Cette contribution est une réaction à un article paru en septembre 2009 dans TEAN hebdo signé d’Anne Lafran et Julie Sarrazin, présentant un point de vue réglementariste sur la prostitution [1]. En italique les citations.
« En s’attaquant à la prostitution comme système, en la définissant comme oppression de genre en soi, l’abolitionnisme stigmatise les prostituées »
Etrange argument qui ne vaut pas pour les autres formes d’oppression patriarcale : dire par exemple que les lois interdisant l’avortement sont une forme d’oppression de genre en soi, ne stigmatise pas les femmes qui en sont victimes. Qu’est ce qui fait de la prostitution un sujet si spécial qu’on ne pourrait estimer qu’il ressortirait d’une oppression de genre en soi ? Plus loin il est dit que l’argument de l’aliénation est particulièrement infantilisant ; là encore c’est un reproche qu’on ne rencontre pas s’agissant d’autres formes d’exploitation économique, notamment dans le cadre du salariat. Alors où est le problème ?
Derrière ces remarques il y a un jugement de fond : l’abolitionnisme serait une position paternaliste, « moralisatrice et compassionnelle » disent elles, qui définirait les personnes prostituées comme des victimes incapables de penser et d’agir par elles-mêmes, au nom desquelles il conviendrait donc de s’exprimer.
Pourtant, la notion d’aliénation est autrement plus complexe. La conscience de l’aliénation et des mécanismes qui la mettent en place est au contraire un moment clef dans la prise de conscience que l’oppression n’est pas individuelle, mais collective, que le privé est politique. Jamais dans le mouvement des femmes, la mise en lumière de l’oppression, de son caractère systémique, n’a eu de contenu moralisant ou compassionnel, au contraire, c’est le levier qui permet aux victimes de l’oppression de déconstruire les évidences sociales et les préjugés, de dépasser l’atomisation dans laquelle elles sont maintenues.
« La liberté de disposer de son corps » implique aussi, pour celles qui se définissent comme « travailleuses du sexe », de vendre des services sexuels comme on vend sa force de travail… à moins de poser comme postulat que le sexe serait une activité à part et sacrée, parce qu’il touche à l’intimité… »
Dans la logique de ce qui précède, la liberté de disposer de son corps supposerait celle de vendre des services sexuels. On met sur le même plan droit de vivre sa sexualité sans entraves et droit de vendre la libre disposition de son sexe à autrui, droit de décider de sa fécondité et droit de vendre un service de gestation, etc. Puisqu’il n’y a plus d’aliénation, il n’y a plus d’oppression spécifique et donc plus de raison de penser qu’un libre choix individuel peut renvoyer à des situations de domination. Ce libéralisme philosophique, que nous condamnons sur le terrain de la lutte des classes, devient tout à coup normal sur celui de l’oppression des femmes. Quand les salariés d’une entreprise, sous le chantage de fermeture, acceptent librement un plan patronal qui remet en cause leurs acquis collectifs, tout le monde voit bien que cette liberté là est d’abord celle de ceux qui subissent une exploitation économique féroce et essayent d’y répondre au mieux. Tout individu peut de plein grés souscrire à une situation d’oppression ou d’exploitation, parce qu’il y voit un intérêt, un moindre mal où une satisfaction personnelle, il n’y a pas lieu de discuter cela ou de porter un jugement moral ; autre chose est de faire de ce choix individuel l’argument de légitimation de ladite situation d’oppression ou d’exploitation, en niant son caractère systémique.
Puisqu’on défend les conditions de travail des salariés sans attendre l’abolition du salariat, pourquoi en irait-il autrement de l’activité prostitutionnelle ? Parce que justement la sexualité est à part en cela qu’elle touche à l’intime (je récuse le terme « sacré » que les auteures emploient, comme « dérive moralisatrice et compassionnelle », pour laisser entendre que les abolitionnistes que nous sommes n’auraient pas rompu les liens avec la morale religieuse...). Attention, sous prétexte de combattre la morale religieuse, de ne pas venir sur des terrains glissants : le viol a été défini comme crime dans la législation française en 1980, c’était la reconnaissance qu’une atteinte à l’intimité sexuelle d’une personne porte plus atteinte à son intégrité qu’un coup de poing. Dire que la sexualité n’a rien de particulier dans l’activité humaine, dans la construction de l’individu, dans son rapport aux autres, c’est reconnaître implicitement qu’un viol n’est qu’un acte de violence physique comme un autre, qui plus est aux conséquences moins invalidantes qu’un nez ou une jambe cassés. Si le viol est traumatisant, c’est peut être que la sexualité n’est pas justement si anodine que cela. Où alors il faut aller au bout de la logique et considérer que les femmes violées font bien des histoires avec pas grand-chose…
« Certes une partie des prostituées sont victimes de trafics humains inacceptables ; en ce cas, elles sont victimes d’esclavage. Mais ne considérer que cet aspect, c’est aussi négliger une réalité plus complexe de l’univers prostitutionnel et de la condition prostituée : celles (et ceux) pour qui c’est une stratégie de migration pour fuir un pays, une situation économique déplorable et/ou un carcan familial ; celles qui pratiquent cette activité de manière indépendante, plutôt que d’autres activités moins lucratives et plus contraignantes, ou encore celles qui ont choisi cette profession et qui l’assument pleinement. »
Il n’est pas question de nier la complexité du phénomène prostitutionnel, mais dire que la politique des Etats en matière de prostitution n’aurait d’impact que sur les personnes qui se prostituent par choix, et aucun sur la traite est parfaitement déconnecté de la réalité. Tous les pays qui ont réglementé la prostitution ont du même coup légalisé le proxénétisme. Or établir la frontière entre traite et proxénétisme est souvent des plus difficiles. Tous ces pays ont dès lors banalisé la prostitution, devenue liberté sexuelle des deux partenaires et non plus violence faite aux prostituées, générant ainsi une augmentation de la demande de prostitution. Et cette hausse de la demande appelle une hausse de l’offre, qui, étant donné que les femmes des pays du Nord ne se bousculent pas dans cette voie professionnelle, stimule les réseaux internationaux de traite en pleine expansion.
Lutter contre la réglementation de la prostitution ce n’est pas infantiliser ou dénigrer les personnes prostituées qui revendiquent la reconnaissance de droits, mais c’est voir que la satisfaction des revendications d’une partie dégrade immanquablement la situation de l’ensemble, parce qu’elle accroît la prostitution forcée, et installe la marchandisation du sexe des femmes comme une norme sociale institutionnalisée. Cela ne concerne dès lors pas seulement les prostituées mais l’ensemble des femmes, et les rapports entre les sexes de façon générale.
Marie-Cécile Périllat, NPA Toulouse