereur, crée des « bureaux de reconstruction » dans le cadre d’une politique d’assimilation (déjà) où le pouvoir hésite à s’appuyer sur des cadres locaux car, « corrompus, ils nuisent à la politique de l’Etat central » [10]. En 1884, la province fait partie du territoire chinois. A titre de comparaison, le Nouveau-Mexique est intégré aux Etats-Unis peu de temps avant cette époque (1846), ainsi que la Californie (1850).
Certes, l’histoire n’est pas linéaire, et le Xinjiang a connu plusieurs aventures indépendantistes. L’émirat de Kashgarie a survécu de 1864 à 1877, grâce à la reconnaissance de l’Empire ottoman, de la Grande-Bretagne et de la Russie. Une éphémère République turque islamique du Turkestan oriental a vu le jour entre novembre 1933 et février 1934. Enfin, une République du Turkestan oriental, vague satellite de l’URSS, s’est étendue sur trois districts du Nord, de 1944 à 1949. Comme le souligne Castets, le « sentiment d’être les héritiers d’empires ou de royaumes puissants parfois rivaux de la Chine » marque les esprits.
En fait, la plupart des Ouïgours ne réclament pas l’indépendance, mais le respect de leur identité et une plus grande justice. « Nous vivons mieux qu’il y a dix ans, assure Abderrahmane, mais nous sommes restés à la traîne. » Le produit intérieur brut par habitant est de 15 016 yuans à Shihezi (90% de Hans) ; de 6 771 yuans à Aksu (30%) ; de 3 497 yuans à Kashgar (8,5%) ; et de 2 445 yuans [11] à Hotan (3,2%).
Ces inégalités béantes sur une base ethnique poussent les Ouïgours dans les bras de l’islam, seul canal d’opposition et d’affirmation identitaire. Le danger existe de voir les plus fondamentalistes remporter la mise. Déjà, il n’est plus rare de croiser des femmes en burqa, vêtement de bure qui couvre complètement le corps et grillage le regard. Et, si les mouvements extrémistes prônant le djihad demeurent marginaux, le refus de tout dialogue peut changer la donne.
Les minorités, Ouïgours en tête, subissent de multiples pressions, prises entre une modernisation qui écrase leur culture, des discriminations qui les écartent de la croissance et un autoritarisme qui broie les spécificités. Plus que religieuse, la fracture est sociale et culturelle. Le Xinjiang en serait-il là si Pékin avait donné vie au statut d’autonomie, resté au stade des bonnes intentions ?
Martine Bulard
Complicité avec les Républiques d’Asie centrale
Sécurité intérieure et sûreté des approvisionnements énergétiques ont conduit la Chine à créer, dès 1996, le groupe de Shanghaï, avec la Fédération de Russie, le Kazakhstan, le Kirghizstan et le Tadjikistan. L’enjeu est alors clair : négocier les problèmes de frontières latents [12], traiter les questions de sécurité (lutte contre les mouvements indépendantistes) et resserrer les liens économiques.
Dans les années 1990, Pékin redoutait en effet une montée des revendications de la minorité kazakhe, importante au Xinjiang, et l’ébullition des partis ouïgours, qui fleurissaient dans les nouveaux Etats indépendants limitrophes... En 1992, par exemple, l’Union internationale ouïgoure est créée à Almaty (Kazakhstan) ; elle rassemble trois cent cinquante délégués provenant des Républiques d’Asie centrale dont l’objectif est de « promouvoir l’autodétermination du Turkestan oriental [le Xinjiang] » [13]. Des partis ouïgours naissent au Kirghizstan. La télévision officielle kirghize diffuse des programmes en langue ouïgoure qui peuvent être captés au Xinjiang, de même que des émissions en provenance du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan... Une sorte d’espace ethnique se forme au moment même où, dans la province chinoise, les revendications (sociales et religieuses) se développent.
Les autorités chinoises entendent y mettre bon ordre. Les pays du groupe de Shanghaï y contribuent, qui limitent le repli sur leur territoire des militants ouïgours pourchassés. Quelques années plus tard, ils refouleront même au Xinjiang les combattants — ils y seront emprisonnés, souvent torturés, parfois exécutés. Pékin a réussi son pari sécuritaire.
En 2001, le groupe de Shanghaï devient l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) après avoir accueilli l’Ouzbékistan. La Mongolie, l’Inde, le Pakistan et l’Iran la rejoindront au titre d’observateurs. L’objectif prioritaire y est de lutter contre les « trois forces » (l’extrémisme, le séparatisme et le terrorisme). Le Pakistan, qui dans la décennie précédente avait accueilli nombre de jeunes Ouïgours désireux de se former dans les madrasa, a quasiment fermé ses frontières. Si vingt-deux Ouïgours ont été emprisonnés à Guantánamo, aucun ne semble avoir de liens avec Al-Qaida : cinq ont été libérés en 2006 et ont trouvé asile en Birmanie, dix-sept ont été relâchés en 2009 et envoyés dans l’île de Palau.
Comme souvent avec Pékin, les intérêts sécuritaires et économiques ne sont guère éloignés. Le Xinjiang se situe au croisement des voies de passage du pétrole et du gaz naturel venant notamment de la Russie, du Turkménistan et du Kazakhstan. Les échanges commerciaux entre ces pays limitrophes d’Asie centrale et la province ont été multipliés par près de six entre 1992 et 2006. C’est dire l’importance stratégique de celle-ci. Le pouvoir chinois a d’ailleurs mis l’accent sur les voies de circulation (routes, chemin de fer, aéroports...), y compris en « aidant » les Républiques naissantes.
« Le Xinjiang est au centre d’une région de près de 2,8 milliards d’habitants. Il doit profiter de cette situation », explique Tang Lijiu, économiste indépendant et conseiller du gouvernement de la province, coauteur de Faxian Xinjiang [14] (« La découverte du Xinjiang »). Il y inclut la Fédération de Russie et surtout l’Inde. De formidables marchés à conquérir et, pour une grande partie des pays limitrophes, une proximité culturelle à valoriser. Avant les événements de juillet, Urumqi tablait sur l’essor du tourisme.
Martine Bulard