Les apparences sont parfois trompeuses. Le traité intergouvernemental mis sur les rails, vendredi 9 décembre, par les dix-sept pays de la zone euro constitue, espère-t-on, un tournant pour l’union économique et monétaire. Certes, cet accord ne permettra en rien d’apaiser les marchés sur le court terme, au moment où la gestion de la crise des dettes souveraines par les dirigeants européens est toujours aussi chaotique, au point d’instiller le doute sur la survie même de l’euro.
Cependant, les Dix-Sept s’engagent enfin, dans les tractations qui s’amorcent, à tirer les leçons de l’échec de l’union monétaire dans sa version initiale : ils jettent les bases d’un gouvernement économique autrefois rejeté par l’Allemagne, face à la toute-puissance du pôle monétaire, incarné par la Banque centrale européenne.
Ainsi, après deux ans d’une crise interminable, les Dix-Sept parviennent cahin-caha, sous la pression des marchés, à briser deux tabous fondateurs pour tenter de renouveler le contrat qui encadre leur vie commune : davantage de solidarité - puisque renflouer un Etat en détresse est désormais monnaie courante - contre davantage de discipline budgétaire - car les Etats les moins vertueux vont devoir assainir leurs comptes, sous le contrôle de leurs voisins, après avoir vécu, pendant une décennie, au-dessus de leurs moyens grâce à la crédibilité de l’Allemagne.
Il reste à savoir comment ces engagements seront inscrits, en principe d’ici au mois de mars, dans le marbre du futur traité, puis mis en musique. Mais, preuve que la zone euro conserve un réel pouvoir d’attraction, en dépit de ces turpitudes, elle est parvenue, pour mener ce chantier, à rallier à elle la quasi-totalité des pays de l’Union européenne, à l’exception du Royaume-Uni.
Derrière cet apparent sursaut, les Dix-Sept et leurs associés viennent pourtant d’ouvrir une redoutable boîte de Pandore, qui risque de bouleverser l’existence de l’autre Europe, l’Union européenne, désormais menacée de... démantèlement. L’émergence d’une Europe à deux vitesses, ou en cercles concentriques, n’est pas nouvelle : elle a pris corps avec la création de l’espace Schengen ou celle de l’euro à la fin des années 1990. Mais les forces centrifuges n’ont jamais été aussi fortes et risquent de fragiliser l’ensemble de l’édifice commun. Un peu comme si l’intégration plus poussée de l’union économique et monétaire, sous la pression des événements, devait aller de pair avec la désintégration de sa maison mère. Les indices en ce sens ne manquent pas, qu’ils soient d’ordre diplomatique, politique ou institutionnel.
Si l’on s’en réjouit dans les cercles du pouvoir en France, l’isolement du Royaume-Uni est, tout d’abord, un coup porté à la cohésion et à la puissance de feu des Vingt-Sept. Le cavalier seul du premier ministre David Cameron n’a fait que renforcer outre-Manche l’euroscepticisme, au point que la question de l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne est désormais plus que jamais posée. Or, comment espérer régler les problèmes de la zone euro sans trouver un modus vivendi avec Londres et sa place financière, alors que la crise est en partie due à la dérégulation du secteur ? Comment imaginer, dans un autre domaine, développer une diplomatie commune, voire un embryon de défense européenne sans y associer les Britanniques, au moment où les Allemands semblent plus que jamais tentés, comme lors de l’intervention en Libye, de se retirer des affaires du monde ?
Les répliques du séisme qui ébranle l’euro risquent, de surcroît, de se faire sentir sur les politiques communes. Sous pression pour transférer à Bruxelles davantage de souveraineté budgétaire - un choix délicat à l’aube de l’élection présidentielle étant donné le poids de Marine Le Pen, la candidate du Front national -, Nicolas Sarkozy a prévenu que, si la zone euro devait être plus intégrée, le reste pourrait l’être moins.
Le président français et les membres du gouvernement n’ont pas attendu pour multiplier, ces derniers mois, les offensives plus ou moins voilées contre deux cibles de choix : la politique commerciale – une compétence dure des Vingt-Sept – et la gestion de l’immigration.
Coïncidence ? La France et l’Allemagne ont proposé, trois jours après le sommet européen du 9 décembre, la mise en place d’un comité directeur de Schengen, composé des ministres de l’intérieur. Une manière de contrecarrer les propositions de la Commission européenne, qui suggérait, au contraire, de centraliser davantage à Bruxelles la supervision de l’espace de libre circulation des citoyens.
Derrière l’Europe intergouvernementale souhaitée à Paris comme à Berlin, se profile, enfin, une remise en cause des institutions européennes, elles qui sont pourtant censées défendre l’intérêt général européen. Ce dont elles s’acquittent, il est vrai, avec plus ou moins de bonheur. « Nous sommes au bord du précipice », a résumé le premier ministre polonais, Donald Tusk, à l’issue de la présidence tournante de l’Union européenne assurée par son pays pour le deuxième semestre de 2011 : « Trop de monde en Europe veut nous convaincre que la solution pour sortir de la crise, c’est de s’éloigner de tout ce qui est communautaire. C’est là le symptôme d’une maladie », a poursuivi celui qui a recentré la politique européenne de la Pologne. Un avertissement qui mérite d’être médité.
Philippe Ricard (Bureau européen de Monde)