C’est une révolution culturelle, une mutation insidieuse que rien ne semble pouvoir arrêter. L’armée israélienne, matrice de la création de l’Etat juif, melting-pot, disait-on, de toutes les diasporas du monde, est-elle encore l’« armée du peuple » ou celle des religieux ?
La question est stratégique : si une forte proportion des commandants d’unités et des soldats de Tsahal porte kippa, ils ne manifesteront pas beaucoup d’empressement le jour où il faudra évacuer les colons religieux établis sur le territoire du futur Etat palestinien. Parce que leur loyauté sera écartelée entre deux devoirs : la discipline militaire et les interdits du rabbinat militaire (…)
Le phénomène est avéré : 35 à 40 % des conscrits et officiers d’infanterie sont religieux, de même que 30 % des effectifs des unités de combat. Tels sont les chiffres du Pr Yagil Levy, spécialiste réputé de l’interaction entre l’armée et la société israélienne : « C’est une évolution qui ne cesse de se renforcer, nous explique-t-il. La plupart des commandants de la brigade Golani (prestigieuse brigade d’infanterie) sont des religieux. Quant à revenir en arrière, il est trop tard ».
Le professeur Levy n’a rien d’une Cassandre, mais il estime sage de tirer la sonnette d’alarme. Il n’est pas le seul : en juin, le général Avi Zamir, directeur du personnel de l’armée, a quitté ses fonctions en envoyant un brûlot au chef d’état-major, le général Benny Gantz. Sous forme d’un appel à enrayer la radicalisation religieuse galopante au sein des forces armées, qui menace, écrivait-il, de détruire le modèle de « l’armée du peuple ».
Son rapport avait été précédé d’une étude du Dr Neri Horowitz. A force d’appliquer strictement le concept « d’intégration appropriée » (un code de conduite pour éviter pour la promiscuité entre religieux et femmes-soldats), ces dernières sont reléguées dans des postes subalternes, soulignait ce sociologue, qui évoquait une « extrême coercition religieuse ».
En apparence, l’institution militaire est une machine bien huilée. Sauf quand des prurits médiatisés révèlent qu’elle est traversée de forces antagonistes. Début septembre, quatre élèves-officiers ont été renvoyés de leur école pour avoir refusé d’écouter une chorale partiellement féminine. Tous étaient des « nationaux-religieux », comme 41 % de leurs condisciples.
Une âpre bataille entre laïques et religieux s’est déroulée en juin à propos de la prière prononcée lors des cérémonies funèbres. Des rabbins militaires avaient peu à peu remplacé la phrase « Puisse le peuple d’Israël se souvenir… » par « Puisse Dieu se souvenir… » Il a fallu l’autorité du chef d’état-major pour rendre au « peuple d’Israël », au moins provisoirement, sa prééminence.
La vieille stratégie de l’entrisme
Tsahal n’est pas au bord de la révolte, mais les images des rebelles du bataillon Shimshon, qui, en 2009, avaient manifesté devant le mur des Lamentations pour indiquer leur refus d’évacuer une colonie illégale, sont restées dans les mémoires. Comment en est-on arrivé là ?
Le professeur Levy explique qu’à la suite de différents conflits, l’armée a subi le contrecoup d’une perte de motivation au sein de la société : les jeunes étaient de plus en plus réticents à la perspective d’aller passer trois ans (deux ans pour les filles) sous les drapeaux.
La conscription reste de règle en Israël, mais elle s’accompagne d’une multitude de moyens pour y échapper y en particulier pour les religieux. Aujourd’hui, 25 % des jeunes (juifs) en âge de service militaire se débrouillent pour s’y soustraire, cette proportion atteignant 50 % pour les filles.
Une sorte de compromis historique a été conclu entre l’armée et les nationaux-religieux. La première avait besoin d’un nouveau « réservoir » de soldats, les seconds ont compris que leur méfiance vis-à-vis de l’institution militaire n’était plus de mise, sous peine d’être davantage marginalisés, et qu’ils pouvaient gagner des positions de pouvoir au sein de l’armée.
Ils ont recouru à la vieille stratégie de l’entrisme, les rabbins augmentant leur influence en essaimant dans les unités, jusqu’à former sur bien des sujets, une hiérarchie parallèle. Tsahal est aujourd’hui un bouillon de cultures.
Nationaux-religieux opposés aux ultraorthodoxes, laïques confrontés à l’irrésistible progression des religieux, femmes soumises à la volonté de ségrégation des rabbins, lesquels imposent un code de « modestie » contraignant.
A bien des égards, le glissement religieux de l’armée rejoint celui de la société israélienne dans son ensemble, de plus en plus dominée par la droite religieuse. Certains se rassurent en rappelant qu’il n’y a rien de commun entre Tel-Aviv l’hédoniste et la religiosité militante de Jérusalem.
Sauf que les politiques n’hésitent pas à jouer avec le feu : « Benyamin Netanyahou, souligne Mikhaïl Manekin, de l’ONG Breaking the Silence (Briser le silence), est passé maître dans l’art de dire à la communauté internationale : "Vous pouvez comprendre que, vu les partis qui me soutiennent et l’évolution de l’armée israélienne, je ne peux mettre un terme à la colonisation, ni évacuer les colons ! »
Laurent Zecchini