Le 11 septembre dernier, alors que le monde avait les yeux rivés sur les commémorations du dixième anniversaire des attentats contre le World Trade Center, la petite île d’Ambon, dans le lointain archipel des Moluques, s’embrasait. À l’origine des violences, un fait divers somme toute banal : Darmin Saiman, conducteur de moto-taxi, perd le contrôle de son véhicule et percute un arbre, puis une maison. Gravement blessé, il est amené à l’hôpital par les habitants mais meurt en chemin. Voici pour la version officielle, rapportée dans les médias puis confirmée par la police et la Commission nationale des droits de l’homme (Komnas HAM).
Or la victime était musulmane, et le quartier dans lequel son accident a eu lieu, Gunung Nona, majoritairement chrétien. Il n’en fallait pas plus pour enflammer les esprits. La rumeur a enflé, se répandant dans toute la ville par SMS dans les heures qui suivent : Darmin Saiman aurait été en fait lynché par des chrétiens. Puis ce fut le chaos, batailles de rue, jets de pierres et de cocktails molotov, incendies, saccages, tirs de la police pour disperser les émeutiers et au final sept morts, des dizaines de blessés, des centaines de maisons ravagées, tout particulièrement dans le quartier musulman de Waringin, et plus de 4.000 déplacés.
Quelque peu occulté depuis les accords de Malino II de 2002, le spectre des affrontements interreligieux à Ambon a brusquement resurgi. Enclenché en 1999 par un fait divers tout aussi trivial, le cycle de violences (qui en fait s’acheva réellement en 2004) fit environ 9.000 morts et plusieurs centaines de milliers de déplacés, sans parler des dommages matériels. S’il est encore trop tôt pour savoir si un nouveau cycle, un « Ambon 2 », a démarré, on remarque néanmoins que le retour à la situation prévalant depuis 2002 paraît difficile. Ambon, par conséquent, se situe à la croisée des chemins, soit un nouveau modus vivendi est rapidement trouvé, soit l’île (et les Moluques avec elle) bascule à nouveau dans le chaos.
Effrayés par cette dernière perspective, les dirigeants nationaux et locaux, mais aussi l’opinion, ont promptement réagi et appelé au calme. Gouvernement, responsables de la province et de la municipalité d’Ambon, leaders religieux et traditionnels ont été unanimes, condamnant les violences et jouant l’apaisement. Plus concrètement, dès le lendemain des émeutes, des centaines de policiers provenant de Java-Est, de Célèbes-Sud et de Kalimantan-Est étaient dépêchés dans la capitale moluquoise, tandis que de stricts contrôles étaient imposés à tous les passagers des bateaux et avions à destination de l’est de l’archipel pour éviter des infiltrations de djihadistes.
En effet, les craintes d’un nouvel embrasement meurtrier sont bien réelles. Depuis 2002, la situation n’a guère évolué. Les herbes folles ont eu beau recouvrir les ruines calcinées des bâtiments qui n’ont pas été reconstruits, chrétiens et musulmans, à Ambon, continuent de se regarder en chiens de faïence. La division religieuse, qui se doublait déjà d’une division sociale (les chrétiens dominant les services publics tandis que les musulmans se consacrent au commerce) a été renforcée par une séparation sur le plan spatial. La moitié occidentale de l’île, Leihitu, est ainsi peuplée de manière quasiment homogène de musulmans alors que la la moitié orientale, Leitimur, où se situe la ville d’Ambon, est une mosaïque de quartiers et de villages homogènes au plan religieux.
Chrétiens comme musulmans partagent néanmoins le triste privilège d’habiter une des trois provinces les plus pauvres de l’archipel, caractérisée par un chômage galopant et la faiblesse des investissements étrangers. Naguère choyée par le colonisateur néerlandais, Ambon se sent délaissée de Jakarta, ses habitants trouvant le réconfort dans le séparatisme ou dans l’extrémisme religieux, chrétien et musulman. De fait, les tensions ont continué de couver depuis 2002, éclatant au grand jour au gré de conflits territoriaux entre villages ou d’émeutes plus ciblées, comme en décembre 2008 à Masohi, dans l’île voisine de Seram, ou en juillet dernier à l’université Pattimura.
Toutefois, ces brusques flambées de violence s’étaient rapidement apaisées. Il n’en est rien à Ambon depuis le 11 septembre. Certes, les autorités locales assurent que la situation est presque revenue à la normale, mais plusieurs milliers de déplacés n’ont pas regagné leur foyer, soit parce que celui-ci a été détruit, soit par crainte de nouvelles violences. Ce calme précaire a du reste été troublé à plusieurs reprises par des rassemblements et surtout par des attentats à la bombe artisanale. Entre le 22 et le 26 septembre, quatre bombes ont ainsi explosé ou été désamorcées, l’une dans le quartier musulman de Karangpanjang, une deuxième dans le quartier commerçant de Mardika et enfin les deux dernières contre des églises protestantes.
Cependant, si, à Jakarta et dans le reste de l’archipel, une nouvelle flambée de violences aux Moluques effraie tant, c’est aussi du fait d’une possible contagion à d’autres régions. Une attention toute particulière est donc accordée à la situation à Célèbes-Centre, province qui elle aussi fut la proie de violents affrontements entre chrétiens et musulmans entre 1999 et 2005, en particulier dans la région de Poso. En mai et juin dernier, la police y a par exemple été la cible d’attaques armées attribuées à des extrémistes musulmans. En juin et juillet, des actes de malveillance (dont une tentative d’attentat) ont touché plusieurs églises. Enfin, après les violences d’Ambon, des inconnus ont tenté d’incendier une église catholique.
Une reprise des violences aux Moluques pourrait avoir des retombées catastrophiques à Célèbes-Centre, qui connaît une situation analogue. Toutefois, elle pourrait aussi entraîner des affrontements dans d’autres points de l’archipel. Le 14 septembre, le meurtre de 3 personnes à Makassar par un Florinais a ainsi donné des sueurs froides aux autorités locales après que des habitants ont lancé une chasse aux ressortissants de Flores. La police a été rapidement déployée pour ramener l’ordre, mais plusieurs dizaines de Florinais -chrétiens- se sont réfugiés auprès des forces de sécurité. Si bien que quelques jours plus tard, le gouverneur de la province de Nusa Tenggara-Est a présenté des excuses officielles aux habitants de Célèbes-Sud pour apaiser les tensions.
Certes, de telles tensions ont toujours existé, mais les évènements d’Ambon font peser un risque supplémentaire de débordements. D’autant que ces derniers mois, les relations entre les diverses communautés du pays ont été mises à mal par les tensions provoquées par les radicaux musulmans. Depuis le mois de février, intimidations, actes de malveillance, voire violences à l’égard des minorités se sont succédés. Or, après les musulmans hétérodoxes (ahmadis, chiites), ce sont les chrétiens qui ont été le plus souvent pris pour cible, loin devant les bouddhistes et les fidèles d’autres religions.
Le récent attentat de Solo peut ainsi être à la fois interprété comme une forme de représaille contre les chrétiens après les évènements d’Ambon et comme la suite logique des diverses attaques avortées (Tangerang, Sukoharjo) ou réussies (Riau en avril et en août) contre des églises et/ou leurs fidèles (Cirebon, Bogor, Jatinangor à Java-Ouest) au cours des derniers mois. Même si ces agressions n’ont été le fruit d’aucune coordination et relevaient d’acteurs et de contextes très différents, les chrétiens de l’archipel n’en sont pas moins sur la défensive. Du coup, bien qu’elles aient parfois un ton critique vis-à-vis des autorités, les hiérarchies catholique et protestante s’appliquent surtout à ramener le calme parmi leurs ouailles.
Et ils ont fort à faire ! Un puissant sentiment anti-musulman a toujours existé dans une frange de la minorité chrétienne et se trouve exacerbé par les récents évènements. En toute logique très discrète par rapport aux diatribes anti-chrétiennes des radicaux musulmans, cette islamophobie indonésienne transparaît parfois dans les commentaires des lecteurs de Kompas, le quotidien catholique de référence. Mais elle n’est nulle part plus explicite que sur certains sites communautaires, comme les forums en indonésien du site faithfreedom.org. Cultivée par certaines églises évangéliques qui remportent un vif succès, elle a même abouti à la fin de l’année 2010 à la création d’une Indonesian Christian Defense League, sur le modèle de l’English Defence League.
Cette hostilité aux musulmans se nourrit de faits avérés, mais aussi pour une bonne part, des rumeurs propagées par SMS. Le 11 septembre, certains des émeutiers chrétiens avaient ouï dire d’une jeune coreligionnaire agressée par des musulmans... dont aucun hôpital de la ville n’a la moindre trace ! Après les émeutes, d’autres SMS mensongers circulèrent, évoquant notamment plusieurs incendies d’églises à Célèbes-Centre. De même, la nouvelle de l’attaque d’extrémistes musulmans dans cette province contre la famille d’un pasteur américain a été abondamment relayée sur les forums chrétiens de l’archipel, faisant le tour du monde. Seul problème, aucun autre témoignage ne permet de recouper cette « information » du site catholique AsiaNews...
Si elle n’est qu’un facteur parmi tant d’autres dans l’émergence de tensions, voire de violences interreligieuses, l’hostilité aux musulmans ne se répand pas uniquement parmi les habitants des zones touchées par les conflits comme les Moluques ou Célèbes-Centre. À Sumatra-Nord par exemple, province qui compte la plus importante communauté chrétienne de l’archipel, plusieurs mosquées (Asahan, Tapanuli) ont été volontairement incendiées ces dernières années. De même, dans la province majoritairement catholique de Nusa Tenggara-Est, des habitants de Kupang font obstacle à la construction d’une mosquée pourtant approuvée par les autorités laïques et religieuses.
Aux outrances des extrémistes chrétiens répondent celles de leurs compatriotes musulmans, numériquement beaucoup plus importants. Or depuis le 11 septembre, le Webistan indonésien, cette nébuleuse de sites plus ou moins ouvertement djihadistes, se déchaîne au sujet d’Ambon. Les Ambonais chrétiens y sont des « croisés », regroupés en « brigade de Jésus » pour massacrer les musulmans avec l’aide des policiers, eux aussi forcément « chrétiens », tandis que les déplacés -musulmans, cela va sans dire- sont « abandonnés » à leur sort par les autorités. Pour Eramuslim, Ambon est le « Gaza de l’Indonésie » et ce qui s’y déroule ne présage ni plus ni moins que la « fin des temps »...
Au contraire des médias traditionnels qui essaient de calmer le jeu, les sites djihadistes jettent de l’huile sur le feu. Tous sans exception contestent la version officielle de la mort de Darmin Saiman. Deux jours après les émeutes en effet, le Forum Umat Islam (FUI) faisait publier sur Voice of Al-Islam une photo censée montrer le dos de celui-ci, couvert d’ecchymoses et portant la marque d’un coup de poignard. Pour enfoncer le clou quelques jours plus tard, le même site publia ensuite d’autres clichés montrant ses vêtements maculés de sang. De surcroît, une série d’articles fut consacrée aux musulmans « méprisés » d’Ambon, mettant en avant les conditions de vie très précaires des déplacés ou la souffrance de la famille de Darmin Saiman.
Pour Voice of Al-Islam, Arrahmah, Suara Islam ou Eramuslim, il ne fait aucun doute que les principales victimes des violences d’Ambon sont les musulmans. Ce qui semble en effet difficilement contestable. Mais victimes de quoi ? Ni plus ni moins qu’un complot ourdi pêle-mêle par les États-Unis, les séparatistes moluquois et, évidemment, le Mossad ! Les théories du complot faisant toujours recette auprès de l’opinion, ces « analyses » peuvent s’avérer payantes. Car contrairement aux extrémistes chrétiens, qui se bornent à prôner la vigilance, leurs compatriotes musulmans prônent ouvertement la mobilisation pour venir en aide à leurs coreligionnaires d’Ambon.
C’est justement la teneur de cette aide qui pose problème, tant la frontière entre humanitaire et engagement physique sur le terrain semble ténue. Dès le lendemain des émeutes, le président de l’ONG Mer-C criait au complot visant à l’anéantissement des musulmans d’Ambon. Une grande réunion organisée à Bekasi, dans la banlieue de Jakarta, le 2 octobre dernier appelait de même à aider les musulmans d’Ambon en envoyant des « volontaires ». Une proposition qui ne peut que laisser perplexe, sachant que l’évènement avait été organisé, entre autres, par le Front des Défenseurs de l’Islam (FPI) de la ville, qui s’est illustré par des attaques d’églises et menace de djihad à Ambon, dans la droite ligne de sa direction nationale.
Faisant écho aux harangues incitant les Laskar Jihad et autres Kompak de Java et d’ailleurs a venir combattre aux Moluques entre 1999 et 2002, ces déclarations furent tôt anticipées par les autorités. D’autant qu’entre-temps, un flot de SMS et d’autres mouvances, beaucoup plus radicales, se joignirent à l’appel au djihad du FPI comme le MMI ou la Jemaah Anshorut Tauhid (JAT) d’Abu Bakar Baasyir. Trois membres de la JAT auraient d’ailleurs été interceptés par la police à leur arrivée à l’aéroport d’Ambon le 20 septembre. Ces éventuelles infiltrations inquiètent d’ailleurs tant que l’Assemblée des Oulémas d’Indonésie (MUI) de Java-Est, pourtant généralement bien disposée à l’égard des groupes radicaux, a explicitement interdit d’aller combattre à Ambon.
Dans ce lourd contexte, l’église attaquée à Solo n’aurait été qu’une cible de substitution pour des djihadistes frustrés de n’avoir pu en découdre directement aux Moluques. La prévention de l’extension des violences d’Ambon n’en apparaît donc que plus nécessaire encore, comme l’a montré la proposition de blocage du site Arrahmah, accusé d’attiser les haines. Néanmoins tant que toute la lumière n’aura pas été faite sur la mort de Darmin Saiman, qu’aucune arrestation pour les émeutes du 11 septembre n’aura été effectuée et que de vrais efforts de développement et d’intégration à Ambon n’auront été entrepris, le terrain continuera d’y être fertile pour les extrémistes religieux de tous bords, alimentant les tensions dans le reste du pays.
Warung Kopi