Ce n’est pas seulement l’histoire d’un conflit, le plus sanglant de la guerre froide, que retrace Bruce Cumings [1], professeur à l’université de Chicago, mais aussi et surtout la manière dont les Etats-Unis ont totalement oblitéré sa mémoire. Quand les troupes nord-coréennes franchissent le 38e parallèle, en juin 1950, rappelle l’auteur, elles ne violent pas une frontière internationale, mais une ligne fixée en 1945 par Washington, divisant la Corée en deux. Il ne s’agit que d’un épisode dans une longue « guerre civile » qui a commencé en 1932, quand le Japon, qui occupait déjà la Corée depuis 1910, mit en place l’Etat fantoche du Mandchoukouo, qui incluait trois provinces chinoises. C’est à cette date que Kim Il-sung se lança dans la lutte armée contre Tokyo et ses collaborateurs. Une des révélations du livre concerne le rôle majeur des Coréens dans la résistance antijaponaise en Chine, rôle qui explique les liens profonds qui se sont créés entre Pyongyang et Pékin après 1949.
En 1945, alors que l’armée soviétique occupe le Nord, Washington met en place à Séoul un pouvoir anticommuniste, qui s’appuie d’abord sur les forces et les personnes qui ont collaboré avec le fascisme japonais — au même moment, en Grèce, le Royaume-Uni met en place une stratégie semblable, s’appuyant sur les collaborateurs nazis pour écraser la résistance dominée par les communistes. Contre ce pouvoir impopulaire, des insurrections éclatent en Corée du Sud, notamment en octobre-novembre 1946 puis en 1948. La guerre de 1950 ne fut que la prolongation de ces affrontements entre les deux parties de la Corée, Séoul comme Pyongyang aspirant à l’unification de la patrie.
La guerre proprement dite (1950-1953) fut terrible, marquée par des massacres des deux côtés, mais le livre nous apprend, s’appuyant notamment sur le travail de la commission Vérité et réconciliation mise en place par le président sud-coréen Kim Dae-jung (1997-2003), que les crimes du Sud dépassèrent largement ceux commis par les troupes nord-coréennes ; que l’armée sud-coréenne multiplia les exactions (au vu et au su des soldats américains, et parfois avec leur complicité) ; que la campagne de bombardement des villes menée par l’aviation américaine (avec usage du napalm) fit des centaines de milliers de victimes civiles.
Alors que le régime nord-coréen s’enfonce dans sa paranoïa, alors que la Corée du Sud jette désormais un regard différent sur cette guerre fratricide, les Américains restent enfermés dans une vision manichéenne du conflit. Et ils oublient que cette guerre, comme le souligne l’auteur en conclusion, a profondément marqué leur politique étrangère, « transformant les Etats-Unis en un pays très différent de ce qu’il était, avec des centaines de bases militaires à l’étranger, avec une armée permanente nombreuse et avec un Etat de sécurité nationale à l’intérieur ».
Pouvons-nous apprendre de l’histoire, en tirer des conclusions, l’utiliser pour éviter des erreurs ? Telles sont les interrogations de Margaret MacMillan dans son livre sur les usages et abus de l’histoire [2]. L’auteure insiste sur les difficultés d’une telle entreprise. S’il en fallait une preuve, on pourrait dresser un parallèle entre la guerre de Corée et celle d’Irak déclenchée en 2003, toutes deux menées par les Etats-Unis, toutes deux fondées sur une profonde ignorance des situations locales et toutes deux marquées par les mêmes crimes — les documents de WikiLeaks sur l’usage de la torture, sur les crimes commis par les milices alliées sous les yeux bienveillants des soldats américains, sur le rôle des bombardements de civils auraient (presque) pu être écrits en 1950.
Alain Gresh