Tout d’abord je résumerai brièvement l’essentiel de l’article mentionné ci-dessus afin de formuler ce qui pour moi mérite un nouveau débat. L’un des constats avancés est que tant que le système capitaliste gérera les rapports économiques des sociétés, les avancées vers l’égalité entre hommes et femmes seront bloquées. Les féministes, leurs activités et leurs associations, ne sont, puisque soutenues par ce même système, perçues que comme des émanations du système capitaliste qui les opprime, des soldates au service de la droite, d’où leur impuissance à le modifier et à faire valoir leurs intérêts.
Le discours très théorique de cet article contient en filigrane des attaques contre le mouvement féministe, des interprétations fallacieuses des événements de l’actualité et nie le chemin parcouru. Avec Madame Badinter (de droite pourtant), Marco Spagnoli nous dit : vous faites fausse route ! Pourtant, peut-on ramener ainsi le féminisme à une question d’intérêts de classes et en évacuer sans plus de manière l’aspect domination de genre ? Peut-on ainsi faire du capitalisme le grand méchant loup responsable de tous les maux et se disculper en tant que militant-e de gauche de toute responsabilité dans la persistance des discriminations sexistes ?
Le texte très théorique laisse supposer qu’une révolution anticapitaliste, qui permettrait à l’égalité de faire un bond qualitatif, est la seule porte ouverte à de véritables progrès. Cependant, dans un même élan, l’auteur se défend d’une simplification hâtive et admet qu’il n’est plus à l’ordre du jour de penser qu’il « suffirait d’édifier le socialisme car le reste suivrait d’office y compris l’émancipation des femmes » ; son hypothèse reste que la résistance à l’égalité est une résistance de classe et non de genre. Mais alors quelle est la solution ? Et pourquoi les systèmes socialistes ou communistes, purifiés du spectre capitaliste, n’ont-ils pas abouti à une égalité de fait entre hommes et femmes ?
La voie cubaine et ses limites
Et c’est là que j’aimerais amener un éclairage non plus politico-économique, mais de genre. Dans cette optique, je partirai d’un exemple de système politique socialiste pur, Cuba, et essaierai de montrer pourquoi l’idéologie socialiste n’a pu construire la société idéale que tout le monde attendait, et pourquoi, selon moi, tout réduire à une question de classe est s’obstiner à reproduire les erreurs du passé.
La révolution cubaine, révolution de barbus s’il en est, comme jusqu’à présent toutes les révolutions liées à la lutte des classes, a été sanglante, violente, armée : quelle a été la place des femmes dans ce changement brutal de société ? Elles ont agi, dans l’ombre des hommes, ont pris les mêmes armes, ont suivi le même chef charismatique. Elles obéissent maintenant au même dictateur éclairé. Cette révolution s’est construite contre, contre le capitalisme, et surtout sans les femmes, et comme toutes les révolutions jusqu’à présent, dans le sang et la violence.
L’obsession [1] actuelle de la parité, qui fait tant sourire ou grincer, participe de ce souci de ne pas faire de la révolution féministe une révolution des femmes contre, contre les hommes. La parité dans tous les domaines est au centre des débats actuellement, parce qu’elle permet d’éviter le piège dans lequel les révolutions précédentes sont tombées : la soumission de la réalité à l’idée, la soumission de tous et toutes à l’idée d’un seul. Cette volonté de parité ne doit pas se comprendre comme volonté de prise de pouvoir des femmes (On pourra se passer d’une étude sur le « matriarcat », qui en effraie plus d’un, semble-t-il, non pas l’étude, mais le spectre des femmes au pouvoir), mais comme une volonté de partage du pouvoir, partage producteur d’une parole plurielle.
Une société basée sur l’écoute
La parole retrouvée des femmes (droit de vote, formation, éducation) a permis l’émergence de nouvelles exigences dans la lutte pour une société plus juste : l’exigence pacifiste, d’une part, (Le féminisme ne veut pas seulement construire une société pacifique mais obtenir les changements pacifiquement) et l’exigence d’une écoute des besoins de toutes et de tous, besoins qui s’expriment actuellement dans les revendications issues des multiples mouvements altermondialistes.
Certes, la construction d’une société basée sur l’écoute des besoins et non sur la réalisation d’un fantasme idéologique prend du temps ; le temps déjà de permettre à ceux et à celles à qui la parole, donc la pensée, a si longtemps été refusée, de retrouver ou de construire une rhétorique qui leur soit propre hors du champ de la rhétorique dominante. Dans cette optique, la lutte contre les discriminations de genre parcourt le même long chemin que celles de tous les autres groupes discriminés.
Si la marche vers l’égalité entre homme et femme est si lente, ce n’est pas seulement parce qu’elle se heurte aux intérêts capitalistes qui la récupèreraient et qui s’en nourriraient, (ou par manque sur le marché - démenti par la réalité - de femmes compétentes, manque qu’on expliquerait historiquement par l’accès tardif des femmes aux formations ad hoc ou par leur récente apparition sur la scène politique), mais parce qu’elle traîne dans son sillage la marche vers l’égalité de tous les groupes discriminés dont elle est solidaire.
Acceptons cette lenteur comme le signe d’un changement en profondeur d’une société qui remet en question le pouvoir dans toutes ses manifestations réductrices et destructrices (patriarcat et violence conjugale, capitalisme et précarité, idéologies de droite et même, bien souvent, de gauche, ainsi que lutte armée). Acceptons le flou théorique, l’absence de modèle à proposer, puisque le modèle à venir, en construction, passe par l’écoute d’une parole plurielle à inventer ou à redécouvrir, aussi par conséquent par la parole des femmes.
Nota bene
Vous aurez compris qu’en filigrane également, je réponds au message implicite de Marco. Sous son apport théorique, j’entends surtout son refus de la visibilité des femmes, de leur indépendance de pensée retrouvée au sein des associations, son refus de la parole des femmes, avec laquelle pourtant il faudra bien compter. Non, les féministes, hommes ou femmes, ne font pas fausse route, et les femmes féministes n’ont aucune envie de faire marche arrière et de servir à nouveau le café aux mâles révolutionnaires.
Note
1. Il convient de ne pas confondre, comme Marco Spagnoli le fait, l’intérêt des médias pour les élections, et la parité qui en était l’enjeu, et l’intérêt des féministes, qui ne se seraient mobilisées que parce qu’il y avait du pouvoir à prendre. La parité est un enjeu complémentaire, à mettre sur le même plan et non au-dessus des autres revendications féministes, mais moins chargé d’émotion pourtant que l’enjeu de la violence conjugale et de ses 40 victimes annuelles en Suisse, quarante femmes mortes sous les coups de leur compagnon, ami ou mari, meurtres que le système de domination masculine réduit d’une seule voix à l’émanation romantique de la passion amoureuse.
* Voir sur le site d’ESSF : Pour une économie politique des rapports sociaux de sexe