Les années qui ont suivi la réunification allemande ont été marquées par d’importantes offensives contre les acquis sociaux. Durant cette période, les syndicats se sont contentés d’accompagner les nouvelles mesures. Mais l’aggravation de la crise et le développement des luttes pourraient changer la donne
Ce n’est un secret pour personne : le nombre de grèves en République fédérale allemande (RFA) est vraiment très faible. En Europe, seule la Suisse en compte encore moins. Ceci montre aussi bien la stabilité du système politique et économique que l’important rôle de frein qu’exerce une bureaucratie syndicale puissante, complètement intégrée au système dominant et à sa gestion de la crise.
Une offensive patronale sans précédent
Pour comprendre le rôle dominant des gouvernements allemands en Europe, il est nécessaire de rappeler quelques éléments structurels. Entre 1950 et 1975, d’excellentes conditions d’accumulation ont permis à l’industrie d’être très compétitive et d’obtenir d’importants excédents commerciaux. Ceci va de pair avec une évolution négative des salaires réels, et donc des coûts salariaux extrêmement faibles. Cela n’a pas joué pour peu dans la ruine de la compétitivité de l’industrie en Grèce et au Portugal, et dans la maturation de la crise de l’euro que nous connaissons actuellement. Ce gigantesque excédent de la balance commerciale de l’industrie (entre 117 et 135 milliards d’euros par an dans l’automobile, les machines outils et la construction mécanique) est le fondement de l’intégration sociale d’une partie de la classe ouvrière, surtout parmi les embauchés en CDI.
Parallèlement la division de la classe ouvrière a été fortement accentuée, avant tout en conséquence de l’Agenda 2010 instauré par le gouvernement fédéral rouge-vert de Schröder. L’objectif principal était de précariser une partie croissante de la classe ouvrière en la rejetant dans le secteur à bas salaires. Au cours des quinze dernières années, la vis a été tellement serrée que de moins en moins de salariéEs prennent un congé maladie : le taux d’absentéisme est très bas, autour de 3,8 %. La RFA a le secteur à bas salaires le plus important d’Europe : ce sont 8 millions de personnes qui travaillent pour des salaires inférieurs au seuil de pauvreté. Et il n’y a aucun salaire minimum. Ainsi, une coiffeuse en Thuringe perçoit un salaire horaire conventionnel de 3,83 euros ! 7 millions de personnes gagnent moins de 8 euros de l’heure. Entre 1993 et 2010, cette politique a permis de faire passer la part des salaires de 73 à 64 % du revenu national.
Des syndicats à la traîne
Les conditions de travail des 6 millions de précaires (dont 900 000 intérimaires) sont particulièrement dures. Sur les 36 millions de salariéEs qui ont un boulot (donc sans les 5 millions de sans-emploi), il n’y en a que 23 millions qui ont encore un contrat de travail « normal » (travail à temps plein, cotisants à la Sécu). Si on ajoute les 1,7 million de fonctionnaires, cela fait moins de 70 %. C’est encore sous Schröder que la décision fut prise de ne plus payer de la même façon les salariés embauchés à durée indéterminée et les intérimaires dans le cas où il existe une convention spécifique pour ces derniers. Le DGB [1] signa en se justifiant ainsi : « Si nous ne le faisons pas, ce seront les syndicats chrétiens qui le feront ».
Pourtant, du fait de leur manque de combativité, les jugements qui font perdre leur représentativité aux syndicats s’accumulent. La direction du DGB maintient quand même sa position, car en réalité, c’est sa politique de « défense de la production sur place » qui est en question, autrement dit la garantie de conditions favorables aux entreprises capitalistes exportatrices allemandes. De ce fait, ces précaires gagnent en moyenne 48% de moins que les salariéEs en CDI, soit 7,91 euros au lieu de 15 euros pour le même travail. Parallèlement, de plus en plus d’entreprises quittent les organisations patronales pour ne plus être soumises aux accords de branche. Le caractère contraignant des conventions collectives ne cesse de diminuer. Nationalement, seuls un peu plus de 60 % des salariéEs se trouvent désormais dans leur champ d’application [2].
Pour remédier à cette perte d’influence, la bureaucratie a récemment rédigé avec la confédération patronale BDI [3] un projet de loi tendant à ne reconnaître que les accords signés par le syndicat majoritaire. Les autres auraient eu interdiction d’appeler à la grève sur leurs propres bases. Ce projet était clairement dirigé contre les petits syndicats corporatifs : syndicat des conducteurs de locomotives (GDL), Ligue de Marburg (médecins des hôpitaux) etc. [4] Ce projet a dû être remballé du fait de la réaction de ces petits syndicats, ainsi que des protestations à l’intérieur du DGB, et ce avant les congrès de l’IG Metall et de Ver.di. Malgré la bureaucratisation très avancée, on peut donc encore faire efficacement pression d’en bas. Il faut souligner que la grève « politique » [5] est interdite. La grève n’est possible que lors du renouvellement d’un accord, quand « l’obligation de paix sociale » prend fin. Faire grève contre une loi ou tout autre projet de l’exécutif, c’est prendre le risque de très importantes pénalités. Il est à noter que les grèves de 1996 contre les restrictions au maintien du salaire en cas d’arrêt de maladie sont parties d’en bas : 35 000 grévistes (surtout chez Daimler Benz, où c’est l’équipe de nuit de l’usine de Brême qui est partie la première) pendant trois jours, le mouvement menaçait de s’étendre, même sans consigne syndicale, et le gouvernement a intégralement retiré son projet.
Des noyaux syndicaux combatifs
Les résistances s’organisent à différents niveaux. Le premier cadre d’organisation reste les syndicats. Cela ne prend pas encore la forme d’un courant oppositionnel structuré et clairement identifié. Ainsi sur le salaire minimum : il y a encore six ans, tous les syndicats étaient contre. Il y a quatre ans, Ver.di a repris cette revendication et en fixait le montant à 7, 50 euros. Lors du dernier congrès, cela a fait l’objet d’un débat acharné. Le syndicat réclame 8, 50 euros mais un bon nombre de déléguéEs s’est battu pour 10 euros c’est-à-dire ce que la gauche syndicale demandait depuis plus de dix ans (aujourd’hui elle fixe le minimum à 10 euros net). Le secrétaire général Bsirske dut répondre qu’il était lui aussi pour 10 euros, que « malheureusement au niveau confédéral du DGB on s’était mis d’accord sur 8,50 euros ». Mais il s’est engagé à ce qu’on passe bientôt à 10 euros. Voilà donc encore un cas où les discussions à la base ont permis de convaincre.
Par ailleurs, certains petits syndicats de branche ont assez confiance dans leurs propres forces pour oser s’engager dans la lutte et deviennent par là-même une référence. Ainsi le GDL, qui syndique environ 80 % des conducteurs de trains et se bat pour une convention collective unique quel que soit l’employeur. Ils ont réussi à y intégrer 98 % des conducteurs.
Enfin, il y a des entreprises où le personnel se bat contre la résiliation par leur patron de leur convention collective de branche. Le cas le plus impressionnant, c’est Charité Facility Management GmbH (CFM, 2500 salariéEs). CFM englobe la maintenance et les services de la Charité, le plus gros centre hospitalier universitaire de Berlin. Ils ont été externalisés afin de supprimer leur convention collective. Ils sont en grève depuis plus de huit semaines (depuis le 12 septembre). Le 7 novembre s’est tenue une réunion à l’appel des grévistes à laquelle ont participé 350 personnes, dont des délégations d’entreprises de la métallurgie et du GDL.
Des mobilisations de masse
Le combat contre « Stuttgart 21 » n’est pas encore fini (nouvelle gare souterraine, au moins 6 milliards d’euros pour un accès, des transports de proximité détériorés et un environnement dégradé). Le nouveau gouvernement du Land (majorité Verts, avec le SPD) a bien essayé d’enrayer le mouvement en organisant un référendum (pour faire passer le projet avec les voix des habitants du Land qui ne sont pas directement concernés), mais il y a toujours des manifestations. Le référendum devait avoir lieu le 27 novembre, mais on sait déjà que la résistance continuera.
L’opposition au nucléaire reste particulièrement forte. Fin novembre de nouvelles manifestations contre les transports de déchets nucléaires retraités (« Castor ») sont prévues. Elles vont encore mobiliser des milliers de personnes, même si une victoire partielle a été obtenue avec le démantèlement de huit centrales et la promesse de sortir du nucléaire.
Le mouvement « Occupy » a rencontré un écho important. Á plusieurs reprises, il y a eu des milliers de manifestantEs. Le 12 novembre dernier, ils étaient encore 10 000 à Francfort et 8 000 à Berlin. Dans la population, la sympathie pour les 100 personnes qui ont monté des tentes devant la Banque centrale européenne à Francfort et campent là depuis des semaines est très grande.
La méfiance à l’égard des forces politiques institutionnelles dominantes s’est considérablement accrue depuis le début de la grande crise et au long de ces trois dernières années. C’est de ce substrat que se nourrit la résistance sociale. On peut être certains qu’en Allemagne aussi, le temps du grand calme social touche à sa fin.
Jakob Schäfer
* Jakob Schäfer est membre de la direction du Revolutionär Sozialistischer Bund (RSB, Ligue socialiste révolutionnaire, l’une des deux fractions publiques de la ive Internationale en RFA). Il est connu comme l’un des animateurs de la gauche syndicale dans l’IG Metall.
* Traduit par Gérard Torquet et Pierre Vandevoorde.
DU MODÈLE SOCIAL À L’ENFER SALARIAL
En France, le système social allemand est souvent paré de toutes les vertus. Mais la présentation qui en est faite escamote les aspects les plus néfastes, qui ont précarisé les conditions de vie d’une partie importante de la population. Il n’existe ainsi pas de salaire minimum et les réformes mises en place ont conduit à un véritable dumping social.
Jusqu’à récemment, l’Allemagne a été plutôt connue en Europe comme un pays à « hauts salaires ». Même si toute chose est relative, il est vrai que les Facharbeiter - travailleurs hautement qualifiés - ont été et sont toujours comparativement bien rémunérés, par rapport à ce qui a cours dans d’autres pays européens. Cependant ce tableau est largement trompeur. Ce que le public ignore, en bonne partie, c’est que l’Allemagne est en même temps un pays à bas salaires. Aujourd’hui, 1,2 million de salariéEs gagnent ainsi moins de cinq euros brut de l’heure de travail ; et 2,4 millions perçoivent un salaire horaire brut compris entre 5 et 7,50 euros. Ainsi, il existe des catégories d’employéEs, dans des secteurs tels que la sécurité, certains services à la personne ou le nettoyage, qui touchent des salaires bien inférieurs au Smic français.
Une tradition de négociation
Cette situation est due, d’abord, à l’absence totale de garantie minimale en matière salariale, comparable au Smic français ou au « minimum wage » britannique par exemple. Il n’existe, en Allemagne, aucun salaire minimum légal interprofessionnel. Jusqu’à très récemment, les organisations syndicales – en leur immense majorité affiliées à la confédération, le DGB – n’en voulaient d’ailleurs pas. Elles avaient peur, en effet, que la fixation d’un salaire minimum par le législateur puisse « miner » leur pouvoir de négociation, une prérogative jalousement gardée.
Historiquement, les pouvoirs publics allemands ont fait le choix, après la Seconde Guerre mondiale, de déléguer une large partie de l’« aménagement des conditions économiques et sociales » aux organisations syndicales et patronales. Ainsi est-il prévu par la « Loi fondamentale » [6] que des organisations professionnelles, représentant les salariés et les employeurs, peuvent librement se former. La politique et la jurisprudence ont considéré par la suite que ceci fournissait la base à une large « auto-nomie conventionnelle » (« Tarifautonomie »), les organisations syndicales et patronales se mettant d’accord sur l’évolution salariale et d’autres thèmes sans que le législateur ne s’en mêle. Pour la classe politique, ce système présente un énorme avantage : de larges pans de la politique sociale échappent ainsi au débat parlementaire, et les décideurs politiques n’en apparaissent pas comme responsables. Les règles applicables à une large partie des relations de travail apparaissaient comme le résultat « naturel », « apolitique », d’une négociation entre « experts », syndicaux et patronaux. Et c’était aux négociateurs (souvent des professionnels spécialistes) de justifier ces résultats « dans leur propre camp ». Tout cela semblait donc étranger à la politique.
Ce système fonctionne tant que sa stabilité est garantie, entre autres, par la « responsabilité » des principaux acteurs. Avec un syndicalisme « génétiquement » orienté vers la négociation, plutôt que vers la lutte, cela semblait assuré. (En France, les dirigeants de la CFDT ont longtemps rêvé d’un système similaire, ce qui les a conduits à accepter quasiment tout résultat d’une négociation avec le patronat, la négociation étant perçue comme une valeur en soi. Sous le second mandat de Jacques Chirac, une partie de la droite modérée française a elle aussi rêvé d’une autonomie accrue des partenaires sociaux).
Les trous noirs de la cogestion
Ces dernières années, ce système a montré ses effets pervers, conduisant à l’absence de tout filet de sécurité pour bon nombre de salariéEs. Ce n’est pas seulement le cas dans des entreprises échappant à l’application de toute règle collective. Précisons qu’en 2006, au total, 57 % des salariéEs en Allemagne de l’Ouest et 41 % en ex-Allemagne de l’Est travaillaient dans des entreprises auxquelles s’appliquait une grille conventionnelle ; dans les autres, les salaires étaient fixés individuellement par le contrat de travail. Mais même là où il existe des « contrats tarifaires » (équivalent des conventions collectives françaises), la situation n’est parfois guère meilleure.
Ainsi certains de ces « contrats tarifaires » prévoient des salaires extrêmement bas, voire indécents. En Thuringe, des employéEs de la sécurité et du gardiennage, travaillant par exemple pour la sécurisation des réunions publiques, sont officiellement rémunéréEs à hauteur de 4,38 euros brut de l’heure. Les pouvoirs publics ne sont pas en reste : en 2004/2005, le Land de Saxe faisait garder le siège du gouvernement régional par des employés de sécurité rémunérés 2,50 euros de l’heure… Les exemples les plus extrêmes se trouvent souvent dans l’ancienne RDA, comme dans les régions de Thuringe et Saxe, où certaines rémunérations sont tellement basses que des AllemandEs de ces régions vont chercher du travail dans les zones frontalières de la République tchèque voisine.
L’impasse des organisations syndicales, donnant parfois leur consentement à des conventions au contenu scandaleux, s’explique par plusieurs facteurs. Premièrement, une partie des organisations syndicales avaient longtemps fait le choix stratégique de se concentrer sur un « cœur de clientèle » formé par des salariéEs hautement qualifiéEs, pouvant négocier leurs rémunérations (individuellement ou collectivement) et donc verser des cotisations syndicales substantielles. Les puissantes fédérations de la métallurgie et de la chimie, IG Metall et IG BCE, ont longtemps fait la sourde oreille aux revendications portant sur la création d’un salaire minimum. Cet objectif a d’abord été porté par des fédérations syndicales implantées dans des secteurs tels que les services (fédération Verdi) ou les hôtels - cafés - restaurants (NGG), où les bas salaires étaient déjà nombreux.
Aujourd’hui, ce débat est largement dépassé, puisque même une partie de la droite politique a acté le principe de la nécessité de salaires minimums légaux. Cependant, la discussion au sein de la coalition de droite au pouvoir porte plutôt sur la question de savoir s’il faut introduire des salaires minimums par branche ou, au contraire, à l’échelle fédérale. La chancelière Angela Merkel vient de se prononcer, début novembre 2011, pour la première solution. Sa ministre du Travail, Ursula van der Leyen (CDU), a opté au contraire pour la seconde. En attendant, il existe maintenant une dizaine de salaires minimums de branche – grâce à un système qui ressemble à l’« extension » d’une convention collective en droit français –, sur environ 500 branches au total.
L’apport du SPD et des Verts à la casse sociale
Par ailleurs, l’existence de salaires extrêmement bas a été favorisée ces dernières années à la fois par le chômage de masse et par les politiques de « réforme » néolibérale du marché du travail. L’une des spécificités du cas allemand consiste d’ailleurs dans le fait que c’est un gouvernement du SPD et des Verts, sous le chancelier Gerhard Schröder, qui a introduit cette casse sociale généralisée à partir de 2001. Cela a été le fait des quatre lois portant le titre de « Hartz i, ii, iii et iv » [7], entrées en vigueur en 2003, 2004 et 2005.
En dehors de la création d’un statut baptisé « mini-job », sur la base d’une rémunération de 400 euros pour un travail à temps partiel (et dont les cotisations sociales sont réduites à un forfait de 10 % à l’époque, devenu 11 % depuis), ces lois ont surtout « réformé » de fond en comble l’assurance chômage. L’ancien système d’indemnisation du chômage a ainsi été fusionné, par la loi « Hartz iv », depuis le 1er janvier 2005 avec l’ancienne Aide sociale (Sozialhilfe). Ce qui fait que toute personne privée d’emploi change, désormais, de statut au bout d’un an. Après douze mois de chômage indemnisé sur la base des cotisations versées, la personne devient allocataire d’une forme d’aide sociale plafonnée à un peu plus de 400 euros par personne (sans charge de famille) à laquelle s’ajoute une allocation logement. Cette allocation est conditionnée : la personne doit prouver qu’elle est sans ressources, qu’elle ne possède pas d’économies, qu’elle ne peut pas être prise en charge par sa famille ni par la personne vivant avec elle (des colo-cataires doivent prouver devant l’Agence d’emploi qu’ils ne forment pas en réalité un couple), et qu’elle est disponible pour la recherche d’un emploi. Les exigences sont les mêmes, que l’assuréE ait cotisé pendant deux ans ou pendant 40 ans !
Ce système a largement cassé le statut des salariéEs et renforcé d’autant la peur du chômage. Le nouveau statut du chômeur est complété par la possibilité de combiner l’allocation avec des heures de travail rémunérées au taux d’un euro, les désormais fameux « jobs à un euro ». Dans certains secteurs, ces derniers sont depuis plusieurs années utilisés pour pourvoir des emplois qui, autrement, devraient être occupés par des salariéEs « ordinaires ». Y compris, maintenant, dans certaines écoles qui recrutent dans ce réservoir des enseignants « bouche-trou » pour remplacer des professeurs absentEs.