Est-ce un hasard si l’année 2006 est davantage celle de Mozart que celle de Dimitri Chostakovitch ? Né le 25 septembre 2006, disparu en 1975, ce compositeur symbolise avant tout l’art d’avant-garde de la Russie des années 1920. Son œuvre ne cesse, ensuite, de subir les entraves politiques et esthétiques de Staline et de ses successeurs. Elle reste cependant, par sa richesse et son ampleur (quatre opéras, quinze symphonies, quinze quatuors à cordes, des ballets et de nombreuses œuvres de musique de chambre), l’une des plus impressionnantes du dernier siècle.
Petit-fils d’un révolutionnaire polonais déporté par le régime tsariste en Sibérie, Chostakovitch grandit dans une famille de l’intelligentsia de Saint-Pétersbourg. Il est impressionné par la révolution de 1917 et compose ses premières œuvres pour la célébrer. Durant ses années de formation, il bénéficie de l’intense vie musicale qui se déroule dans sa ville natale, devenue Leningrad. Même si la musique est l’objet de farouches oppositions entre les partisans d’un art prolétarien et ceux d’un art nouveau, le régime soviétique accueille encore les productions les plus modernes, comme l’opéra Wozzeck, de Berg, ou des ensembles de jazz.
L’esprit des années 1920
En 1926, à l’âge de vingt ans, Chostakovitch devient célèbre grâce à la création de sa Première symphonie, reprise aussitôt dans le monde entier. Partisan d’une musique moderne, il compose, deux ans plus tard, un opéra stupéfiant par sa conception scénique, ses rythmes et ses mélodies dissonantes, Le nez, d’après une nouvelle de Gogol. On y entend notamment - et ce pour la première fois dans la musique occidentale - tout un passage pour percussions seules. Critique voilée d’une bureaucratie qui a pris le pouvoir en URSS avec Staline, cet opéra est peu représenté, tout comme la Deuxième symphonie, Octobre (1927), jugée trop audacieuse.
Dans une société où s’installe peu à peu la terreur et où il est demandé aux artistes des œuvres de propagande, Chostakovitch parvient pourtant à faire jouer, avec succès, un nouvel opéra moderne, Lady Macbeth du district de Mzensk (1932), dont l’histoire se déroule sous le tsarisme. Éprouvant une passion érotique pour un serviteur, la femme d’un marchand assassine son beau-père, puis son mari. Arrêtée, condamnée et conduite en Sibérie en compagnie de son amant - mais trahie par lui pour une autre déportée -, elle se suicide en entraînant dans la mort sa rivale.
En présentant une héroïne sensuelle mais criminelle, l’opéra se situait aux antipodes des thèmes du réalisme socialiste, doctrine littéraire du régime fondée sur le culte de héros exemplaires et sur le refus des innovations formelles. Le 28 janvier 1936, un article de La Pravda, rédigé sous l’ordre personnel de Staline, condamne brutalement une œuvre où « le chant est supplanté par les cris » et où la musique ressemble à « un chaos ». Lady Macbeth est aussitôt retiré des théâtres d’URSS.
Chostakovitch est à deux doigts d’être arrêté dans un pays où la moindre condamnation conduit à la déportation ou à la mort. Laissant de côté sa très moderne Quatrième symphonie (qui ne sera créée qu’en 1961), il parvient pourtant à donner une Cinquième symphonie très traditionnelle en 1937. Il ne composera plus d’opéra.
Sous-entendus
L’invasion de l’URSS par les nazis, en 1941, permet à Chostakovitch de revenir au premier plan. Tout en participant à la défense de Leningrad, il y compose une Septième symphonie, qui incarne la résistance au fascisme mais évoque aussi, de manière codée, les victimes de Staline. Elle est jouée avec beaucoup d’émotion dans la ville assiégée, en 1942. Sa partition sera transportée sous forme de microfilm aux Etats-Unis, où l’œuvre, dirigée par Toscanini, connaît un succès considérable et devient le symbole de la lutte contre le fascisme.
Chostakovitch est pourtant à nouveau condamné par le régime en 1948. Jdanov, apôtre du réalisme socialiste, dénonce le « formalisme musical » du compositeur dont la plupart des œuvres sont interdites. C’est alors que Chostakovitch se soumet en apparence. Il compose des œuvres de propagande comme l’oratorio Le Chant des forêts (1949) et accepte d’apparaître comme un compositeur officiel. Prenant le contre-pied de l’antisémitisme du régime stalinien, il compose aussi des mélodies juives sur des textes en yiddish. Sa Dixième symphonie, jouée après la mort de Staline (1953), condamne de manière codée le dictateur. Elle fait débat pendant de longs mois en URSS.
Devenu député au Soviet suprême, couvert d’honneurs, Chostakovitch reste très prudent sous les successeurs de Staline. Cependant, son engagement se manifeste dans la Treizième symphonie, Babi Yar (1962), composée sur des textes dénonçant le massacre de milliers de Juifs, en Ukraine, par les nazis et l’antisémitisme. Comme d’autres œuvres, cette symphonie est alors peu jouée en URSS, où Chostakovitch a un statut ambigu. Très tôt malade, c’est aux quatuors à cordes que le compositeur se consacre à la fin de sa vie, en utilisant une écriture sérielle, jusqu’à sa mort, le 9 août 1975.
Très discuté de son vivant, Chostakovitch continue de susciter des controverses quant à son attitude politique face au régime soviétique. Le livre de S. Volkov, Témoignage, paru en 1979, en fait un dissident. Mais d’autres musicologues ont condamné ses compromissions, malgré la création posthume, en 1989, d’une cantate satirique de Staline et de Jdanov, Rayok.
Auteur d’une œuvre considérable qui reste en grande partie à découvrir, Chostakovitch doit être considéré comme une victime du régime stalinien. Célébrer son centenaire, ce n’est pas seulement rendre hommage à un musicien novateur. C’est retrouver la force d’un élan révolutionnaire et artistique que le stalinisme n’est jamais parvenu totalement à briser.